Information complémentaire : saint Bernard et les croisades

 

Dans le premier chapitre du deuxième livre du De consideratione nous rencontrons saint Bernard dans une situation très troublée : Il prend position face à l’échec de la 2ème croisade qu’il avait prêchée. C’est un chapitre particulièrement intéressant, qui peut même nous émouvoir. Pour moi il constitue un point de départ pour éclairer plus précisément l’arrière-plan historique afin de mieux comprendre notre Père dans la vie monastique et toute la situation.

 

Par ailleurs nous avons sûrement tous déjà fait l’expérience que beaucoup de personnes de notre temps ne savent qu’une chose sur Bernard : c’est lui qui a prêché la croisade ; il était donc selon leur pensée un « combattant fondamentaliste et fanatique de la guerre religieuse » et donc déjà extrêmement suspect. Précisément sur ce sujet il est nécessaire d’approfondir pour pouvoir juger les événements plus exactement et avec davantage de nuances.

 

1)      Qu’est-ce qu’une croisade ?

Une croisade n’est pas n’importe quelle guerre entre gens de religions différentes, elle n’est pas une guerre conduite pour des raisons religieuses. Pour parler d’une croisade, il faut remplir différentes conditions. Le « Lexikon für Theologie und Kirche » la définit ainsi :

« Les croisades sont des entreprises armées, proclamées par les papes et/ou soutenues par l’obtention de grâces, contre des païens, des croyants d’opinion différente ou des chrétiens, qui sont considérés comme des ennemis de la foi ou de l’Eglise. Au sens strict, on entend par croisades les essais de reconquête des lieux saints de Palestine, en particulier de Jérusalem. » On se liait par une promesse et on cousait une croix sur son vêtement. Comme grâces les participants espéraient en retour le pardon de leurs péchés et l’entrée au ciel, au cas où ils devraient périr au cours de la croisade. La différence par rapport à une guerre « normale » faite par les puissants de tous les temps, la plupart du temps sans se soucier de Dieu, se situe donc en ceci : une croisade est menée « pour l’amour de Dieu », pour accomplir un service qui lui plaise. C’était là aussi le motif pour lequel une croisade était le plus souvent liée avec des indulgences spéciales.

 

Dans le décompte des croisades les historiens ne sont pas d’accord car il n’est pas clair si l’on doit ou non compter de plus petites expéditions.

A l’intérieur du christianisme les croisades sont un phénomène qui ne s’est produit que dans l’Eglise occidentale latine. A la suite d’une longue évolution sur la pensée augustinienne d’une « guerre (défensive) juste », on en vient à penser qu’une guerre motivée religieusement contre des ennemis de la foi pouvait être entreprise, même si les croisés eux-mêmes n’étaient pas attaqués directement, mais sentaient les lieux saints et leurs frères dans la foi menacés. Là aussi les interprétations et les motivations sont variables. Et presque dans chaque guerre jusqu’à nos jours (voir la guerre en Irak) l’attaquant se sent d’une certaine manière attaqué, même si la prétendue attaque est en fait peut-être très douteuse.

 

Ici se pose peut-être déjà la question de savoir si la croisade est un peu semblable au « djihad », la guerre sainte en Islam, au sujet duquel il a été tant parlé et écrit ces dernières années à la suite des événements du 11 septembre 2001. J’ai etudié  la question dans notre bibliothèque et en parlant avec des spécialistes et j’ai trouvé ce qui suit :

De fait l’idée de croisade est parente avec celle de «djihad » Dans les deux cas il s’agit d’actions de guerre motivées religieusement. Le « djihad » renvoie au Coran 9, 41 et à 31 autres endroits, où il est question de l’obligation de s’engager pour l’Islam également corps et âme. Le « djihad » dans l’Islam n’est cependant jamais une simple guerre défensive, mais a toujours comme fin ultime de faire de la terre entière un « dar al Islam » (maison de l’Islam). Sur  les 32 citations du Coran où il est question du « djihad » 29 visent des conquêtes en terre étrangère.

Lors des croisades médiévales une menace concrète de la Foi ou de la Terre Sainte était par contre une condition de l’action militaire.

