(Conférence aux Chapitres Généraux,
octobre 2005)
Le but que je me propose dans cette conférence est de reprendre un sujet
qui a déjà été étudié lors des précédents Chapitres Généraux : les communautés
précaires ou affaiblies. Mais je désirerais le faire depuis une perspective
différente en nous demandant concrètement comment ces communautés sont appelées
à rendre témoignage à Dieu dans la situation actuelle de l’Église et du monde.
Il n’est pas nécessaire de rappeler de nouveau les caractéristiques qui
distinguent ces communautés. A chacune de juger si mes paroles font référence
à sa situation ou non, si elles peuvent lui être utiles et l’aider à grandir
dans l’espérance.
Dans un premier temps, nous essaierons très brièvement d’identifier les
causes de la précarité actuelle de la vie consacrée. Nous nous demanderons ensuite
de quel visage de Dieu nous voulons témoigner, puis aborderons la vie monastique
comme témoin de ce Dieu au cœur de la crise actuelle. Je conclurai par une invitation
à l’espérance.
1. Les causes de notre précarité existentielle et spirituelle
De nombreuses voix autorisées affirment que la vie consacrée dans l’Église
catholique et le monde nord-occidental se trouve dans une situation qui peut
être qualifiée par les termes suivants : « recherche », « crise »,
« chaos », « hiver », « exode » ou « nuit ».
Nous acceptons – sans drame et sans illusion mais avec quelques bémols – ce
diagnostic et l’appliquons à cette forme particulière de la vie consacrée qu’est
le monachisme.
Quelles sont, concrètement, les causes de notre nuit monastique ?
Je me permets de penser qu’elles ne se réfèrent pas à une perte d’identité de
la vie monastique : moines et moniales, nous savons très bien qui nous
sommes, même si nous n’agissons pas toujours aussi bien que nous le disons.
La nuit ne se réfère pas non plus aux carences d’une « théologie
de la vie monastique ». Même si cette théologie nous manque, je ne pense
pas que son absence soit cause de soucis ou d’inquiétudes.
Je considère d’autre part – même si c’est avec crainte – que la vie monastique
n’est pas aujourd’hui spécialement attaquée par le démon de la médiocrité. Ce
virus apparaît à des étapes historiques et culturelles jouissant d’une certaine
stabilité et il ne me semble pas que ce soit le cas de actuellement. Ce qui
ne signifie pas que nous ne devons pas continuer à grandir en épaisseur humaine
et en profondeur spirituelle.
Je ne crois pas non plus que moines et moniales, nous souffrions d’une
« nuit obscure théologale », même s’il est vrai que nous ne sommes
pas toujours des croyants pleins d’ardeur et d’espérance dans le désert humain
de l’incrédulité et de l’indifférence.
Nous pourrions continuer ainsi à passer en revue différents types de
causes. Nous devrions finalement admettre que, dans une certaine mesure, c’est
tout un ensemble de causes qui donne naissance au phénomène de notre nuit, plus
ou moins obscure, avec ses caractéristiques de précarité, de fragilité, d’instabilité,
de diminution des effectifs et des vocations, de manque de persévérance, de
difficulté à trouver des responsables, etc.
Malgré tout, je m’arrête maintenant sur une cause que je considère d’importance
cruciale et qui correspond concrètement à l’impact que la profonde transformation
de la culture et des sociétés occidentales nord-atlantiques (et dans leurs sphères
d’influence) a sur la vie monastique.
Dans ce contexte plus large, nous pouvons dire que la culture et la société
européennes se trouvent à un moment crucial de leur histoire millénaire. Plus
que d’une époque de changements, nous pouvons parler de changement d’époque.
La culture agraire est à l’agonie et vit ses derniers soubresauts, la culture
moderne perd son hégémonie et on est déjà entré dans un nouveau contexte culturel
globalisé et technologique, dominé par les moyens de communication, et qu’il
est encore difficile de caractériser. Le cadre ci-dessous, naïf à force de simplification,
illustre ce que j’essaye de dire.
