Information complémentaire :  Arnaud de Brescia et la Commune à Rome

 

En lisant le quatrième livre du De consideratione, il est surprenant de voir combien son image des Romains est négative. Il ne leur reproche pas seulement les défauts « méridionaux » typiques, comme l’abondance de paroles ou le manque de sérieux, mais encore il les traite d’ « impertinents et entêtés » (paragraphe 2), d’ «impies envers Dieu, pleins de témérité dans les choses saintes, enclins à la discorde entre eux, jaloux de leurs voisins, désagréables envers les étrangers » (paragraphe 4), oui « de loups, non de brebis » (paragraphe 6) Même s’il est connu que Bernard aime les formulations expressives, de telles accusations méritent cependant une explication plus précise. Celle-ci va être esquissée ici.

 

La situation dans la ville de Rome

Presque chaque siècle de l’histoire de l’Eglise après Constantin a vu des tensions entre la papauté et la ville de Rome. Au Moyen Age la ville était sous le contrôle de familles nobles rivales, qui se retranchaient dans leurs châteaux urbains et exerçaient leur domination en partie par la terreur. Ces familles nobles avaient naturellement des représentants dans le clergé, jusqu’au collège des cardinaux, et exerçaient en permanence une influence malsaine sur les élections papales et les décisions des papes en charge. Il n’était donc pas rare au Moyen Age, que des papes doivent résider temporairement dans une autre ville italienne à cause d’une telle tension.

La situation s’aggrava encore tout particulièrement au milieu du XIIe siècle. La biographie brève d’Eugène III, au début de l’Introduction au De consideratione, permet de s’en rendre compte. Son prédécesseur Lucius II avait été tué en 1144 lors de la révolte des Romains, qu’il s’agisse soit d’un meurtre direct, soit de la suite des agitations. Eugène III, qui n’était pas cardinal, ne fut élu pape unanimement ( !) que parce qu’aucun des cardinaux présents ne voulait accepter la direction de l’Eglise dans une telle situation. Visiblement on cherchait quelqu’un qui n’était pas là et qui ne pouvait pas se défendre…

 

Arnaud de Brescia

Comment en est-on arrivé à une telle situation ?

Divers facteurs ont joué : La lutte pour une constitution républicaine dans nombre de villes d’Italie depuis le XIe siècle, l’idée d’une séparation des domaines de l’Eglise et de l’Etat, apparue à la suite de la réforme grégorienne et en fin de compte les idées et les discours, comme les paroles subversives d’Arnaud de Brescia. Né au tournant du XIe au XIIe siècle il n’était pas seulement contemporain de Bernard par son âge. Il y a entre eux un certain nombre de traits communs, comme de différences marquantes. Comme son nom l’indique, Arnaud venait de Haute-Italie. Il reçut les ordres mineurs et étudia la théologie à Paris. Il revint dans sa patrie vers 1119 en tant que disciple particulièrement doué et zélé d’Abélard et reçut l’ordination sacerdotale. Il entra chez les chanoines réguliers et fut vraisemblablement le prévôt du monastère de San Pietro a Ripa. Il observait la Règle et ses vœux de manière irréprochable. Ses adversaires les plus acharnés ne purent rien lui reprocher dans ce domaine, ce qui n’allait pas de soi à cette époque, comme le montrent des exemples dans le De consideratione.

 

La crise dans la vie d’Arnaud fut son combat au niveau politique pour la réforme de l’Eglise. En tant que défenseur des idées de la réforme grégorienne, il ne combattit pas seulement contre la simonie et le mariage des prêtres, le luxe et la sécularisation du clergé, mais encore il exhortait le clergé à renoncer entièrement à la richesse et à l’influence politique, pour vivre complètement suivant les traditions de l’Eglise primitive. Il essaya tout d’abord d’imposer ses idées dans sa ville d’origine, ce qui causa quelques troubles. L’exigence, suivant laquelle l’Eglise devait renoncer entièrement à toute possession, fut repoussée en 1139 au deuxième concile du Latran. Arnaud dut quitter Brescia et ne pouvait y revenir sans permission du Pape. Il revint à Paris auprès d’Abélard et devint l’un de ses amis les plus fidèles. Tandis qu’Abélard obéissait, Arnaud essaya d’ouvrir une école, mais ne put pas convaincre ses auditeurs à cause de ses attaques amères constantes contre le clergé et particulièrement contre Bernard. Bernard imposa qu’Arnaud quitte la France, et plus tard aussi la Suisse, où il avait trouvé refuge. Le portrait du caractère d’Arnaud, suivant Bernard, est le suivant : « Si seulement sa doctrine était aussi saine que sa vie est sérieuse ! C’est un homme qui ne mange pas et qui ne boit pas ; comme le diable il a faim et soif de pervertir les humains. Malheur et désastre jalonnent son chemin, le chemin de la paix lui est inconnu. »

Arnaud se réfugia auprès du cardinal-légat Guido de Castro, qui le reçut avec bienveillance. Il le convainquit même au point d’aller faire pénitence ecclésiastique devant le pape à Viterbe. Cependant sa « conversion » ne fut pas de longue durée. Il se laissa bientôt emporter dans les troubles révolutionnaires de la ville de Rome. Là le peuple s’était enthousiasmé pour ses idées d’une séparation totale de l’autorité spirituelle avec l’autorité temporelle et voulait rétablir l’ancienne république romaine. Le Pape devait vivre de dîmes et de dons volontaires et ne s’occuper que de questions spirituelles. Les Romains réussirent en 1143 à mettre sur pied un sénat particulier et à proclamer l’indépendance vis à vis de toute influence de la papauté. Les troubles qui s’en suivirent coûtèrent la vie au pape Lucius II. Eugène dut peu après son élection quitter la ville pour la même raison, pour passer presque tout son pontificat à l’extérieur. Son deuxième successeur, Adrien IV, exigea du peuple l’extradition d’Arnaud, qui lui fut cependant refusée. Arnaud dut fuir malgré tout ; il fut capturé par l’empereur et livré au pape. Il fut exécuté en juin 1155 par les préfets de la ville de Rome, vraisemblablement pendu, son cadavre brûlé et les cendres jetées dans le Tibre, car ses adversaires craignaient, sans doute avec raison, qu’il puisse être vénéré comme martyr.

 

Simplement pour réfléchir…

Arnaud n’était sûrement pas un hérétique au sens strict, car ses doctrines condamnées par l’Eglise concernaient toutes la dimension politique. Sur de nombreux points il était sans doute du même avis que Bernard et pourtant il appartint à ses adversaires les plus acharnés.

Il vaudrait sûrement la peine de réfléchir où se situe la différence fondamentale entre les vues de Bernard et celles d’Arnauld. Tous deux combattirent avec zèle contre les abus dans l’Eglise et il y eut cependant un monde entre ce qu’ils cherchèrent à réaliser. Dans le De consideratione nous lisons les vues de Bernard sur ces questions. Où leurs vues sont-elles parallèles ? Où leurs chemins se séparent-ils ? Comment les caractères de Bernard et d’Arnaud sont-ils différents ?

Peut-être apprendrons-nous un peu à mieux connaître notre Père dans la vie monastique par cette confrontation et à l’estimer davantage.