Une autre différence entre les conceptions chrétienne et musulmane se situe également dans le fait que l’idée de croisade est aujourd’hui dépassée chez les chrétiens, parce que parmi eux s’est progressivement imposée la conception suivant laquelle le message de Jésus de paix, de non-violence et de dignité de tout homme est difficilement compatible avec le concept de croisade. Par contre chez les musulmans le « djihad » reste toujours actuel. Quand des musulmans modérés soulignent davantage aujourd’hui le caractère défensif de la guerre sainte, on ne sait jamais exactement s’il s’agit simplement d’une vue personnelle ou s’ils n’emploient pas la tactique de la « takia » recommandée par le Coran, surtout quand ils indiquent une position « publique », alors qu’ils pensent en réalité autrement.

        

2)      Quels motifs animaient les croisés dans leur engagement ?

Diverses motivations s’entremêlaient :

v     La pensée d’un pèlerinage en Terre Sainte était très à l’honneur depuis le début du christianisme et repartait de nouveau sous l’influence du mouvement de vie apostolique au changement de millénaire.

v     Surtout lors de la première croisade le déplacement lui-même était compris comme une forme de vie religieuse, comme un exercice de pénitence intensif permettant au croisé d’exprimer le sérieux de sa conversion vers Dieu (voir l’argumentation de saint Bernard dans sa prédication pour la deuxième croisade, Lettre 363, SBO VIII, p. 311-317)

v     Beaucoup étaient motivés pour participer à cause de l’indulgence accordée pour les péchés.

v     L’idée d’accomplir une œuvre agréable à Dieu de libérer « son » domaine, la Terre Sainte, des ennemis de la Foi semble avoir été pour les chrétiens au Moyen Age si convaincante et si communément évidente qu’il n’y avait pas besoin d’arguments supplémentaires (voir la lettre-circulaire de saint Bernard pour le recrutement en vue de la croisade, Lettre 363, SBO VIII, p. 311-317) Il ne dut y avoir à cette époque que très peu de chrétiens contemporains qui ne partageaient pas cette manière de voir.

v     Malheureusement la motivation lors de toutes les croisades n’était pas aussi claire chez tous les participants que pour les papes et les gouvernants. Un nombre non négligeable partit par goût de l’aventure, d’autres par appétit du butin, d’autres se laissèrent aiguillonner par une haine sans discernement contre tous ceux qui croyaient différemment d’eux. Ce fut là l’un des motifs de l’échec de nombreuses attaques ou de conséquences annexes non désirées, comme de sanglants « pogroms » de Juifs dans les villes rhénanes, des actes hostiles et des massacres de chrétiens de l’Eglise orientale, etc.

 

3)      Bref  aperçu sur les croisades

Dans les livres d’histoire la période entre 1095 et 1291 est désignée comme l’époque des croisades.

 

Un premier appel à un genre de croisade avait été lancé dès 1011 par le pape Serge IV à la suite de la destruction de l’église du Saint-Sépulcre à Jérusalem et des attaques des Sarrasins en Italie, mais ses paroles restèrent sans écho.

 

Il fut réservé au pape Urbain II de lancer un appel en 1095 lors du synode de Clermont à la demande de l’empereur romain oriental de Byzance, Alexis Comnène pour soutenir les chrétiens d’Orient et libérer Jérusalem. Cette croisade fut, en dépit d’importants manques d’organisation, la seule, qui put enregistrer  de grands « succès ». Au cours des opérations militaires Jérusalem fut conquis en 1099 après un massacre sanglant et devint le centre des  « états croisés » (Royaume de Jérusalem, comtés d’Edesse et de Tripoli, principauté d’Antioche) Ces « états » étaient une sorte de colonies médiévales de la France et dépendaient naturellement presque constamment de la patrie pour le soutien, le ravitaillement et la protection. Même si les ordres équestres fondés à cette époque apportèrent un soutien important à la défense de ces états, la première croisade portait déjà en germe, comme conséquence logique, d’autres croisades. En dépit de l’objectif commun les relations entre les chrétiens d’Orient et d’Occident se détériorèrent déjà au cours de la première croisade. Ils n’avaient que superficiellement les mêmes buts, mais à l’arrière-plan des vues totalement différentes. L’empereur romain d’Orient avait espéré de l’aide contre les Turcs seldjoukides envahisseurs qui lui avaient ravi presque toute la région de la partie asiatique de la Turquie actuelle au cours du XIe siècle. Les états croisés étaient un corps étranger et un sujet d’irritation. A ceci s’ajoutait le fait qu’Antioche passait pour une ancienne région impériale et que les Orientaux ne cédaient que de très mauvais gré aux Francs. Ces différences s’accentuèrent encore lors des autres croisades. Il y eut même à l’occasion des attaques mutuelles jusqu’à ce que la quatrième croisade dégénéra en 1204 par le siège, la conquête et le pillage de Byzance, la capitale de l’empire romain d’Orient et pesa lourdement jusqu’à l’époque actuelle sur les rapports entre chrétiens orientaux et occidentaux.