Culture
agraire (pré-moderne) :
la religion unifie toutes les autres réalités de la vie (politique, économie,
éthique, familles...) |
Culture
moderne :
les différents aspects de la culture sont autonomes les uns par rapport
aux autres (religion, politique, économie...) |
Culture
globale (postmoderne) :
les différents aspects de la culture sont transformés et à la recherche
de liens nouveaux entre eux dans un contexte plus vaste... |
Même si les descriptions la concernant ne manquent pas, il est difficile
de caractériser cette transmutation qui nous fait souffrir et dont nous jouissons
en même temps. Mais il est au contraire facile de mesurer l’impact et les conséquences
de ce phénomène dans nos communautés monastiques. Cet impact a donné naissance
à une réalité très concrète que nous pourrions baptiser du nom de « précarité
existentielle et spirituelle ».
Je voudrais faire remarquer quelque chose d’important. Le changement
actuel affecte le « premier monde » principalement au niveau culturel
et le « tiers-monde » surtout au niveau économique et social. La précarité
du premier monde et la misère du tiers-monde peuvent se rencontrer. Et nos communautés
monastiques immergées dans la précarité peuvent se solidariser avec la foule
des personnes appauvries par la rapacité de l’économie globale.
Ce que j’ai voulu dire dans cette première partie, c’est qu’un grand
nombre de nos communautés sont arrivées à une étape particulière de leur histoire.
Ce moment peut être vécu comme une tragédie, comme un mal qui finira par passer,
ou comme une occasion merveilleuse qui nous est offerte pour nous rénover et
pour vivre en plénitude. C’est seulement dans ce dernier cas que nous pourrons
rendre témoignage au Dieu de Jésus Christ.
2. Notre témoignage : le Dieu Révolutionnaire
Reconnaissons tout d’abord – et prenons-le comme une autocritique – que
de nombreuses théologies savent tout de Dieu et démontrent ainsi leur ignorance
profonde ; une ignorance qui pourrait devenir savante si tout simplement
on la reconnaissait comme telle. Nombreux sont les gratte-ciels conceptuels
et théologiques qui éloignent du Dieu vivant et nous font devenir des personnes
qui croient en leur propre savoir.
Le centre de la réflexion théologique est la contemplation du mystère
du Dieu Trinité. On y accède par la contemplation du mystère de l’Incarnation
du Fils de Dieu ; mystère du Dieu fait homme cheminant vers sa passion
et sa mort, mystère qui aboutit à sa résurrection glorieuse, à son ascension
vers la gloire du Père d’où il envoie l’Esprit de vérité pour construire et
animer son Église. La théologie doit, dans ce panorama, chercher à comprendre
la kénose de Dieu : son dépouillement et son abaissement qui se
terminent en exaltation glorieuse ; humiliation suprême qui manifeste un
amour qui se donne, sans rien demander en échange.
Sans tomber dans la tentation de la « foi du charbonnier »,
nous devons accepter que les petits, les pauvres, les moins que rien et les
souffreteux (et plus encore si ce sont des croyants) peuvent connaître et rendre
témoignage à Dieu de manière plus authentique que les grands, les riches, les
puissants et les forts (si dévots qu’ils soient).
La question de Jésus à ses disciples : Pour vous, qui suis-je ?
(Mc 8, 27-33) continue à retentir aujourd’hui dans le cœur de chaque chrétien
et de chaque communauté locale. Cette question résonne aussi dans le cœur des
moines et moniales, de chaque communauté monastique et dans le monachisme en
tant que phénomène chrétien universel.
Notre témoignage de Dieu consiste précisément dans la réponse que nous
donnons à la question du Seigneur : Pour vous, qui suis-je ?
Et pour que notre témoignage soit convainquant et motivant, il doit s’appuyer
sur notre propre vie. Concrètement, que répondons-nous à Jésus pour que tous
et toutes puissent l’entendre dans la nuit au cœur de laquelle nous sommes immergés ?
