LE DÉSIR

NOTES ANTHROPOLOGIQUES

AU SERVICE DE LA FORMATION MONASTIQUE

(Conférence aux Chapitres Généraux, Octobre 2005)

 

Introduction

J’aimerais, une fois encore, apporter une contribution anthropologique dans le domaine de notre formation monastique. Ma réflexion sur ce sujet a été suscitée par le départ d'une demi-douzaine de jeunes moines durant les deux dernières années. Deux facteurs se retrouvent dans presque tous les cas : la découverte de l’amour humain incarné dans une femme concrète et la relativisation de tout ce qui avait été vécu auparavant. Comme si la découverte de l’amour humain avait rendu irréelle la recherche de Dieu vécue précédemment dans la vie monastique.

Il ne s’agit pas, bien sûr, de juger aujourd’hui de la vocation de ces jeunes ; il s’agit plutôt de nous interroger sur la formation que nous leur offrons. Voici quelques questions pertinentes que nous pourrions nous poser : sur quelles fondations humaines le gratte-ciel spirituel a-t-il été bâti ? Quel type d’anthropologie a été implicitement utilisé dans le processus de formation ? Sommes-nous convaincus que la grâce bâtit sur la nature ? Favorisons-nous des dichotomies, même si nous affirmons le contraire ? Pourquoi les jeunes moniales ne vivent-elles pas les mêmes expériences ? Les femmes sont-elles plus réalistes et les hommes plus charnels ? Étouffons-nous ce qui est instinctif pour favoriser le rationnel ? Mettons-nous en valeur le spirituel au détriment du corporel ? Continuons-nous à allégoriser les textes bibliques sur l’amour en les vidant de leur épaisseur humaine ? Nourrissons-nous le sens de l’appartenance communautaire ? Et nous pourrions continuer avec des questions similaires.

Mon intention n’est pas de répondre directement aux questions que je viens de poser, mais les paragraphes qui suivent voudraient cependant offrir quelques éléments de réponse. Le sujet traité pourrait être ainsi formulé : « Le désir : Notes anthropologiques au service de la formation monastique ». Je traiterai ce sujet de manière partielle et incomplète (il s’agit de simples « notes ») et mon approche sera principalement anthropologique, sans oublier cependant que l’anthropologie chrétienne ne trouve son sens propre et plénier que dans un contexte théologique.

Le texte suivant, tiré de l’Abrégé du Catéchisme de l’Église catholique (n°2), a inspiré mon propos et peut être utile comme point de départ :

En créant l’homme à son image, Dieu lui-même a inscrit dans son cœur le désir de le voir. Même si un tel désir est ignoré de l’homme, Dieu ne cesse d’attirer l’homme à lui pour qu’il vive et trouve en lui la plénitude de vérité et de bonheur qu’il ne cesse de chercher. Par nature et par vocation, l’homme est donc un être religieux, capable d’entrer en communion avec Dieu. Ce lien intime et vital avec Dieu confère à l’homme sa dignité fondamentale.

Ce texte du magistère situe le désir en lien intime avec l’image divine dans la créature humaine ; c’est ce désir primordial ou structurel qui meut la créature en quête de la plénitude du Créateur, qui fait d’elle un être religieux et lui donne aussi sa dignité.

Il est évident que ce texte du Catéchisme s’enracine dans la tradition augustinienne. Comment, en effet, ne pas rappeler ces mots célèbres du saint d’Hippone : Tu nous as faits pour Toi Seigneur, et notre cœur est sans repos jusqu’à ce qu’il repose en Toi (Saint Augustin, Confessions, I, 1, 1). La Règle de saint Benoît et les écrits de saint Grégoire le Grand furent les principaux vecteurs de la « spiritualité » augustinienne dans les monastères occidentaux durant le Moyen Age. C’est cette sève qui a nourri et fortifié notre propre tradition cistercienne ; Bernard de Clairvaux y puise les fondements de sa doctrine spirituelle.

La question du désir tient une place centrale dans l’anthropologie cistercienne. Le langage mystique de nos Pères exprime et manifeste l’expérience du desiderium. Cinq termes fondamentaux s’y réfèrent : affectus, amor, caritas, contemplatio et nuptiae. Saint Bernard utilise également divers synonymes dans ses Sermons sur le Cantique des Cantiques, comme : suspirare (soupirer, 59, 4), appetire (aspirer, 47, 5), sitire (être assoiffé, 7, 2), suspendere (être suspendu, impatient, 17, 2), clamitare (clamer, crier, 74, 7), se afflictare (se consumer, 31, 5), inhiare (aspirer, rester bouche bée d’avidité, comme un oisillon qui attend la nourriture de sa mère, 28, 13), flere (pleurer, 58, 11). La variété des ces expressions montre l’importance du sujet et c’est une raison supplémentaire pour l’aborder dans l’aujourd’hui de la vie de notre Ordre.

Voici maintenant l’itinéraire que suivra cette conférence. Nous commencerons par consulter la Révélation biblique pour montrer la place centrale qu’occupe le désir dans l’anthropologie judéo-chrétienne. Dans un deuxième temps, nous nous pencherons sur l’étymologie du mot désir, ses paradoxes et son omniprésence dans l’expérience humaine, plus spécialement dans les domaines de la sexualité, de la religion, de la psychologie et des cultures. Nous conclurons par quelques réflexions sur le lien entre le désir et la vertu théologale d’espérance. J’essaierai de proposer pour chaque étape quelques conclusions et de souligner certains aspects liés à la formation monastique.

