Instructions pour la lecture du deuxième livre

(p. 43-67)

 

D’après le plan donné au début de la lecture, nous avons vu que le deuxième livre est consacré au thème suivant :

Ta considération doit te concerner avec t o i – m ê m e.

Comment saint Bernard aborde-t-il ce thème ?

 

 

1er chapitre : Apologie à cause de l’échec des croisés (II, 1-4 ; p. 43-47)

 

Il commence tout d’abord par quelque chose qui, apparemment, n’a absolument rien à voir avec le thème : avec une apologie à cause de la croisade manquée. Ou bien cela a-t-il quelque chose à faire avec le thème ? Assurément il s’agit de quelque chose qui préoccupe tout particulièrement Bernard et Eugène à ce moment-là.

 

La manière de penser et de raisonner de Bernard se voit très clairement ici de façon précise : il n’est pas un penseur systématique, ni un juriste qui commence par des remarques théoriques et des principes généraux. Il écrit sans système, mais suivant un procédé vivant et proche de la vie, et non d’après des directives abstraites. Nous reviendrons sur cette question à la fin du deuxième livre.

 

Pour ce deuxième livre, j’ai écrit un résumé de quelques informations au sujet de l’arrière-plan de l’attitude de Bernard face à la deuxième croisade. Cela peut aider peut-être comme introduction. Faites aussi attention aux remarques !

 

Ici, dans les quatre premiers paragraphes du deuxième livre, l’abbé de Clairvaux dit ce qu’il a sur le cœur et exprime ses questions et ses plaintes. C’est un chapitre profondément émouvant : Un saint aussi se demande parfois ce qu’il faut faire. Egalement pour lui les desseins de Dieu peuvent être parfois insaisissables ! Et ce à la fin de sa vie et de ses luttes !

Ce passage est donc très précieux, si nous voulons apprendre à connaître Bernard et sa pensée, extrêmement précieux aussi pour voir comment il affronte les échecs, les insuccès et l’impénétrabilité divine.

 

Je désire donner maintenant quelques questions pour la lecture pratique :

·        Quel est le motif principal du chagrin et de l’abattement de Bernard ? sa propre humiliation ? La mort de nombreuses personnes ? L’échec de ses propres projets ? Ou quoi d’autre ? Pouvez-vous le partager ?

·        Quels exemples bibliques apporte Bernard pour interpréter le présent ? Quelle est la signification de ces textes ? Se laissent-ils facilement mettre en relation avec la situation de l’Eglise après l’échec de la croisade ?

·        Comment Bernard se comporte-t-il dans cette épreuve incompréhensible pour lui ? A quoi se raccroche-t-il ? Avec quoi se console-t-il ?

·        Pouvons-nous, nous aussi, apprendre encore quelque chose de lui dans notre comportement face aux coups du sort et aux situations apparemment sans issue ?

 

Ce chapitre est bien important et en même temps si complexe, que je désire suggérer que vous en parliez encore une fois entre vous et que vous échangiez vos opinions.

 

2ème chapitre : Des quatre domaines, qu’il faut considérer en soi… (II, 5-7 ; p.47-49)

Le paragraphe 5 (p. 47-48) est très court, mais très important, car il contient dans une définition claire, ce qu’on trouve rarement chez saint Bernard, une délimitation entre considération et contemplation. Je pense que sa description a une valeur intemporelle.

·        Nous avons réfléchi à la fin du premier livre, ce qu’on pourrait entendre par « considération » dans la langue d’aujourd’hui. La définition ici vous apporte-t-elle quelque chose de nouveau ?

Le paragraphe 6 (p. 48-49) est également fondamental et d’une importance intemporelle. Il contient sous une forme condensée les quatre domaines, sur lesquels il faut aussi se considérer, et par là aussi la structure du reste de l’ouvrage. Ces quatre points peuvent aujourd’hui encore servir de point de départ pour s’examiner soi-même et faire son examen de conscience.

 

·        Bernard justifie dans ce passage également pourquoi lors de la considération il commence toujours par lui-même et revient à la fin sur lui-même. Que veut-il dire par là ? Quel danger signale-t-il ainsi ? Etes-vous d’accord avec lui ?

·        Faites attention, s’il vous plait, aux réminiscences bibliques, en particulier Mt 16,26 et Lc 6, 49 : que veulent-elles très clairement exprimer?

·        Vous pouvez comparer les paroles de Bernard également avec ses explications au point 19 de ce livre

 

Ce chapitre très systématique contient encore un paragraphe 7 (p. 49) : Les trois domaines de la considération, qui tu es, ce que tu es et comment tu es fait. Ils constituent l’annonce du deuxième livre et sont donc fondamentaux. Au cours de la lecture essayez de classer chaque chapitre suivant un de ces points.