 

Revenons maintenant au XIIe siècle. Vu la situation particulière des « états croisés » il est compréhensible que la chute d’Edesse en 1144 secoua fortement l’Occident. Le roi Louis VII et également le pape Eugène III demandèrent à saint Bernard de recruter pour une deuxième croisade plus importante. L’Abbé de Clairvaux déploya à partir de 1146 une intense activité de recrutement en France et en Allemagne et lança des appels à la croisade par une lettre-circulaire là où il ne pouvait pas se rendre. Bien que, ou peut-être parce que, l’armée des croisés réunissait des hommes de différents pays et comptait deux rois, le Français Louis VII et l’Allemand Conrad III, parmi ses chefs, la croisade s’acheva par un grand échec, un véritable chaos. Le manque d’unité des chefs, l’absence de coordination, un comportement militaire maladroit, etc. épuisèrent les forces combattantes souvent mal équipées, mal entraînées et surtout, ce qui était pire, indisciplinées, dont les survivants revinrent frustrés chez eux, agressifs contre les habitants de la Terre Sainte, qui les avaient insuffisamment soutenus, et contre les chrétiens de Byzance, qui s’étaient retournés contre eux. Les musulmans, par contre, y avaient puisé un nouveau courage, car la réputation d’invincibilité des croisés s’était révélée sans fondement…

 

Finalement en 1187 Jérusalem tomba entre les mains de Saladin et ne put être reprise par la troisième croisade (1189-1192) Malgré plusieurs campagnes au XIIIe siècle, excepté le succès diplomatique de Frédéric II qui obtint sa restitution de 1229 à 1244, Jérusalem fut perdu pour toujours. Les autres états croisés durent également peu à peu céder à l’assaut des troupes musulmanes. Le dernier point d’appui, Saint-Jean d’Acre tomba en 1291. Cette date conclut habituellement la période des croisades.

Une autre évolution funeste au XIIIe siècle eut pour conséquence le fait que le modèle de la croisade, sur le plan de l’organisation et de la formation, commença à être employé également contre d’autres ennemis, que l’on croyait devoir attaquer au nom de Dieu : contre les hérétiques albigeois (1209-1229), contre les Serbes (1227, 1234), contre les Normands d’Italie méridionale (1235), contre les Maures de la péninsule ibérique, contre les ennemis de la Papauté, même les princes allemands de la dynastie des Staufer (1282-1302), etc. La motivation religieuse passa à l’arrière-plan, la croisade fut « sécularisée » et son idée fréquemment profanée par les puissants afin de motiver le peuple contre leurs ennemis personnels.

 

4)      Le rôle de saint Bernard dans la préparation et l’exécution de la 2ème croisade

Un coup d’œil dans les œuvres de saint Bernard nous donne la possibilité de lire quelques-unes de ses lettres importantes écrites dans le contexte de sa prédication de la croisade et d’apprendre ainsi à mieux connaître sa pensée et ses arguments. Elles nous permettent de situer de manière authentique et exacte le rôle de Bernard au cours de cette croisade.

La Lettre 363 (SBO VIII, p. 311-317), que saint Bernard avait conçue comme lettre-circulaire pour le recrutement de la croisade, fournit des informations essentielles. Nous voyons que son argumentation y présente les arguments classiques, jadis incontestés, du mouvement de croisade : la conversion. Voir également la Lettre 458 (SBO VIII, p. 434-437) où il recrute en Bohême et Moravie pour la croisade. Il y explique que les croisés doivent se tenir aux mêmes règles strictes de conduite que les Templiers, dont il avait lui-même rédigé la Règle, l’affinement de l’instinct guerrier de la chevalerie d’alors, qui devait ainsi orienter vers de meilleurs objectifs ses envies de combattre, la libération de la « propriété de Dieu » en Terre Sainte, la promesse du pardon des péchés, l’engagement à l’obéissance et à la discipline. Dans ce contexte l’avertissement de Bernard contre une persécution des Juifs est intéressant : ils doivent être épargnés pour la fin des temps au cours de laquelle ils se convertiront suivant la prophétie de saint Paul dans Rm 11, 25-26.