1. Désir et image et ressemblance

Il y a, en anthropologie biblique, un terme dont l’importance est fondamentale pour comprendre l’expérience humaine du désir. Ce mot apparaît dès les premières pages de la Bible : Alors Yahvé Dieu modela l'homme avec la glaise du sol, il insuffla dans ses narines une haleine de vie et l'homme devint un nefesh vivant (Gn 2, 7)

Une simple consultation des dictionnaires et des études de théologie biblique de l’Ancien Testament montre que le mot nefesh apparaît 754 fois dans l’Écriture Sainte avec une très grande variété de signification : souffle, âme, vie, gorge, appétit, désir, être vivant, vie, personne. Pour notre propos, il nous suffit de savoir qu’il peut indiquer :

- Un organe physique et corporel qui permet de respirer ou d’avaler : la gorge, le cou (Is 51, 23 ; Ps 69, 2 ; Pr 3, 22 ; 25, 25), la bouche (Is 5, 14 ; Pr 28, 25) et même l’estomac (Is 29, 8 ; Pr 6, 30 ; Ps 107, 9).

- La fonction physiologique liée à ces organes : la respiration (Gn 35, 18 ; Lm 2, 12 ; Jb 11, 12), la soif (Ps 78, 18 ; Pr 16, 26), le désir de nourriture (Dt 23, 25 ; Pr 12, 10 ; Ps 106, 15).

 - Au sens figuré, la tension de l’envie ou du désir (1 S 20, 4 ; Pr 19, 2 ; Ps 105, 22).

Le mot nefesh peut être utilisé pour désigner l’homme vivant comme être de désir, structuré pour la relation avec l’autre/Autre afin de se réaliser lui-même. Dans ce sens-là, le texte de Genèse 2, 7 pourrait être librement traduit de la manière suivante : et l'homme devint un vivant désirant. Quand la bien-aimée du Cantique parle du bien-aimé comme de l’amour de son âme, elle dirait alors : le désiré de mes désirs ! (Ct 1, 7 ; 3, 1.4 ; cf. 5, 6 ; 6, 12). Nous lisons également dans le Psaume 130, 6 : mon âme (mon nefesh) attend le Seigneur plus qu’un veilleur ne guette l’aurore ; cela signifie : la structure de ma personne en tant qu’être désirant est orientée vers Dieu, plus que le veilleur qui guette l’aurore (Cf. Ps 42, 2.6.12 ; 43, 5).

Ces exemples montrent donc que le substantif nefesh peut être traduit parfois par âme ou vie ; il peut même l’être par un pronom personnel ; en effet, quand il est utilisé en lien avec des sentiments, il indique globalement le centre vital de la personne : sa capacité de ressentir, son but, sa manière de réagir ou également de décider (Jg 18, 25 ; 2 S 5, 8 ; 17, 8 ; Is 19, 10 ; 38, 35 ; Pr 11, 25 ; 14, 10 ; Jr 42, 21 ; etc.).

Saint Augustin assume cette doctrine biblique quand il affirme : le désir est le sein du cœur (Confessions X, 8). Quelques philosophes modernes se situent dans la même perspective et l’un d’entre eux n’a pas hésité à affirmer : le désir est l’essence de l’homme (Spinoza, Éthique IV, Proposition 18).

C’est à partir de ce désir primordial et structurel que nous, les êtres humains, nous vivons en désirant continuellement et en multipliant les désirs. Ceux-ci éveillent en nous toute une constellation de sentiments : nous vivons en désirant et en ressentant. Une réalité aussi fondamentale de notre vécu humain doit occuper une place privilégiée dans nos programmes de formation monastique. Le monastère sera école de charité dans la mesure où il sait éduquer les désirs et ordonner les affections.

2. Étymologie et sens

Un être humain se comporte véritablement comme tel quand il agit de manière « désirante », affective, volitive, consciente et intelligente. Le désir, l’affectivité, la volonté, la conscience et l’intelligence sont par conséquent les fonctions psychiques de base du comportement d’un être humain, homme ou femme. Le désir est une structure de base avant de se différencier en désirs de toutes sortes. Ce désir primordial est sous-jacent à notre affectivité et à notre volonté.

Que nous enseigne l’étymologie du mot désir au sujet de l’expérience à laquelle il se réfère ? Parmi les diverses étymologies possibles, retenons celle-ci : le mot « désir » vient du latin de-siderare, mot composé d’une particule privative (de) et d’un substantif (sidus, eris : astre), d’où le sens : être en manque d’un astre.

La culture chinoise nous enseigne quelque chose d’intéressant sur ce point. Le mot « espérance » (wang en chinois mandarin) s’écrit avec un idéogramme composé de deux parties. Dans la partie inférieure : un homme debout sur une plateforme, regardant vers le haut ; dans la partie supérieure : la lune décroissante. Ce qui signifie que l’espérance est symbolisée par un être humain qui attend et désire l’arrivée de la pleine lune. Ce même idéogramme est utilisé en japonais pour faire référence au désir (nozomi) et à l’action de désirer (nozomu).

Lorsque nous parlons de désir, nous parlons donc de manière métaphorique et nous nous référons à un mouvement vers quelque chose ou quelqu’un qui est absent et qui est en même temps perçu comme bon et attrayant. En détaillant un peu plus, on peut dire que le désir implique un sentiment d’absence, de recherche de ce qui est absent, de rétention de l’absent devenu présent et de nouveau, un sentiment d’absence provoqué par l’insatisfaction causée par le présent retenu. Bernard de Clairvaux résume ainsi cette expérience : Chez tous ceux qui usent de raison, il est naturel de désirer toujours ce qu’ils estiment le meilleur et le plus conforme à leurs vues, et de ne se contenter d’aucune chose si, à leur avis, on doit apprécier davantage une autre qui leur manque (Dil., 18).

Il y a une leçon importante pour le processus de maturation personnelle dans ce qui vient d’être dit. C’est seulement lorsque nous reconnaissons notre « faille » structurelle que le monde et les autres peuvent advenir dans leurs différences, avec tout ce qu’ils signifient et tout leur potentiel.