 

3ème chapitre : Pense à ta première vocation ! (II, 8 ; p. 49-50)

Ce bref chapitre ne se situe pas sans raison pour Bernard à la première place dans la considération de soi. Pour les premiers Cisterciens il était très important que leurs moines devenus évêques, légats, ou même pape conservent le plus possible le genre de vie cistercien. Ce n’est pas en vain que le Ménologe mentionne nombre de fois dans la représentation des saints de l’Ordre, qu’ils vivaient comme des moines dans leurs situations élevées. Quand ils rendaient visite, comme évêques, à un monastère cistercien, ils n’obtenaient le droit d’entrer que s’ils arrivaient non avec la pompe épiscopale, mais avec le simple habit de l’Ordre et de menues concessions. (Voir à ce sujet les décisions du chapitre général 24(63) dans Ch. Waddell, Twelfth-Century Statutes from the Cistercian General Chapter, p. 554)

·        Qu’est-ce que Bernard considère comme décisif dans la vocation d’Eugène comme Cistercien ? Que doit-il conserver à tout prix ?

·        Qu’est-ce qui lui semble, au moins pour un pape, être moins important ? Pouvez-vous être de son avis ?

·        Etes- vous d’avis qu’un Cistercien doit conserver comme évêque et pape le plus possible son genre de vie ?

 

Egalement dans ce chapitre se trouve une citation de l’Ecriture Lc 14,10 à une place importante. Elle relie les deux pensées fondamentales du chapitre. Dans quelle mesure ?

 

 

 

 

 

4ème chapitre : Pourquoi tu fus proposé comme chef (II, 9-12, 2e§, De quoi t’occuper. ; p. 50-54)  et 5ème chapitre : Exhortation  au sérieux et à l’humilité (II, 12, 2e§, Va donc…- 13 ; p. 54-56)

Je prendrai ces deux chapitres ensemble. Ils concernent le même sujet. Dans ce long passage, il serait possible de dire qu’il s’agit, pour Bernard, de l’identité du pape. Quels sont ses modèles ? Quelle est sa mission ? Cette  question était précisément très actuelle à l’époque de Bernard et d’Eugène, car il y avait dans les charges ecclésiastiques surtout en ce temps-là le danger d’une sécularisation et d’une adaptation au genre de vie des princes temporels.

·        Les prophètes et les apôtres sont clairement présentés comme modèles. Comment Bernard voit-il leur mission ? Il serait certainement  utile au cours de la lecture de se faire un petit schéma. Quelles sont les qualités des apôtres et des prophètes qui sont présentées comme exemplaires ? En quoi étaient-elles typiques ? Et d’un autre côté  qu’est-ce qui leur manquait ?

·        Quelles conséquences est-il possible de tirer ? Pour Bernard, qu’est-ce qui est important pour l’idée que le pape doit se faire de lui-même ?

·        Est-ce que cette caractéristique est encore valable pour notre temps ?

·        Si vous voulez approfondir cette question, lisez s’il vous plait en comparaison le premier chapitre du livre « Franchir le seuil de l’espérance » du pape Jean-Paul II. Où les parallèles se trouvent-ils ? Quelles sont les différences de vue ?

 

6ème chapitre : Considère ce que tu es et ce qui te manque

Ce chapitre a pour but selon Bernard de chasser « l’indifférence mortelle d’un cœur endurci. » Nous avons déjà réfléchi dans le premier livre sur le cœur endurci. Quel est le « contre-poison » selon Bernard ?

Il me paraît intéressant que Bernard voit le pape d’une manière très humaine. Le profil qu’il exige ne contient ni l’absence de fautes, ni la perfection, mais une connaissance sincère de soi et une recherche intègre. 

 

7ème chapitre : La dignité personnelle du pape… et 8ème chapitre : sa fragilité humaine

Ces deux chapitres sont liés entre eux. Dans quelle mesure ?

 

Au paragraphe 15, la grandeur de la vocation du pape est décrite dans une représentation typologique. « Tu es Abel… » En général nous avons aujourd’hui des difficultés avec de telles formulations parce qu’elles ne correspondent plus à notre usage de la langue.