Je propose la réponse suivante : Tu es le Fils unique du Dieu révolutionnaire
qui exalte et abaisse, humilie et élève !
Pour illustrer cette affirmation, nous allons consulter un texte biblique
que nous avons chaque jour sur les lèvres et dans le cœur : le cantique
de Marie (Lc 1, 47-55). Je le présente en mettant en valeur sa structure bipartite :
I.
Mon âme exalte le Seigneur, exulte mon esprit en Dieu mon Sauveur,
Il
s’est penché sur son humble servante ;
Désormais
tous les âges me diront bienheureuse.
Car
le Seigneur a fait pour moi des merveilles.
Saint
est son Nom.
II. Son
amour s’étend d’âge en âge sur ceux qui le craignent.
Déployant
la force de son bras,
Il
disperse les superbes,
Il
renverse les puissants de leur trône et élève les humbles ;
Il
comble de biens les affamés et renvoie les riches les mains vides.
Il
relève Israël son serviteur, il se souvient de son amour, de la promesse faite
à nos pères, en faveur d’Abraham et de sa race à jamais.
Avec l’exégèse contemporaine, nous pouvons affirmer que ce cantique provient
de la communauté judéo-chrétienne de Jérusalem ; mais la source originale,
comme l’atteste saint Luc, pourrait être Marie de saint Joseph elle-même.
Voici quelques mots qui pourraient servir de présentation au sens général
du texte : joie de la révolution de Dieu et témoignage de sa préférence
pour les pauvres et les simples. Ou également : action de grâce et hymne
de louange au Dieu Sauveur qui, grâce aux merveilles réalisées en Marie, renverse
définitivement les relations de grandeur et de force qui gouvernent le monde.
Il s’agit en définitive, du chant le plus tendre (le Miséricordieux regarde
la petitesse…) et le plus fort (le Puissant qui révolutionne les relations)
qui soit dans le Nouveau Testament.
Portons maintenant notre attention sur deux versets qui illustrent la
révolution divine comme paradigme de l’agir de Dieu : Il renverse les
puissants de leur trône et élève les humbles ; il comble de biens les affamés
et renvoie les riches les mains vides.
Le problème le plus grave avec les puissants et les potentats
de notre monde, c’est que non seulement ils s’opposent aux humbles mais aussi
à l’unique Puissant. Les humbles et les pauvres, par opposition aux puissants,
peuvent être définis comme ceux qui n’ont pas de pouvoir. Marie en fait partie.
Remarquons que dans cette révolution de Dieu chantée par Marie, être
animé d’un esprit revanchard est impossible : les pauvres et les humbles
n’occupent pas les trônes des puissants et des potentats ! Pas même Marie :
alors que l’on promet à son Fils le trône de David (Lc 1, 32), elle n’aspire
pas à occuper un trône (ce qui, comme Reine Mère, lui reviendrait : cf.
1 R 2, 19).
La richesse est une bénédiction (Dt 28, 1-14) mais elle peut devenir
un danger (Lc 18, 24-27). La Bible dénonce les riches (plutûntes = ploutocrates
= ceux qui exercent le pouvoir grâce à leur richesse, cf. Jc 5, 1-6). Les ploutocrates
ignorent les plus misérables et les plus pauvres (ceux qui n’ont même pas à
manger) et oublient Dieu (Lc 14, 15-24) ; c’est pour cela que Dieu intervient
et intervertit la situation. L’histoire du riche et du pauvre Lazare l’illustre
de manière pathétique (Lc 16, 19-31 ; cf. 1 S 2, 5).