L’acceptation du manque et de l’absence, avec la solitude existentielle que cela implique et qui nous caractérise comme êtres humains, est un préalable incontournable pour pouvoir établir des relations avec autrui. En effet, c’est seulement quand nous nous reconnaissons comme des êtres en manque que l’autre peut advenir en tant qu’autre et devenir compagnon. Nous ne sommes le tout de personne et personne ne peut être notre tout. Ceci est une condition pour que puissent exister le couple, l’amitié, la fraternité, la communauté et la solidarité. Il y aura toujours une distance, une séparation et une différence constitutives. Même dans la communion la plus intime, tout est à la fois présence et absence.

Lorsque notre désir est configuré et limité par la séparation, la différence et l’absence, nous pouvons éviter une triple tentation :

- La fusion avec l’autre qui finit par anéantir l’amour : un risque assez commun dans le processus initial de formation monastique.

- La chosification de l’autre au service de soi-même : un risque possible chez certain(e)s supérieur(e)s manquant d’une maturité humaine suffisante.

- L’auto-élimination de soi-même au service de ce qu’on suppose être le désir de l’autre : risque courant chez les jeunes moniales en formation qui cherchent à plaire à leur formatrices.

3. Paradoxes et dimensions

Le désir est une réalité paradoxale omniprésente dans nos vies humaines. Il nous met en mouvement, en quête, à partir d’un manque ou d’une insatisfaction. Désirer, c’est se reconnaître incomplet, en manque, conscient que quelque chose fait défaut dont la possession procurerait satisfaction ou plaisir. Conséquence importante : le désir éveille des sentiments ; lorsque l’affectivité est activée, le désir est sous-jacent.

3.1 Paradoxes

Quelqu’un a affirmé que le désir provoque dans nos vies mal-être ou anxiété et que cette expérience se trouve être à la base de toute activité humaine. Mais un autre a répondu : si nous n’avions rien à désirer, nous serions heureusement malheureux. Nombreux sont ces paradoxes du désir qui sont devenus des sentences ou des dictons populaires, par exemple :

- Ne cherche pas à ce que les choses soient comme tu le désires, mais désire qu’elles soient comme elles sont.

- Si tu réalisais la moitié de tes désirs, tes inquiétudes redoubleraient.

- Plus tu désires, plus il te manque.

- Un désir impatient est plus stimulant qu’un rassasiement de plaisir.

- Nous jouissons doublement d’un bonheur qui fut difficile à obtenir.

- Le désir diminue quand abondent les occasions et les réussites faciles.

- Beaucoup se change en peu quand on désire un peu plus.

L’échec éventuel nous angoisse : nous pouvons en effet échouer et ne pas atteindre ce que nous projetons. Mais le contraire aussi peut se produire. Entre notre désir et sa réalisation, il y a cependant une grande distance : nos réalisations sont généralement médiocres si nous les comparons à nos espérances. Rien ne peut nous combler en plénitude, la satiété est fugace, le désir nous laisse en deçà de ce qui est désiré et ne rassasie pas notre faim : un million de baisers n’éteignent pas le désir d’embrasser ! Seuls l’infini et l’éternité peuvent rassasier le désir.

Si la finalité du désir n’était qu’une pénible insatiabilité, le monde et les êtres humains n’auraient aucun sens : nous serions absurdes. C’est pour cela que nous devons toujours nous souvenir que le désir nous rend capable de devenir des êtres d’espérance. L’attente et l’espérance sont des expériences radicalement humaines : je suis vivant lorsque j’attends avec espérance. Le désir ne nous expose donc pas seulement à l’angoisse mais aussi et surtout à l’espérance.

Le désir nous invite à sortir de nous-mêmes, il nous met en contact et en relation avec les autres. Il est certes expérience de finitude et de limite, mais aussi possibilité d’être plus et d’être meilleur. En nous mettant en relation avec les autres, le désir nous établit comme sujets : le regard de l’autre éveille mon propre regard. L’attention portée à nos propres désirs nous permet aussi de nous connaître nous-mêmes et de dire qui nous sommes. Voilà une tâche fondamentale du processus de formation, surtout durant l’étape initiale : connais ce que tu désires et qui tu désires, et tu sauras qui tu es.

Le désir nous met donc en mouvement, à la recherche de quelque chose ou de quelqu’un qui nous manque : il est tension vers quelque chose de plus. Mais ce « plus », nous ne pouvons finalement le recevoir que comme un don, un cadeau. C’est pour cela que le désir est également espace, ouverture, réceptivité par rapport au don et, surtout, par rapport à celui qui donne.

Parmi les paradoxes du désir, il faut aussi reconnaître qu’il peut être bon ou néfaste : le désir peut se dévoyer. Le verbe désirer (hamad) est utilisé en Genèse 2, 9 sous une forme positive : Yahvé Dieu fit pousser du sol toute espèce d'arbres séduisants à voir et bons à manger. Mais au chapitre suivant, le même verbe est utilisé pour parler du désir à partir duquel naît le péché : La femme vit que l'arbre était bon à manger et séduisant à voir… (Gn 3, 6). Nous trouvons cependant dans le Cantique des Cantiques une référence à cette situation avant le péché, quand la sexualité était encore source de plaisir, de joie et de bonheur en Dieu : Comme le pommier parmi les arbres d'un verger, ainsi mon bien-aimé parmi les jeunes hommes. A son ombre désirée je me suis assise, et son fruit est doux à mon palais (Ct 2, 3).

L’apôtre Paul est tranchant au sujet de cette ambivalence du désir : Laissez-vous mener par l'Esprit et vous ne risquerez pas de satisfaire les désirs de la chair. Car la chair convoite contre l'esprit et l'esprit contre la chair ; il y a entre eux antagonisme, si bien que vous ne faites pas ce que vous voudriez (Ga 5, 16-17).

Toute personne, homme ou femme, qui a entrepris, sous la motion de l’Esprit, de suivre le Christ, devra pratiquer une ascèse du désir afin de l’orienter vers le bien en évitant le mal. Il s’agit d’une ascèse prioritaire durant les années de formation initiale, mais dont l’importance est permanente et continuelle, c’est-à-dire nécessaire tout au long de la vie.