 

Bernard et les massacres des Juifs

Ceci nous renvoie au fait que lors de la deuxième croisade (comme déjà au cours de la première) un nombre non négligeable de chrétiens des pays allemands étaient enclins, à la suite des nouvelles de la croisade, à orienter leurs agressions contre les Juifs dans leur propre pays. Le meneur de ce mouvement était un cistercien français, du nom de Rodolphe, qui prêchait sans mandat de l’Eglise une croisade contre les Juifs en France et en Allemagne. Il trouva de l’écho particulièrement dans les villes de Rhénanie. Une révolution politico-sociale éclata contre les Juifs fortunés. La situation paraissait sans issue et échapper à tout contrôle. En dernière minute Bernard fut appelé à l’aide pour conjurer cette folie. Avec sa grande éloquence il réussit à arrêter le massacre, ce dont les Juifs lui sont encore reconnaissants aujourd’hui. D’ailleurs tous les grands hommes d’Eglise de ce temps n’étaient pas non plus aussi clairement opposés à l’antisémitisme que saint Bernard. Par exemple Pierre le Vénérable, par ailleurs si réservé et si généreux, s’engagea expressément en faveur d’une croisade contre les Juifs, autant que contre les Sarrasins (Lettre 130, dans l’édition de Constable I, 328) J’écris ceci très précisément pour bien pouvoir discerner en quelles circonstances il était un fils de son temps, quand il agissait de son propre instinct ou quand il se distançait également des conceptions de son temps. Pour sauver les Juifs cependant il n’y avait pour Bernard dans la situation dramatique du moment qu’une solution : Il devait élargir à d’autres pays le mouvement de croisade jusqu’alors limité, de manière réaliste, à la France suivant le souhait du roi Louis VII et du pape Eugène III. Il le fit d’une part à cause de son grand zèle, et d’autre part, il devait indiquer un autre objectif justifiant leur engagement aux foules rhénanes qui cherchaient une cible les armes à la main. C’était une décision politique géniale, mais qui était malheureusement inexécutable dans la pratique car le programme religieux idéaliste de Bernard se heurtait à la réalité pratique : des foules de voyous égoïstes ne peuvent se transformer du jour au lendemain en pieux pèlerins, différents intérêts politiques ne peuvent pas s’unifier facilement, le manque de perspectives et de plans tactiques ne fut pas compensé par la confiance en l’aide de Dieu… De cette manière l’Abbé de Clairvaux, qui avait obtenu un grand succès en mettant fin à la persécution des Juifs, fut impliqué indirectement dans l’échec de la croisade qu’il avait prêchée avec tant d’engagement (Lettre 365, SBO VIII, p. 320-322).

 