En résumé, Marie, à partir de sa propre expérience, chante l’agir habituel
de Dieu. L’action révolutionnaire de Dieu n’a rien de spectaculaire : l’incarnation
salvatrice de son Fils se déroule de manière silencieuse et cachée. Marie se
réjouit de la déroute des orgueilleux riches et/ou puissants car c’est alors
seulement qu’ils pourront accueillir Dieu comme Sauveur et Seigneur : Dieu
change l’efficacité de l’orgueilleux en inefficacité devant Lui, afin de le
guérir de son orgueil (1 Co 1, 25 ; Jc 1, 9-11 ; 5, 1-6). Dieu comble
les pauvres de l’espérance qu’Il est à leur côté et agit en leur faveur :
sa providence meut les autres hommes pour qu’ils prévoient et pourvoient, afin
que plus personne ne soit dans le besoin (Ac 4, 32-35) ; il enseigne aussi
qu’il y a plus de bonheur à donner qu’à recevoir (Ac 20, 35) et que le pouvoir
et l’autorité sont un service (Lc 22, 26-27).
Il ne fait aucun doute que Jésus, Fils de ce Dieu Révolutionnaire et
de Marie Chantre, fut toujours cohérent avec ce comportement divin (Lc 10, 29-37 ;
13, 30 ; 15, 11-32 ; 16, 19-31 ; 18, 9-14 ; 24, 10-11).
C’est dans ce sens-là et uniquement dans ce sens-là que Jésus fut un révolutionnaire :
Quiconque s'élève sera abaissé,
et celui qui s'abaisse sera élevé (Lc 14, 11 ; 18, 14 ; Mt 23, 12 ; cf.
Ez 21, 31). C’est de cela que l’auteur de la lettre aux Philippiens rend témoignage
en disant : Lui, de condition divine, ne retint pas jalousement le rang
qui l'égalait à Dieu. Mais il s'anéantit lui-même, prenant condition d'esclave
[…] il s'humilia […] Aussi Dieu l'a-t-il exalté et lui a-t-il
donné le Nom qui est au-dessus de tout nom… (Ph 2, 6-11).
En définitive, l’inversion des situations – tellement propre à l’agir
révolutionnaire de Dieu dans l’histoire – a pour but de manifester sa préférence
pour les pauvres et de libérer les captifs du pouvoir et des richesses afin
que tous, nous nous convertissions en êtres humains : fils et filles de
Dieu et frères et sœurs de tous. Notre témoignage permet de montrer que Dieu
n’est pas un Dieu des morts mais des vivants et qu’il devient amour miséricordieux
quand il rencontre tout type de misère, misères oppressives ou misères opprimées.
3.
Témoins de Dieu : grâce à la nuit
Il nous reste maintenant à voir comment se médiatise et se communique
notre témoignage du « Dieu révolutionnaire » qui abaisse et élève,
humilie et exalte.
Je pense que l’orthodoxie christologique ne veut pas grand-chose si elle
n’est pas accompagnée d’une orthopraxis évangélique : les convictions solides
et raisonnées doivent être accompagnées d’une action discernée, souple et audacieuse.
Nous connaissons Jésus Christ et lui rendons témoignage dans la mesure même
où nous nous donnons. Par conséquent, le témoignage de notre vie monastique
ne doit pas être quelque chose de verbal mais de vital, lié à l’exemple et non
aux paroles. En d’autres mots : nous témoignons de la manière dont nous
vivons.
Une douzaine de conditions préliminaires sont cependant nécessaires pour
que ce témoignage soit possible. Des conditions qui, traduites en langage subjectif,
peuvent être comprises comme des convictions actives :
- Embrasser l’obscurité de la nuit comme une occasion
magnifique de grandir dans la foi, l’espérance et la charité, piliers de la
mystique et de la communion cénobitique.
- Éviter les lamentations vaines et superflues. 80 % de
l’humanité se trouve dans une situation bien plus précaire, pauvre, misérable
et sombre que la nôtre.
- Se souvenir qu’une Règle porte ce nom parce qu’elle
est droite et conduit directement au but proposé ; une observance littérale
fait dévier de l’objectif et déforme celui qui l’observe.
- Se méfier des schémas mentaux, juridiques et institutionnels
qui éteignent les braises brûlant encore sous la cendre.
- Ne jamais sacrifier les personnes au profit de traditions,
coutumes, structures et projets qui ont perdu aujourd’hui leur signification
et leur validité.