3.2 Dimensions

Le désir primordial qui structure l’être humain est source de tout un ensemble multiforme d’aspirations, d’envies, de souhaits, de zèles, d’appétits, d’ambitions, de lubies, de caprices, etc., qui prennent forme tout au long de nos vies. Ce qui donne lieu à une typographie extrêmement variée du désir, en lien intime avec les vicissitudes (gratifications, fantaisies, relations) de la biographie personnelle de chacun.

Mais il peut arriver, et cela arrive, que les objets authentiques du désir soient refoulés et, par conséquent, ignorés ; les rêves sont un canal utilisé par les désirs ignorés pour remonter à la surface. Plus le champ des désirs ignorés et refoulés est étendu, moins la vie est authentique : on ne sait plus ce que l’on veut ! On confond les velléités avec la volonté et les caprices avec le désir. Et l’on peut alors s’engager sur des chemins totalement erronés et finir avec toutes sortes de vocations frustrées.

L’ignorance ou l’incompatibilité de nos désirs peuvent également paralyser notre vie ou provoquer un conflit insurmontable entre eux ; voilà peut-être l’une des causes les plus communes de nos « névroses », temporaires ou permanentes. Mais, d’un autre côté, les désirs dispersés et sans objet concret sont habituellement causes d’anxiétés et de malaises diffus.

La radicalité de la structure du désir et l’infinie variété des objets qui semblent le satisfaire font que le désir est présent dans pratiquement toutes les dimensions de notre vie. Il est important d’y voir clair afin de pouvoir choisir et renoncer, mettre de l’ordre et vivre de manière intègre et harmonieuse. Voyons, de manière synthétique, comment le désir se manifeste dans quelques dimensions de l’existence humaine.

- Dimension biologique : appétit, attraction et union sexuelle.

         - Dimension affective : tendresse, affection, passion, romances.

- Dimension ludique : humour, plaisanteries, sport.

- Dimension pragmatique : labeur, service.

- Dimension interpersonnelle : paternité, maternité, fraternité, amitié, sociabilité.

- Dimension hiérarchique : autorité, politique.

- Dimension possessive : propriété, commerce.

- Dimension intellectuelle : recherche, information, découvertes.

- Dimension esthétique : beauté, art.

- Dimension altruiste : gratuité, bienfaisance, sacrifice.

- Dimension religieuse : absolu, infini, au-delà, Dieu.

Le désir est donc une structure de base de l’être humain, liée à une carence et/ou à une absence. Il s’ouvre, comme nous venons de le voir, sur un éventail important de dimensions et d’expériences interdépendantes ; certaines de ces dimensions ou expériences sont plus communes que d’autres, et parmi celles-ci, les deux suivantes :

- Le désir est d’abord présent dans le domaine de notre vie sexuelle et affective. C’est là qu’il trouve son origine et son champ d’action le plus vaste. La sexualité est la dimension de nos vies qui offre la plus grande promesse de parvenir à une union qui dépasse les limites de la différence, de l’absence et de la distance. L’affectivité, c’est évident, alimente et vivifie une grande variété de relations interpersonnelles, comme la paternité et la maternité, la fraternité et l’amitié.

- Mais c’est peut-être le domaine du religieux qui offre le plus de possibilités de satisfaction aux aspirations et aux désirs les plus profonds. Le désir trouve en effet dans la religion amour, protection, survie, transcendance et transformation. Les moines et les moniales sont, dans toutes les grandes religions, des personnes qui ont un irrésistible désir de Dieu. Dieu est pour eux attrayant et fascinant et cela, de manière prioritaire ; c’est sur cette base qu’une vocation monastique, chrétienne et évangélique, peut s’appuyer.

4. Désir, sexualité et religion

Nous avons déjà fait référence à la source originelle du désir humain : le fait d’être créés à l’image de Dieu. La psychologie des profondeurs nous enseigne que l’origine existentielle du désir réside dans le fait de naître en nous séparant de notre mère. A partir de cette double origine, le désir tend vers une double fin : la plénitude dans la communion béatifiante avec Dieu (fin divine) et la complémentarité dans l’union joyeuse avec l’autre (fin interpersonnelle).

Nous pouvons appeler le désir spirituel, dont la fin est la communion avec Dieu, désir ardent et béatifiant. Quant au désir corporel et affectif, dont la fin est la relation interpersonnelle, hétérosexuée ou non, nous pouvons le nommer : appétit sexuel et éros personnel. En utilisant cette terminologie, nous pouvons dire que le sexe est un désir biologique, l’éros un désir personnalisé et le désir ardent un désir divinisé.

Or, si l’appétit sexuel rassasié est cause de plaisir et si l’éros interpersonnel procure de la joie, seul le désir ardent et béatifiant ouvre sur un bonheur incommensurable.

Le tableau ci-dessous donne une vision plus claire et plus synthétique des affirmations précédentes.

 

Deux dimensions fondamentales du désir humain

 

 

Religieuse

Corporelle et affective

Origine

- Création à l’image et à la ressemblance du Créateur

- Séparation du sein maternel au moment de la naissance

Nom

- Désir ardent et béatifiant

- Appétit ou désir sexuel (sexe)

- Éros personnel (affectivité)

Fin

- Communion avec Dieu

- Union complémentaire avec l’autre

Effet

Bonheur

- Plaisir (sexuel)

- Joie (affective)

 

 

 

 

 

 

 

4.1 Désir et sexualité

L’éros personnel et l’appétit sexuel ont en commun d’être deux forces nous permettant de sortir de nous-mêmes et de déraciner l’égoïsme ancré en nous. Mais l’éros et le sexe sont cependant différents. Il est important de voir clairement ce qui les différencie :

- Le sexe produit tension et détente corporelles, l’éros personnalise et donne sens à cette expérience en l’éclairant et en l’orientant.