La croisade contre les Wendes

Ici je voudrai dire un mot sur la croisade contre les Wendes, dont la prédication a été reprochée à saint Bernard encore davantage que son engagement en faveur de la deuxième croisade. Très peu de gens savent que cette « croisade » se situait en lien étroit avec la deuxième croisade : le roi Conrad III avait déclaré à Noël 1146 à Spire sa disponibilité pour accompagner les croisés allemands en Terre Sainte. Cependant le roi pouvait-il laisser sans protection son pays gravement menacé par les attaques des Wendes depuis des décennies ? Qu’allait-il se produire, si les Wendes, comme on pouvait sérieusement le craindre, mettaient à profit l’absence du roi et de ses hommes de guerre pour attaquer en masse les bourgeois et les paysans désormais sans défense ? Dans cette perspective fut prise à l’assemblée impériale de Francfort le 13 mars 1147 la décision d’une guerre préventive contre les Wendes afin de les affaiblir pour qu’ils ne soient plus en mesure de menacer l’empire allemand. La résolution fut communiquée au pape Eugène III, qui l’approuva par le document papal « Divina dispensatione » du 11 avril à Troyes et accorda des indulgences aux participants comme à ceux qui se rendraient ensuite en Terre Sainte. Comme Bernard avait gagné le roi allemand pour la croisade en Terre Sainte, il est compréhensible qu’il prit également sur lui de propager la croisade contre les Wendes et d’y appeler avec une éloquence enflammée. Ses arguments se trouvent dans la Lettre 457 (SBO VIII, p. 432-433). Les paroles choquantes pour nous aujourd’hui « vous devez détruire pleinement ces tribus ou les convertir pour toujours » sont tout comme l’avertissement « nous vous interdisons de signer n’importe quel traité avec eux, ni pour de l’argent, ni pour un autre service jusqu’à ce que, avec l’aide de Dieu, leur religion ou leur tribu soit détruite » ne sont pas l’expression de la manière dont Bernard concevait fondamentalement la mission auprès des païens, mais il faut les comprendre à partir de la situation de cette époque. Toute espèce de fausse paix serait une menace durable pour la frontière orientale allemande et pour le pays sans protection, car elle ne résisterait sûrement pas face à la tentation d’une attaque contre des bourgeois sans défense… L’appel à la conversion était une forme adoucie et non utopique de l’ordre cruel pour la croisade. De fait l’histoire a toujours montré que les peuples païens ne sont devenus définitivement sédentaires et calmes que lorsqu’ils avaient reçu la foi chrétienne et s’étaient familiarisés avec la culture chrétienne. Naturellement aujourd’hui nous tenons pour nulles de telles « conversions forcées » sous la menace de l’épée, mais je voudrais rappeler qu’elles étaient tolérées et pratiquées d’une manière générale jusqu’au siècle des lumières.

D’ailleurs la véritable fin de la croisade contre les Wendes fut un « simulacre de conversion. » Elle assura aux Wendes la survie, ne changea leurs rudes mœurs que peu à peu, de sorte que seules les générations postérieures parvinrent à goûter la paix…

 

 

5)      L’opinion de saint Bernard au sujet de la mission auprès des païens

La croisade contre les Wendes ne fut pas, comme nous l’avons vu, une entreprise religieuse, mais une expédition militaire et politique. Précisément dans le IIIe livre du De consideratione, nous verrons l’opinion de saint Bernard concernant la mission, opinion  justement contemporaine de cette croisade (III, 3-4 ; p. 71-73) Dans son exposé il regrette que le zèle missionnaire lors de l’annonce de l’Evangile à l’époque d’Eugène se soit arrêté en grande partie et il encourage à de nouveaux efforts. Là il s’agit de présenter l’Evangile aux auditeurs non par les armes, mais par des arguments, non armis, sed argumentis, une formulation sur laquelle nous n’avons rien à redire aujourd’hui.

L’exemple même de saint Bernard montre qu’il ne tenait la conversion comme raisonnable que sur la base d’un travail de conviction. Il s’était précisément engagé lui-même lors de son voyage dans le Midi de la France dans la lutte contre les hérétiques. Il essayait cependant de les convaincre par des arguments ou des miracles, et non par la violence militaire. Egalement dans le IIIe livre Bernard s’exprimera au sujet des hérétiques du Sud de la France, auxquels le Pape devrait s’intéresser particulièrement, mais nulle part il n’appelle à un engagement armé contre eux (III, 4 ; p. 72-73). Ainsi les croisades ultérieures contre les Albigeois ne peuvent sûrement pas se réclamer simplement de lui…