- Ne pas confondre spiritualité et idéologie : la
première est porteuse de vie alors que la seconde mutile l’être vivant.
- Communier profondément à la vie de l’Église universelle
et locale ainsi qu’aux joies et aux peines des hommes et des femmes de notre
temps.
- S’ouvrir de manière critique au dialogue entre cultures
et entre générations, en reconnaissant que les jeunes sont eux aussi créateurs
de culture.
- Rêver communautairement de l’utopie d’une vie monastique
ancrée dans l’expérience mystique fondatrice du monachisme et lancée vers la
rencontre avec Celui qui, chaque jour, vient à notre devant au sein de la communauté.
- Demander à l’Esprit la capacité de prendre des risques
afin de pouvoir s’aventurer sur des chemins inconnus et vivre la grande aventure
qui consiste à se laisser guider et entraîner par Lui.
- Abonder en patience dans le présent afin de déborder
d’espérance pour l’avenir.
- Entrer à l’école nocturne de l’art du « bien mourir »,
en sachant que la « promotion » dépend de l’art diurne du « bien
vivre ».
- Abonder en humour, surtout quand la fumée couvre tout,
que les yeux pleurent, que l’air manque, que le feu brûle et que nous n’avons
qu’une envie : crier au secours !
Si ces conditions et convictions que je viens de partager deviennent,
même en partie, réalité, alors nous pourrons rendre témoignage de l’agir divin
parmi nous depuis la pauvreté de notre propre précarité. Elles sont plus un
don de Dieu et un signe clair de son agir et de sa présence que le produit de
la volonté humaine. Ce témoignage initial s’enrichira s’il s’incarne dans une
vie radicalement évangélique et « monastiquement » essentielle.
3.1. Radicalement évangélique
Le radicalisme évangélique est une exigence fondamentale pour tout chrétien
et nul ne peut y renoncer. Ce radicalisme jaillit de l’appel du Christ à le
suivre et à l’imiter, en vertu de la communion intime de vie entre Lui et nous,
réalisée par l’Esprit. Les divers conseils évangéliques que Jésus propose dans
le Sermon sur la montagne – et parmi ceux-ci, les conseils d’obéissance, de
chasteté et de pauvreté qui sont intimement liés entre eux – sont une expression
privilégiée de ce radicalisme. La vocation à la perfection de l’amour n’est
donc pas réservée exclusivement à une élite.
La vie monastique, dans toutes les traditions religieuses, a toujours
été considérée comme une manière radicale de vivre enraciné dans l’Absolu. Et
pour nous, moines et moniales, notre seul désir est de suivre le Christ, comme
l’Évangile le propose. Notre vie monastique contemporaine, depuis la nuit de
sa précarité, est invitée à suivre Jésus en embrassant le radicalisme bienheureux
de l’Évangile. Notre avenir dépendra de notre réponse à ce défi. Il ne s’agit
pas d’avoir le monopole du radicalisme mais d’être fidèles à notre propre identité.
La parole de Jésus nous interpelle : Car je vous le dis: si votre justice ne surpasse pas celle
des scribes et des Pharisiens, vous n'entrerez pas dans le Royaume des Cieux.
[…]Vous donc, soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait (Mt
5, 20.48). Ici, le Maître nous apprend que notre vie ne consiste ni en traditions,
ni en usages, ni en permissions, ni en observances… mais dans la perfection
de l’amour qui nous identifie au Père qui est dans les cieux. Cette exigence
de l’amour nous ramène aux racines mêmes de l’enseignement de Jésus : le
Royaume de Dieu, Père de tous les hommes, et la fraternité universelle qui s’ensuit.
La moniale et le moine vivant de manière radicale sont ceux qui sont enracinés
et fondés dans l’amour (Ep 3, 17), enracinés et édifiés dans le Christ
(Col 2, 7).