- L’éros favorise l’intimité entre les personnes alors que le sexe rend seulement possible une relation entre deux corps.

- Le sexe sans éros est limité à son propre corps alors que l’éros, même sans sexe, est dirigé vers l’autre.

- L’acte sexuel est le symbole le plus puissant de la relation entre deux personnes et l’éros est l’intimité dans la relation.

- L’éros va beaucoup plus loin que le sexe : si le sexe est le seuil, l’éros est la traversée.

L’éros, en tant que désir de communion avec la personne aimée, de plénitude et de joie interpersonnelle, permet de se sentir comblé et d’offrir de cette plénitude. Vu sous cet angle, l’éros est à la fois attirant et redoutable : attirant par sa promesse de plénitude ; redoutable car il suppose la diminution des contrôles ou même l’abandon de tout contrôle. L’intimité affective éveille l’éros, ce qui est attirant, mais en même temps, l’intimité à laquelle nous invite l’éros demande de diminuer davantage encore les contrôles et cela fait peur. Souvent, ceux qui ont fait le choix du célibat et de la virginité ne savent pas où placer la frontière qui leur permet de rester fidèles à leurs choix. L’éros dans la relation entre un homme et une femme suit habituellement cette dynamique :

- Un sentiment agréable provoqué par le fait d’être ensemble.

- Un élan créant une intimité et diminuant la distance séparatrice.

- Se taire afin de pouvoir « con-tacter » et sentir.

- Une joie qui, laissée à ses propres forces, peut s’emballer à la recherche du plaisir.

Le renoncement et le contrôle de soi qu’implique le choix de la virginité et du célibat ne doivent pas nous empêcher, hommes et femmes, de savoir passer ensemble des moments agréables. Ceux qui ne savent pas vivre dans l’action de grâce de tels moments sains et chaleureux compensent habituellement par l’imagination ce dont ils se privent eux-mêmes ou qu’ils refoulent.

La culture occidentale, qui est en train d’envahir les autres cultures, a asservi l’éros sous le joug du sexe. Il est vrai que nous ne sommes plus sous la tyrannie de la révolution sexuelle de la fin des années 60 ; à cette époque, nous sommes passés du plaisir interdit au plaisir obligatoire ; le sexe est alors devenu contrainte et l’orgasme prescrit, indispensable et obligé, a imposé sa dictature. La majorité de nos sociétés vivent aujourd’hui une sexualité détachée de la norme et qui se réduit souvent à un jeu aux dépens des personnes. Les jeunes de nos communautés, hommes et femmes, sont issus de cette société et de cette culture.

D’un autre côté, certaines spiritualités désincarnées et certains surnaturalismes qui ne s’appuient pas sur la nature, ont provoqué les mêmes effets que la révolution sexuelle : la mort de l’éros, c’est-à-dire du désir interpersonnel. Hommes et femmes de piété, nous prétendons en effet soumettre la chair et finissons par la tuer et par tuer avec elle l’affect, l’appétit et l’éros…

Peut-être faudra-t-il proclamer et programmer une nouvelle révolution afin de rendre à l’éros interpersonnel tout son charme et toute son ouverture vers l’absolu et le transcendant. La « révolution érotique » n’est pas une revendication de l’érotisme en tant que déguisement de la génitalité mais une promotion de l’éros afin d’humaniser et de sublimer notre sexe.

4.2 Désir et religion

La religion est, nous le savons, la source de satisfaction des désirs humains les plus fondamentaux. Le langage divin est le langage des sentiments profonds, enracinés dans les désirs de base du cœur humain. C’est là que réside la source de la conversion, de la foi, de la justice et de l’amour. L’Écriture nous en donne de nombreux exemples : Tu m'as séduit, Yahvé, et je me suis laissé séduire (Jr 20, 7) ; Tu me sondes et me connais (Ps 138) ; Notre coeur n'était-il pas tout brûlant (Lc 24, 32). Par ce langage, Dieu séduit nos cœurs afin de les ouvrir à Jésus Christ et à sa Bonne Nouvelle. La séduction de Dieu est libératrice et demande de notre part une réponse libre.

Dans ce contexte, nous pouvons nous demander : le désir ardent de Dieu s’appuie-t-il sur la base du désir/appétit sexuel ? Ou, en d’autres mots : existe-t-il une continuité entre la dimension biologique du désir et sa dimension religieuse ?

Beaucoup de psychologues n’hésitent pas à donner une réponse affirmative à cette question. Quelques théologiens ont des doutes arguant du fait qu’il y a un saut qualitatif entre la nature et la grâce. D’autres théologiens, sans nier pour autant la gratuité de la grâce divine, affirment qu’il y a une continuité entre la personne humaine – corps et âme à l’image de Dieu – et l’union avec Dieu. Ils affirment, avec les théologiens médiévaux, que l’être humain est capax Dei, que la grâce ne détruit pas la nature, qu’elle la suppose plutôt et la perfectionne !

Pour saint Bernard, il n’existe pas chez l’être humain de « désir spécifique » qui l’orienterait vers Dieu. C’est la seule force humaine du désir, basée sur l’appétit biologique orienté par le libre arbitre, qui l’entraîne à chercher et rencontrer Dieu. Dans ses Sermons sur le Cantique des Cantiques, l’utilisation du symbolisme érotique et sexuel renvoie au désir de l’âme sainte qui cherche Dieu et veut s’unir avec Lui. L’appétit et l’éros sont au service de la charité.

Quoiqu’il en soit, au-delà du débat théologique, il est clair que sans le désir ou éros personnel, la recherche de Dieu se transforme en quelque chose d’artificiel, de mental, d’inconsistant et de vide qui s’écroule comme un château de cartes quand apparaît une relation concrète, une personne qui touche notre cœur et notre être le plus profond. Je pense que, sur ce point, nous, les hommes, nous sommes plus vulnérables que les femmes, dans la mesure où nous sommes plus théoriques et plus enclins à l’abstraction.