Pour cette raison, une courte explication à ce sujet : des représentations typologiques se trouvent déjà dans la Bible, par exemple le parallèle entre Adam et le Christ dans le cinquième chapitre de la Lettre aux Romains de saint Paul. Elles étaient également familières aux Pères de l’Eglise, en particulier dans l’école d’Antioche, mais aussi chez beaucoup d’autres. Les auteurs du Moyen Age les emploient également souvent. Il est peut-être possible d’expliquer le propos de la typologie en langage moderne de cette façon : Les différents personnages bibliques ont des traits, qui ne valent pas seulement pour eux personnellement, mais qui se retrouvent chez d’autres, qui sont donc intemporels. Leur vocation et leur destinée personnelles sont aussi d’une certaine façon « typique » pour l’agir de Dieu sur nous, humains ; ils ont un caractère de modèle, d’archétype ; ils marquent et influencent la suite de la destinée du peuple de Dieu.

Si vous lisez la représentation typologique de Bernard avec cet arrière-plan, vous pouvez répondre vous-même à ces questions

·        Dans quelle mesure la vie, la destinée, la vocation d’Abel, de Noé étaient-elles « typiques » ou « originales » pour un pape ?

·        Pouvez-vous être du même avis que Bernard sur tous les points ?

 

Deux exemples typiques d’exégèse médiévale se trouvent également dans ce passage. Bernard essaie de déduire la vocation et la prééminence papales de la Sainte Ecriture. Qui est familier de l’exégèse historico-critique rencontre naturellement des difficultés car les arguments de Bernard ne sont pas absolument convaincants. Cependant l’interprétation plutôt allégorique des Pères de l’Eglise et du Moyen Age trouve ici ses points forts que souvent nous ne voyons pas. Elle correspond avant tout davantage à la manière de penser des auteurs bibliques qu’à la nôtre aujourd’hui et peut rendre attentif aux arrière-plans symboliques qui nous échappent facilement.

J’ai l’impression que la première interprétation (de Jn 21) au paragraphe 15 est pour des lecteurs d’aujourd’hui plus facile à retenir et plus convaincante que la deuxième au paragraphe 16. En dehors de cela, ce chapitre nous invite à réfléchir :

·        Est-ce que la façon de voir le primat du pape, tel que Bernard le présente, est encore également pertinente pour nous ? Y ajouteriez-vous encore quelque chose ?

 

Aux paragraphes 17-18 Bernard présente au pape après une introduction profonde une conception de l’homme assez  vigoureuse.  A la lire, elle nous donne la chair de poule ou un frisson dans le dos. Plusieurs formulations  semblent presque « existentialistes. » On pourrait les trouver chez des philosophes modernes du XXe siècle. Que l’on pense seulement à la conception de Martin Heidegger sur la « projection de l’homme », à Jean-Paul Sartre et sa révolte contre Dieu.

 

Comparez cette conception de l’homme avec d’autres explications de Bernard sur ce sujet : par exemple dans le De diligendo Deo I, 1 (SAINT-GABRIEL, p. 124-126 ; SBO III, p. 119-120 ; SC 393, p. 60-65). La comparaison est particulièrement impressionnante quand on prend comme point de départ la Sentence III, 125 (SBO VI/2, p. 239-240). Là Bernard expose pour sa propre personne exactement le même sujet : Il poursuit une quadruple considération (consideratio !) sur sa propre condition, il réfléchit sur le fait qu’il est homme, chrétien, moine et abbé. La « considération » sur la nature humaine se déroule ici avec les paroles suivantes :

« Je contemple quel avantage Dieu a donné à l’homme par grâce : Il lui a donné pouvoir sur tout ce qui est terrestre. Tandis que les autres êtres vivants sur la terre sont pliés jusqu’à terre, il a donné à l’homme de relever la face pour voir le ciel. ‘ De gloire et d’honneur, tu l’as couronné, Seigneur, et tu l’as institué pour dominer l’œuvre de tes mains.’ (Ps 8, 6-7) Aux animaux, il n’a donné le sens que de ce qui est terrestre, aux hommes pour ce qui est céleste et éternel, et même de manière convenable : si ce qui est visible est passager, l’invisible est par contre éternel. Elle est vraiment grande la dignité que le Seigneur m’a donnée ! Il m’a donné la raison pour me condamner, pour juger sur tout ce qui est mien, pour que je ne sois repris par personne. ’Si nous nous examinions nous-mêmes’, dit l’Apôtre, nous ne serions jugés par personne.’ (1 Co 2, 15 ; 11,31) Pour cette raison les animaux dépourvus de raison ne sont pas condamnés, car la faculté ne leur a pas été donnée de se juger et de juger sur tout. Elle est cependant donnée aux hommes. ‘Maintenant le jugement est venu sur la terre’, cela veut dire sur les hommes, ‘maintenant le maître de ce monde va être jeté dehors.’ (Jn 12, 31) Merci à toi, Seigneur Jésus, parce que tu m’as donné à moi-même un bon juge, un juge qui fait grâce, un juge équilibré. ‘L’homme rempli d’esprit juge en effet sur tout, mais ne relève du jugement de personne.’ (1 Co 2,15) Quand je suis rempli d’esprit et que je juge sur tout, cela est vraiment suffisant. Le Seigneur ne jugera pas en effet deux fois la même chose. »