Si nous désirons concrétiser encore plus la radicalité, si nous désirons
enfoncer encore plus profondément nos racines, nous devons aller jusqu’à l’absolu
de la personne de Jésus Christ. Et ceci ne peut se faire par le biais d’une
foi de surface ou socioculturelle mais seulement par le biais d’une foi personnelle
et purifiée qui a vécu et s’est dépouillée de nombreuses représentations pour
rester nue et devenir purement accueil et don. S’il est vrai, et je sais que
c’est vrai, qu’Il m’a aimé et s’est livré pour moi, il ne me reste plus qu’une
possibilité : mourir afin de vivre en Lui et de servir autrui.
3.2. Monastiquement essentiel
La vie monastique connaît une grande variété de formes. On peut parler
de la vie monastique comme d’un archétype humain fondamental qui se retrouve
dans toutes les grandes traditions religieuses de l’humanité. On peut aussi
rappeler la grande diversité du monachisme chrétien dans les traditions orientale
et occidentale. Il y a cependant quelque chose de commun sous-jacent à toutes
les formes et voici comment l’exprime un moine chrétien du Moyen Age :
‘Voici la race de ceux qui cherchent le Seigneur’ (Ps 23, 6). Est-ce
de ceux qui cherchent ou de ceux qui ont déjà trouvé le Seigneur que je dois
le dire ? C'est de ceux qui l'ont déjà et qui le cherchent encore, car
s'ils ne l'avaient pas, ils ne sauraient le chercher. […] Aussi, mes frères,
puisqu'il est bien certain et bien vrai que vous êtes ‘la race qui cherche le
Seigneur, qui cherche à voir la face du Dieu de Jacob’ (Ps 23, 6), que vous
dirai-je, sinon ce que le même prophète disait jadis : ‘Que le coeur de
ceux qui cherchent le Seigneur se réjouisse. Cherchez donc le Seigneur, et fortifiez-vous
de plus en plus dans cette recherche, cherchez sa face sans cesse ?’ (Ps
104, 3-4) et ce qu'un autre prophète disait aussi : ‘Si vous cherchez,
cherchez.’ (Is 21, 12) Qu'est-ce à dire, si vous cherchez, cherchez ? ‘Cherchez-le
dans la simplicité de votre cœur’ (Sg 1, 1). Ne cherchez pas autre chose autant
que lui, ni autre chose que lui, ni autre chose après lui. Il est simple par
sa nature, et il demande un coeur simple. (Bernard de Clairvaux, Div 37, 4.9).
Nous autres, moines et moniales, sommes des chrétiens qui avons dédié
toute notre vie à la recherche de Dieu et à la rencontre avec Lui. Il est vrai
que nous ne sommes pas les seuls à chercher Dieu et que nous ne prétendons pas
non plus le faire mieux que les autres. Mais nous pouvons cependant dire que
nous nous savons appelés à faire de cette recherche un absolu dans nos vies.
Et pour cela, nous voulons chercher Dieu de manière vraie, fréquente et constante ;
nous ne voulons pas chercher autre chose que Lui, ni autre chose avec Lui, ni
non plus revenir de Lui vers d’autres choses. Si nous ne cherchions pas Dieu
de cette manière, nous ne serions plus alors des moines et moniales !
La recherche de Dieu étant le sens et le but ultimes de notre existence,
notre vie devient d’une grande simplicité. Cette simplicitas, c’est-à-dire
le fait de n’avoir qu’un seul souci et qu’une seule fin, correspond au sens
premier et le plus profond du mot monachos.
La raison et le but de ce quaerere Deum sont bien sûr la rencontre
amoureuse avec Dieu. Toute notre vie est un chemin vers cette fin. Et ce chemin
monastique est caractérisé par un certain nombre de moyens. Parmi les principaux,
il faudrait énumérer l’oraison silencieuse et continuelle, la prière liturgique
dont le centre est l’Eucharistie, la lectio divina, l’ascèse du jeûne,
des veilles, du travail, de la pauvreté volontaire et des divers renoncements
(chasteté et obéissance) qui conduisent à la conversion et à la purification
du cœur, le tout dans un climat de solitude et de silence.