Nous avons déjà souligné depuis le début que le désir de Dieu est constitutif de la nature humaine. Il y a, chez tous les êtres humains, une capacité innée de Dieu, une orientation vers Lui qui précède tout choix. Voilà la signification de la création de l’être humain à l’image de Dieu.

Quelques auteurs médiévaux, surtout cisterciens, s’éloignent tant soit peu de la tradition augustinienne sur un point pratique très concret. L’augustinisme semble tracer une frontière nette entre « l’homme extérieur » et « l’homme intérieur », entre la chair (la sexualité) et l’esprit, la première étant cause de perdition et le second principe de salut. Il peut en résulter une spiritualité dichotomique sans fondement véritable dans les profondeurs de l’être humain.

Plusieurs Pères repoussent la frontière et font gagner du terrain à la chair. L’éros et l’affect spontané, enracinés dans la sexualité, sont appelés à jouer un rôle important dans la recherche de Dieu. Écoutons Guillaume de Saint-Thierry dans son Commentaire sur le Cantique des Cantiques :

À cet effet, au moment de livrer aux hommes le Cantique de l'amour spirituel, l'Esprit Saint en habilla l'intrigue, au-dedans toute spirituelle et divine, d'images empruntées à l'amour charnel. Seul l'amour comprend à fond les choses divines. Charnel, mais appelé à rejoindre le spirituel et à se voir transformé en lui, l'amour saisira vite un objet de même nature que lui. Dans l'impossibilité pour l'amour vrai, avide de vérité, de s'attacher et de s'arrêter longtemps à des images, plus vite encore, par le chemin connu de lui, il atteindra le but évoqué en imagination. Même devenu homme spirituel, les délices de l'amour charnel, que son union au corps lie à sa nature et fait siennes, une fois enchaînées par l'Esprit Saint, il les agrégera au service de l'amour spirituel. Voilà pourquoi, bondissant, pour ainsi dire, hors d'une cachette, sans la moindre retenue, sans déclarer ni son nom, ni son origine, ni son interlocuteur, une inconnue s'écrie dans le texte : « Qu'il me baise d'un baiser de sa bouche » (Exp. Cant., 24).

Guillaume se situe dans ce grand courant spirituel qui propose de rechercher le visage du Seigneur en partant de ce que nous sommes par création pour finir en ce que nous pouvons être par grâce.

Je suis conscient que cette doctrine ou pratique peut comporter des risques et être source de crainte : les frontières sont moins précises et le monde intérieur plus complexe. De plus, certains points d’interrogation demeurent : jusqu’où peut-on descendre pour prendre appui de manière ferme en soi-même et remonter avec assurance et puissance jusqu’au monde de l’esprit ?

Le problème fondamental, pour les médiévaux comme pour nous, est le suivant : comment transformer l’éros en charité ? La solution de ce problème est sans doute différente pour l’homme et pour la femme. Cette dernière pourrait abusivement érotiser l’amour de charité alors que nous, les hommes, nous pourrions le « génitaliser » ou ne pas savoir quoi faire des résonances charnelles qui peuvent apparaître occasionnellement.

La transformation de l’éros interpersonnel en désir spirituel n’est pas facile, mais elle est possible. Cela demande, avant tout, d’assumer consciemment et paisiblement sa propre sexualité en partant des appétits génitaux. De centrer ensuite son expérience sur l’éros, compris comme désir de plénitude, de communion interpersonnelle et de joie dans cette communion. De laisser finalement l’éros transcender toute adhésion définitive à quelque créature que ce soit, afin de le convertir en désir ardent d’union et de bonheur en Dieu.

L’alternance entre présence et absence, et entre consolation et désolation, joue un rôle très important dans la purification de l’éros et dans sa transformation en désir de Dieu.

C’est dans ce contexte que nous devrions, au cours de la formation, situer et développer la dévotion cistercienne à l’humanité de Jésus Christ et la contemplation des « mystères » de sa vie publique qui nous entraîne à sa suite et à la communion avec sa personne divine et glorieuse. Nous devons également actualiser la spiritualité sponsale, comprise comme « don réciproque dans une communion féconde », spiritualité qui présente d’indubitables richesses ; et si elle n’est pas exempte de difficultés, celles-ci peuvent être corrigées par une pédagogie adaptée. Combien plus équilibrés, comblés et heureux serions-nous si, dans nos vies, ces paroles de l’ascète Jean Climaque devenaient réalité : Bienheureux celui qui a obtenu un désir [éros] de Dieu semblable à celui d’un amant passionné pour celle qu’il aime ! (Échelle, 30, 11).

 

5. Désir et psychologie humaniste

La psychologie contemporaine de tendance humaniste nous parle de « potentiel humain ». Cette expression signifie que l’être humain possède une capacité naturelle de se développer et d’atteindre un fonctionnement pleinement personnel. La doctrine sur les besoins ou tendances humaines se situe dans ce contexte ; nous la complèterons avec la réalité anthropologique du désir.

Le besoin a la particularité de nous enfermer dans le présent et en nous-mêmes ; le désir, au contraire, nous ouvre et nous projette vers l’avenir et vers les autres. Les besoins peuvent être facilement satisfaits : quand l’objet adéquat est atteint, la tension déclenchée dans l’organisme est éliminée (l’eau apaise la soif). Mais aucun objet présent ne peut satisfaire pleinement le désir, car en dernier ressort, le désir renvoie à un passé et à un avenir auxquels aucun présent ne peut apporter de réponse définitive et précise.

Or, les besoins comme les désirs sont des « tendances » vers la satisfaction ; leur but est de sortir d’un état de manque ou de privation physique, psychique ou spirituelle. Il est facile de se rendre compte que cette tendance vers la satisfaction joue un rôle primordial dans toute théorie ou pratique sur la motivation humaine.