 

Les deux « considérations » ne sont-elles pas comme le jour et la nuit ? Un autre passage évocateur est le début du Sermon 38 sur le Cantique des Cantiques ; là sont mis en relation deux extrêmes, la grandeur et la misère de l’homme (GILSON, p. 319-324 ; BEGUIN, p. 341-345 ; SC 452, p. 140-153).

 

Point de départ pour la réflexion :

·        Que pensez-vous : Pourquoi Bernard est-il aussi expressif précisément vis à vis du pape ? Pourquoi n’est-il pas du tout question ici du Dieu d’amour, de la dignité humaine,  de son plan de salut éternel etc. ? Quelle part de la destinée humaine Bernard examine-t-il ici ?

·        Quelle serait votre « conception de l’homme » ?  Souligneriez-vous plutôt les arguments du De consideratione ou la Sentence III, 125 ? Ajouteriez-vous encore quelque chose ?

·        Continuation sur un mode plaisant : Qu’est-ce qui a pu pousser Bernard à exprimer une conception si positive de lui-même, si différente de celle du pape ? !!

 

 

Les chapitres qui suivent à partir du paragraphe 19 concernent tous la question : « Considère comment tu es fait. »

Je ne désire pas les examiner en détail. Je pense qu’ils contiennent de très belles et très profondes questions pour l’examen de soi, que nous pourrions nous poser sérieusement au cours d’une heure d’oraison…

Je voudrais dire seulement un petit mot sur le paragraphe 22.

Bernard entreprend ici une très importante mise au point. Il a fortement recommandé au pape, de s’accorder du loisir. Loisir au sens monastique signifie temps libre passé devant Dieu dans le sens du psaume :  vacate et videte, quoniam ego sum Deus, arrêtez-vous, connaissez que moi je suis Dieu. (Ps 46,11) Un laïc cependant met sous le mot « loisir » quelque chose comme « oisiveté », « temps libre » pour la détente et le plaisir.

Nous nous heurtons ici à la retenue typique du moine Bernard face à l’exubérance et aux éclats de rire, et cela tout spécialement dans la bouche d’un pape. Nous connaissons de telles affirmations dans la Règle de saint Benoît. Peut-être nous sera-t-il plus facile de voir derrière de tels propos un sens permanent, si nous sommes conscients que le mot latin nugae est traduit très faiblement par « plaisirs », qu’il conviendrait mieux de traduire par « farces. » En langage courant nous dirions « faire le guignol. » Bernard ne veut sûrement rien dire ici contre le rire joyeux à propos d’une situation comique. De même la formulation dans la dernière phrase « des conversations médisantes » (en latin detrahere, abaisser, diffamer), est très forte. Il s’agit clairement ici d’une moquerie sans charité.

Je désire suggérer, que vous ne « classiez » pas trop vite ce chapitre. Précisément des formulations intemporelles contiennent souvent des affirmations que nous aimerions ne pas entendre. Ce chapitre ne pourrait-il pas peut-être nous servir ici ou là de miroir, dans lequel nous devrions nous regarder ?     

 

Suggestions finales

Au terme de la lecture du IIe livre, je désire vous inviter à prendre un papier et un crayon et à esquisser rétrospectivement le plan de ce livre. Nous avons vu au début que Bernard désire répondre dans ce chapitre à trois questions : Qui es-tu ? Qu’est-ce que tu es ? et : comment es-tu fait ?

 

Cependant Bernard a en fait inclus encore quelques questions supplémentaires et semble parfois avoir sauté au cours de l’argumentation d’une question à une autre. Il l’avoue lui-même parfois d’une phrase plaisante.

Dans l’Introduction au De consideratione j’ai affirmé qu’aucun chapitre ne se trouve à sa place sans raison profonde. Pouvons-nous trouver dans ce livre la confirmation de cette affirmation ? Ou Bernard s’est-il parfois éloigné du sujet tel un écolier inattentif ?

 

Lorsque j’ai fait pour moi cette esquisse, je suis arrivée à la conclusion que même les « sauts de pensée » et les « associations libres » provenaient d’un plan très conscient et d’un procédé éprouvé.

·        Pouvez-vous vous aussi découvrir un tel plan ? S’il vous plait, conservez-le pour les discussions finales !