Je voudrais dire ici encore un mot sur l’opposition de saint Bernard et de saint François, que l’on entend souvent dans les discussions sur la croisade. Souvent est présenté l’argument suivant lequel Bernard aurait appelé à la guerre contre les Musulmans, tandis que François lui-même se serait rendu auprès du Sultan pour le convertir. Comme nous l’avons vu précédemment une telle opinion est inexacte et manque de nuances. Il est très certain que Bernard et François avaient des personnalités très différentes, que leur charisme était très dissemblable, tandis que leur amour de feu pour Dieu les unissait. En dépit de sa vocation de moine Bernard était très impliqué dans la politique de son temps, tandis que François s’en tint à distance. De cette manière il n’eut jamais à s’exprimer sur les croisades. Il est notoire qu’il s’était joint un temps à la 5ème croisade (1217-1221) vers l’Egypte, ce qui laisse entendre que lui non plus n’était pas complètement opposé à ce mouvement, même s’il considérait sûrement qu’il n’était pas de son devoir de combattre avec des armes, mais d’annoncer l’Evangile (S’il s’était joint à la croisade, Bernard n’aurait sûrement pas combattu l’arme à la main, mais suivant son charisme il aurait peut-être fondé cinq nouveaux monastères cisterciens dans les Etats croisés…) D’ailleurs les descriptions des contemporains de saint François concernant son voyage en Egypte donnent plutôt l’impression qu’il ne s’y serait rendu qu’en partie pour la conversion des Musulmans ; il ne réussit pas davantage, soit dit en passant, que les autres missionnaires. Son but et son désir lors de son voyage téméraire auprès du Sultan auraient été d’ « imiter la Passion du Christ » (Jordan de Giano, Chronique 10) et d’« obtenir la couronne du martyre » (Thomas de Celano, Biographie 55, Livre des miracles 33), qui fut accordée précisément en ces années à ses confrères au Maroc.

 

 

6)      Réflexions pour conclure

L’expérience de saint Bernard avec la prédication de la croisade laisse songeur. Elle nous le montre en lien avec son époque et ses limites, auxquelles il ne pouvait pas échapper, même en tant que saint. Justement dans le premier chapitre du IIe livre il y a un exemple impressionnant de la manière dont il sortit d’un échec. Bernard est un saint très humain. Il faisait ce qui lui semblait juste, et cela de tout son cœur. Il n’a pas toujours choisi la meilleure solution selon nos vues actuelles, même si la pureté de son intention est indiscutable. N’est-ce pas pour nous aussi très encourageant ? A tous ceux qui s’indignent contre l’activité de Bernard comme prédicateur de la croisade, il serait bon de conseiller de prendre conscience que tout homme se situe en son temps et est influencé par celui-ci beaucoup plus fortement que ce dont il a conscience, puisqu’il lui manque la distance nécessaire.

L’histoire des idées de l’humanité peut, peut-être, être comparée au développement d’un homme au cours de sa vie. Un homme de cinquante ans ne s’identifiera vraisemblablement pas en tout avec ce qu’il pensait et faisait trente ans auparavant. Il dira probablement de nombre de choses : « cela me semblait juste à ce moment-là ; aujourd’hui j’agirais autrement. » Cela ne veut pas dire cependant que tout ce qu’il avait fait dans le passé était entièrement insensé. Suivant son niveau mental d’évolution et de maturité, c’était peut-être justement convenable et juste.

Il en va de même avec l’évolution de la compréhension de la foi dans l’histoire du christianisme. Nous devons admettre que le Saint-Esprit conduit l’Eglise à travers l’Histoire et l’aide à saisir de plus en plus profondément les mystères de notre foi. Ainsi nous ne pouvons sûrement pas attendre du XIIe siècle la compréhension du XXIe siècle, de même que nous ne pouvons être en mesure de juger actuellement comme dans peut-être cinq cents ans où de nombre de questions seront  éclaircies.

Et encore autre chose : Lors de la prédication de la croisade, l’échec d’une entreprise, dont tous étaient convaincus qu’elle était la volonté de Dieu, conduisit à une nouvelle phase de la réflexion. Historiquement parlant, c’était exactement là le point de départ de la critique sur la croisade. Cette critique diminua peu à peu, quoique avec beaucoup d’hésitation. Dieu ne voulait pas jouer simplement le rôle qui lui avait été attribué et contraignit les humains à réfléchir et à changer peu à peu d’opinion. N’est-ce pas souvent aussi ainsi dans notre vie personnelle ? Des expériences de l’incompréhensibilité de Dieu ne sont-elles pas souvent des impulsions pour une nouvelle recherche de Dieu et une reconnaissance plus profonde de sa volonté et de son plan de salut ?

Ainsi, l’intérêt pour la prédication sur la croisade de saint Bernard pourrait être pour un nous une impulsion pour le rencontrer en vérité comme homme et par là prendre conscience des limites et de l’évolution historique de notre propre vie. Comme Bernard, nous pouvons nous aussi mettre les bribes de nos actions dans la main de Dieu, capable d’écrire droit sur des lignes courbes et de réaliser également son plan de salut, même par delà maints obstacles.