Essayons de résumer et de classer ces tendances (besoins et désirs) en trois groupes :

- Biologiques : air/respiration, eau/soif, nourriture/alimentation, sommeil/repos, sexe/accouplement/reproduction, maison/habitation/vêtement…

- Psychologiques : sécurité/protection, amour/appartenance, estime de soi/estime des autres, coexistence/association…

- Spirituelles : beauté, bonté, vérité, justice, ordre, plénitude, sens, liberté, perfection, religion, spiritualité, mystique…

Il est facile de remarquer que les tendances appelées biologiques sont des besoins plus que des désirs alors que les tendances psychologiques et spirituelles sont de l’ordre des désirs.

Ces tendances – besoins et désirs – ne se présentent pas toutes en même temps ni avec la même urgence. Il y a entre elles une certaine hiérarchie. Généralement, chacun des différents niveaux se fait ressentir quand le niveau précédent a été satisfait. La situation concrète d’une société ou d’un groupe peut évidemment faciliter ou empêcher la satisfaction des besoins, les multiplier ou les confondre avec les désirs.

L’expérience montre que l’on n’accède que très difficilement à la satisfaction des désirs spirituels quand on souffre d’une grave carence dans les besoins biologiques ou les désirs psychologiques. Celui qui souffre de sommeil peut difficilement s’adonner à une recherche fructueuse du sens de la Parole de Dieu. De même, une mauvaise estime de soi entrave la liberté personnelle et ne permet pas d’apprécier ce qui est bon.

Tous ces principes ont une incidence pratique dans le domaine de la formation monastique. Dans la plupart de nos monastères, les besoins biologiques de chacun sont couverts. Mais je ne suis pas sûr qu’on puisse dire la même chose des désirs psychologiques qui servent souvent de support aux désirs spirituels. Il faudrait aussi nous demander si nos communautés sont expertes dans l’art du développement des désirs spirituels ouverts à l’expérience mystique de la communion avec Dieu, et si tout y est ordonné à cette fin.

6. Désir et culture capitaliste

Les grandes cultures humaines se sont situées et se situent de manière différente face à la réalité du désir. La culture orientale tend à la libération du désir ; certains courants bouddhistes considèrent que celui qui s’en libère se libère du « moi » et atteint une entière liberté ; un des noms du nirvana est précisément « anéantissement de la soif » (tanhakkhaya) : une fois la soif du désir extirpée, tout malheur et toutes souffrances cessent.

La culture grecque classique enseigne le contrôle des désirs. Aristote fait l’éloge de Platon pour avoir affirmé que l’éducation consiste à enseigner à désirer ce qui est désirable. Nous retrouvons cette doctrine chez saint Thomas d’Aquin quand il commente le Notre Père dans sa Somme Théologique : La prière est comme l'interprète de notre désir devant Dieu. Nous ne lui demandons à bon droit que ce que nous pouvons désirer de même. Or la prière du Seigneur non seulement demande tout ce que nous sommes en droit de désirer, mais elle le fait dans l'ordre même ou l'on doit le désirer ; si bien qu'elle ne nous enseigne pas seulement à demander, mais à régler tous nos sentiments (informativa totius nostri affectus) (II-II, 83, 9).

Comme nous venons de le voir, la culture médiévale occidentale, imprégnée de christianisme, met le désir au service de la recherche de Dieu ; nous pouvons même aller jusqu’à penser que certains commentaires du Cantique des Cantiques étaient des instruments pédagogiques pour aider à la transformation du désir. La culture occidentale nord-atlantique contemporaine, au contraire, modèle les désirs au service du commerce et de l’économie. Voyons brièvement ce dernier point.

Le système économique capitaliste est en train de s’imposer au monde actuel parce qu’il est devenu capable de produire, à l’échelle mondiale, une « culture » générant une anthropologie de masses avec un système de valeurs et des besoins qui correspondent au modèle économique proposé.

Afin d’atteindre son objectif, le capitalisme traite les désirs de manière particulière : il les confond délibérément avec les besoins et essaie ensuite de les modeler en leur donnant une forme particulière. Or, nous avons vu que les besoins peuvent être assouvis et sont liés au domaine social ; les désirs profonds, quant à eux, ne peuvent être assouvis et sont liés à l’intériorité et à l’être profond et original.

Les théories capitalistes sont pensées en termes de satisfaction des besoins/désirs. Il ne s’agit pas d’abord de la satisfaction des besoins et désirs de gains des entrepreneurs, mais de la satisfaction des besoins et désirs des consommateurs. Les gains sont la conséquence de la satisfaction des besoins/désirs du client consommateur.

Il s’agit non seulement de satisfaire mais aussi de manipuler et de créer des besoins/désirs. Et, comme les besoins sont innombrables et le désir illimité, la possibilité de gains est elle-même infinie. Le capitalisme n’éduque pas les désirs : il les confond avec les besoins, les produit, les reproduit et les modèle de manière artificielle. Le consommateur (celui qui détient le pouvoir d’acquérir) assume et consomme ce qu’il désire et ce qu’il ne désire pas mais dont il croit fermement avoir besoin.

Dans le monde capitaliste, les moyens de communication sont régis par la loi du bénéfice économique maximum. Les médias, même s’ils se proclament « indépendants », ne sont pas neutres : ils sont alliés au monde politique et économique. Les bénéfices proviennent de la publicité. La valeur du téléspectateur, de l’auditeur ou du lecteur est calculée selon le temps quotidien qu’il passe devant la télévision, le poste de radio ou dans la lecture des journaux et revues. Le propriétaire des médias vend à l’annonceur un nombre de lecteurs, d’auditeurs et de téléspectateurs et un nombre d’heures consommées ; en d’autres termes, il vend de l’audience. C’est pour cela que le but de la programmation est d’attirer l’audience la plus grande possible durant le temps le plus long possible. Les médias, surtout la télévision, sont organisés de manière à maintenir le téléspectateur ou l’auditeur collé à l’écran ou au haut-parleur par le biais d’excitations du désir bien programmées. Et les besoins/désirs, manipulés dans ce but, se changent ainsi en bénéfices économiques.