Nous autres, moines et moniales cisterciens, trouvons tous ces moyens
clairement présentés et codifiés dans la Règle de saint Benoît (en tant qu’incarnation
de l’Évangile) et dans les Constitutions de l’Ordre (interprétation de la Règle
pour aujourd’hui). Et nous trouvons dans ces textes quelque chose de plus important
encore : le but qui doit nous animer dans notre cheminement quotidien.
Nous savons que ces moyens ne sont pas plus que des moyens. Ils sont
constitutifs de la vie monastique et lui sont nécessaires, mais ils ne sont
ni l’élément essentiel ni son âme, constitués par la recherche et la rencontre
de Dieu. Une vedette de télévision jeûne, dort peu et chante ; un prisonnier
vit en silence, en solitude et s’adonne à la lecture ; mais, je ne pense
pas, malgré tout le respect que nous leur devons, que nous puissions les considérer
comme moine ou moniale. Nous, nous le sommes, mais si nous perdons de vue notre
fin, nous courons le risque de nous convertir en vedettes ou en prisonniers.
Ces moyens constitutifs de notre vie monastique s’incarnent dans des
pratiques concrètes. Ces pratiques peuvent différer d’une tradition à l’autre
et peuvent, de plus, évoluer au cours du temps. Il est évident pour tous que
la pratique du silence dans la tradition bénédictine n’est pas la même que celle
de la tradition cistercienne trappiste. Il est de même facile de constater que
ces pratiques ont évoluées au cours des dernières années : il suffirait
de se pencher sur l’évolution de nos Constitutions pour s’en convaincre. Le
tableau suivant peut servir d’illustration.
Évolution de l’incarnation pratique de quelques moyens monastiques |
|||
Époques |
Depuis 1900... |
Depuis 1960... |
Depuis 1975... |
Modèles |
Ascétique
(observances) |
Personnaliste (valeurs individuelles) |
Communautaire (valeurs communes) |
Pauvreté |
Permissions, privations, désappropriation, travail
pénible, aumônes... |
Administration, travail rentable, usage des biens
au service de la communauté, coopératives de travail... |
Biens communs, administration économique, gestion
financière, solidarité avec le tiers-monde... |
Chasteté |
Prévention, modestie, cœur non divisé... |
Aides pour l’intégration affective, cœur habité… |
Climat affectif communautaire, amitiés, ouverture
hétérosexuelle... |
Obéissance |
Observance normative, renoncement à la volonté propre,
soumission au jugement d’autrui... |
Promotion des talents, responsabilité personnelle,
respect de l’autonomie personnelle... |
Dialogue, discernement communautaire, décisions consensuelles... |
Les moyens sont relatifs à leur fin et, bien plus encore, les incarnations
pratiques de ces moyens. Ces dernières varient selon les traditions, les lieux
et les époques. Si elles varient et ont varié, elles peuvent continuer à varier,
toujours orientées vers le but de notre vie monastique. Nous pouvons nous demander
si un modèle plus évangélique ne rendrait pas un meilleur témoignage au Dieu
que nous cherchons. Je crois par exemple qu’une chasteté aimante, une pauvreté
serviable et une obéissance de communion pourraient devenir bonne nouvelle pour
le monde d’aujourd’hui et un témoignage plus éloquent du Dieu qui révolutionne
et libère.
D’autre part, nous vivons notre recherche de Dieu dans un contexte de
relations interpersonnelles. La vie communautaire en communion d’amour est aussi
quelque chose d’essentiel dans notre tradition monastique cénobitique. Dieu
se cherche et se trouve en communauté : Qu’Il nous conduise tous ensemble
à la vie éternelle (Règle de saint Benoît 72, 12). Et plus encore, le frère
et la sœur, habités par le Seigneur, sont aussi « lieu » de rencontre
avec Dieu.
En résumé, il est évident pour tout chercheur de Dieu que le plus important
est la rencontre avec Lui. Et c’est précisément cette rencontre qui paye amplement
toutes les peines et tous les labeurs de la recherche. En d’autres mots, sans
l’union mystique ou contemplative avec le Dieu qui appelle, purifie, épouse
et transforme, la vie monastique n’a plus de sens.
Si les convictions énumérées ci-dessus étaient signe de l’action et de
la présence du Seigneur, la radicalité évangélique et une vie monastique ancrée
sur l’essentiel le sont beaucoup plus. Les communautés qui vivent ainsi – bien
que de nuit ! – témoignent du Dieu révolutionnaire qui abaisse et élève
et se complait dans notre petitesse, notre pauvreté et notre précarité. Ces
communautés rendent témoignage à Dieu par leurs propres vies plus que par leurs
paroles : en vivant plus qu’en parlant.
Notre précarité monastique est une chance et un don de Dieu. La réponse
la plus adéquate à ce don est l’action de grâce. Reconnaissants pour notre précarité
existentielle et spirituelle, nous rendons témoignage au Dieu de Jésus Christ :
Père de miséricorde qui en abaissant élève et en humiliant couronne de gloire.
Si nous vivons enracinés en Jésus, par le biais d’une vie monastique chrétienne
et évangélique, nous serons alors bonne nouvelle pour un monde affamé de bonheur
et une Église assoiffée du Dieu Amour.
4. Conclusion : invitation à l’espérance
Je conclus en empruntant trois réflexions, qui ont chacune un style différent :
une parole de sagesse, une parole prophétique et une parole contemplative. Des
paroles qui sont toutes trois, depuis divers points de vue, une invitation à
l’espérance.
Voici d’abord la parole de sagesse de quelqu’un qui a passé 40 jours
et 40 nuits flottant sur les eaux du déluge. Dieu lui a finalement envoyé, en
signe de paix et de réconciliation, une colombe tenant un rameau d’olivier.
Voici ce que nous dit le bon vieux Noé depuis l’arche :
- Rappelez-vous que nous sommes tous dans le même bateau
et, pour cela, ramons ensemble.
- Pensez à l’avenir : il ne pleuvait pas encore quand
j’ai commencé à construire l’arche.
- Soyez toujours prêts : j’avais déjà 600 ans quand
le Seigneur a voulu que je me change en constructeur naval et pilote de navire.
- Face aux critiques insensées, bouchez-vous les oreilles
et continuez à construire.
- Si la tension monte et que l’eau vous arrive au cou,
faites la planche et mettez-vous à flotter.
- Souvenez-vous que l’arche a été construite par un petit
groupe d’amateurs attentifs aux indications divines et que le Titanic le fut
par des professionnels.
- Quelle que soit la fureur de la tempête et les paquets
d’eau, faites confiance à Dieu et vous verrez briller un arc-en-ciel.
Et maintenant, une courte parole prophétique d’une femme révélatrice
de mystères, Julienne de Norwich : J’ai compris alors, par la grâce
de Dieu, que je devais rester ferme dans la foi et croire tout aussi fermement
que tout finira bien… (Révélations, 32).
Je termine avec la parole contemplative. Une parole qui doit nous rappeler
un repas de don de soi, d’adieux et de trahison, alors qu’il faisait nuit
(Jn 13, 30). Une nuit qui n’a pas empêché et n’empêchera pas que l’Eucharistie
soit signe d’espérance et anticipation de la gloire future. Disons ensemble
avec le saint poète Jean de Yepes, originaire de Medina del Campo :
Je sais la source qui jaillit et
fuit,
bien que de nuit.
Cette source éternelle est bien
cachée,
pourtant sa demeure je la connais,
bien que de nuit.
.........................................................
Cette source éternelle est bien
cachée,
en ce pain vivant, pour vie nous
donner,
bien que de nuit.
Ici, elle appelle les créatures,
qui de cette eau boivent, bien qu’à
l’obscur,
bien que de nuit.
Cette source vive que je désire,
je la vois au sein de ce pain de
vie,
bien que de nuit.