L’éducation de nos désirs, en contexte monastique, ne peut ignorer cette manipulation des désirs. Un discernement est nécessaire afin de pouvoir faire des choix libres et justes. D’un autre côté, le passage du travail manuel au travail commercial dans beaucoup de nos monastères, nous oblige à entrer, d’une manière ou d’une autre, dans cette manipulation capitaliste et publicitaire des désirs. De manipulés, nous pouvons devenir manipulateur. La frontière entre l’économique et l’apostolique ou entre le lucratif et le pastoral, n’est pas facile à établir. L’éthique commerciale monastique ne peut pas s’aligner sur l’éthique commerciale séculière. Voilà matière à réflexion avec ceux et celles qui l’ont déjà fait : nous devons éviter les ambiguïtés qui peuvent miner les bases des projets de formation et la communication du charisme monastique aux jeunes générations. Comment enseigner la prière du Notre Père comme mise en ordre de nos désirs et de nos sentiments si, en même temps, nous coopérons à la manipulation de ceux-ci ?

7. Désir et espérance chrétienne

La vertu d’espérance correspond au désir de bonheur que Dieu, en nous créant, a déposé dans nos cœurs. Cette espérance dilate le cœur dans l’attente de la béatitude éternelle. Saint Augustin l’exprime de cette manière : La vie tout entière d'un bon chrétien n'est qu'un saint désir continuel. Sans doute, ce que tu désires, tu ne le vois pas ; désire-le néanmoins, et par là tu te rendras capable d'être entièrement satisfait, lorsque viendra le moment de le voir (In Io. Ep. IV, 6).

Ce désir et cette espérance ouverts sur l’eschatologie doivent être la force la plus puissante qui nous permet de persévérer dans la fidélité. L’espérance n’est pas une évasion du monde ou une projection vers l’au-delà ; c’est plutôt un engagement temporel et terrestre sur des bases célestes et éternelles. L’Église chemine sur terre et œuvre ici-bas comme citoyenne contemplative du ciel. En définitive, si nous peinons et combattons, c'est que nous avons mis notre espérance dans le Dieu vivant (1 Tm 4, 10).

La source de notre espérance est la présence de Jésus Christ au cœur de l’Église et du monde. Cette présence nous pousse à désirer en gémissant la manifestation glorieuse du Seigneur et à travailler ardemment à un monde meilleur.

Il est certain qu’une des caractéristiques de la vie monastique est précisément à la fois l’ouverture eschatologique et le réalisme terrestre basé sur le désir et l’espérance. L’histoire séculaire du monachisme rend témoignage à cette double réalité : désir ardent de Dieu et du ciel enraciné dans des réalisations culturelles remarquables et créatives.

Aujourd’hui dans le monde nord-occidental, quelques-unes de nos communautés sont éprouvées dans leur espérance. Le vieillissement progressif, le manque de vocations, la diminution des membres, la pauvreté en personnes compétentes et l’avenir incertain sont sans aucun doute une épreuve difficile à traverser. Mais c’est aussi une occasion et une chance. Occasion de vivre une vie monastique évangélique transparente, dépouillée d’attachements qui n’ont plus de signification, libre et souple dans son rythme quotidien, familiale dans son économie et ses bâtiments, centrée avant tout sur la recherche de Dieu et la rencontre du Seigneur dans la communion et la charité.

Pour que cela soit possible, les raccommodages et les reprises ne suffisent pas : il faut désirer une vie monastique nouvelle, un ciel nouveau et une terre nouvelle, où un homme nouveau et une femme nouvelle pourront naître de nouveau. Il faut faire le choix de l’impossible, du plus difficile, du plus utopique. Il faut être capable de dire : « déjà là, mais pas encore ». Il faut devenir des accoucheurs d’espérance et témoigner : la louve allaitera les agneaux, la guerre ne sera plus qu’un mot qu’il faudra rechercher dans de vieux dictionnaires et les armes des pièces de musée, la parole engagée vaudra plus que mille documents signés devant notaire, le pouvoir sera délaissé par tous afin de se mettre au service d’autrui, les sourds composeront des symphonies, toutes les villes seront pavées de vertes pelouses, les déserts seront habités de la présence divine et les moines et les moniales seront levain de communion là où quelques vestiges de discorde subsisteront.

Et nous osons penser, toujours dans cette ambiance utopique, qu’une vie monastique ainsi renouvelée pourrait devenir attrayante pour les jeunes d’aujourd’hui qui, comme ceux d’hier, cherchent Dieu. Et nous pouvons être sûrs que cette vie monastique serait le meilleur moyen de communiquer le charisme de nos Pères aux générations nouvelles.

De toute manière, si rien de tout cela n’arrive, si malgré notre désir de vivre, nous restons seuls et devons affronter la mort, nous pouvons croire que tous se souviendront de nous avec reconnaissance, que personne n’oubliera que nous avons été, en cette vie, des pèlerins pleins d’espérance qui savaient chanter le ciel pendant qu’ils édifiaient la communauté monastique terrestre.

Notre pèlerinage monastique est nourri de la « prière de désir » qui nous permet de persévérer dans le désert et la nuit. Cette simple vie de prière est un cri d’espérance dans un monde qui cherche à donner un sens à son existence. Fasse Dieu que nous puissions tous élever nos regards et unir nos voix en chantant : O véritable midi, plénitude d'ardeur et de lumière, immobilité du soleil, extermination des ombres, assèchement des marais, expulsion des miasmes ! O solstice éternel où le jour sera sans déclin ! O lumière du midi, tiédeur printanière, charme de l'été, fécondité de l'automne, et, pour ne rien omettre, repos et loisir de l'hiver ! (Saint Bernard, Sermons sur le Cantique, 33, 6).

Bernardo Olivera

Rome, 15 août 2005.