Introduction au travail dans les textes de saint Bernard

 

Sous ce titre j’ai donné un exposé détaillé en 1990 au cours d’une session de maîtres des novices à Mehrerau. Je voudrais ici résumer brièvement et ne mentionner que les indications qui pourraient faciliter votre travail. En cours de lecture vous ferez bien par vous-mêmes vos propres expériences que je ne désire pas anticiper.

 

Tout d’abord, je voudrais parler de quelques difficultés possibles :

 

·        Une difficulté se situe dans le fait que saint Bernard  vivait dans un monde d’images tout à fait autre. Il emploie de préférence des images tirées de l’agriculture et de l’élevage, familières de ses moines, et bien sûr des images de la Bible. Il n’y a aucune phrase, dans laquelle une citation de l’Ancien Testament n’est utilisée, ou expressément, ou, ce qui est plus fréquent et pour nous plus difficile, sous forme de réminiscences ou d’allusions. J’en ai fait bien souvent l’expérience : Si une phrase sonne d’une façon particulièrement incompréhensible et étrange, il y a par derrière très souvent une citation de l’Ancien Testament qui nous échappe. Ces images et formulations provenant de l’Ecriture se présentent sous forme de symboles ou de métaphores, qui viennent aux lèvres des auteurs médiévaux d’une manière aussi évidente peut-être que lorsque nous utilisons comme appui un proverbe. Souvent un texte de saint Bernard se compose d’un véritable « tissu » de paroles les plus diverses empruntées à l’Ecriture et ce peut être un travail très enrichissant de rechercher ces images et d’approfondir le contexte qui s’y rapporte.

Peut-être  devrait-on encore ajouter, que Bernard, comme la plupart des Pères de l’Eglise, ne tient pas trop compte dans ses citations du contexte biblique et donc détache maintes paroles de leur contexte original qu’il s’agisse du sens ou de la signification. Sur ce point nous sommes aujourd’hui beaucoup plus critiques. Il ne faut donc pas s’étonner, si, par exemple dans le livre V,8 du De consideratione, la citation de Lc 21,26 ( Nam virtutes caelorum movebuntur habituellement traduite comme « les puissances des cieux seront ébranlées [lors du retour du Seigneur] ») renvoie, à l’étonnement du lecteur, au chœur angélique des puissances.

 

·        Pour une personne de notre temps, formée dès l’école primaire à une pensée logique, l’argumentation de Bernard peut également constituer parfois une certaine difficulté. Elle peut sembler ne pas être vraiment convaincante. Non, parce que saint Bernard ne serait pas capable d’une pensée logique ; dans ses oppositions avec les hérétiques de son temps et les thèses controversées d’Abélard, il a montré un don étonnant pour des argumentations profondes et pertinentes en théologie et en philosophie, tout comme une formation approfondie pour les questions de droit ecclésiastique. Il suffit d’examiner ses arguments sur l’unité et la Trinité divine dans le cinquième livre du De consideratione.  Il y a sûrement une autre raison pour laquelle Bernard préfère une autre manière d’argumenter. Il suit ici la façon de procéder de la Bible, livre d’images et de paraboles et non de savoir abstrait.

 

Jean Leclercq, grand connaisseur de saint Bernard, disait à ce sujet, qu’on trouve dans toute la Bible à peine un seul syllogisme pertinent. Cela tient à la nature de la chose, car la révélation divine n’est justement pas le résultat de spéculations pointues de l’intelligence, mais plus précisément elle demeure cachée aux sages et aux habiles, pour être révélée aux humbles. Les vérités divines, qui dépassent notre horizon et ne peuvent jamais être pleinement comprises par notre pensée limitée, nous sont donc proches par des images, analogies et paraboles. Saint Bernard veut lui aussi se placer entièrement sur la ligne de la Révélation. Lorsqu’il expose ses réflexions dans des images et des concepts bibliques, il désire en même temps les rendre crédibles et les prouver par la sainte Ecriture et par l’enseignement des Pères. Comme le montre la controverse avec Abélard, il oppose une méfiance profonde au système de pensée  purement rationnel. Assurément, pour nous Occidentaux à la formation souvent uniquement intellectuelle, cette façon de procéder peut être une correction salutaire, afin de rencontrer les vérités divines, non seulement en cherchant, mais encore davantage en écoutant.

 

·        En lisant saint Bernard on devrait également être attentif aux petits mots. Chez lui aucune expression ne se situe là sans raison, qu’il s’agisse de la mélodie de la phrase ou de considérations relatives au contenu. Sont en particulier importantes les expressions hic, ici, ibi, là-bas, interim, entre-temps. Elles contiennent toute une théologie : nous sommes dans cette vie comme dans un temps de passage, nous sommes entre le premier et le dernier avènement du Christ, entre la Rédemption et son accomplissement pour nous dans l’éternité. Nous sommes encore ici sur terre (hic), mais nous allons là-bas (ibi), nous vivons donc dans l’entre-temps (interim) une certaine tension entre le salut déjà expérimenté et sa réalisation ultime, encore à venir. Ce que dit saint Bernard est donc d’une densité particulièrement grande.

 

·        Les développements bernardins sont cependant souvent d’une étonnante beauté linguistique. C’est un artiste de la langue. Cela vaut vraiment la peine de faire attention à la construction des phrases, correspondant souvent au contenu dans leur structure et leur mélodie. Par exemple les développements sur l’action de la Trinité, qui nous conduit aux trois degrés de la vérité, sont construits par des phrases à trois membres (Des degrés de l’humilité et de l’orgueil 57, GILSON, p. 152 ; SBO III, p. 58-59). Nombre de passages des Sermons sur le Cantique des Cantiques (BEGUIN, SBO I, SBO II, SC 414, SC 431, SC 452, SC 472) ont par contre une beauté musicale et linguistique ; ils sont eux-mêmes musique et adoration joyeuse.

 

 

·        Les exposés de l’Abbé de Clairvaux ne manquent jamais non plus d’esprit ni d’humour. Bernard aime par exemple les jeux de mots. Nous le remarquerons très rapidement en lisant le De consideratione. Souvent j’ai passé des heures à traduire en cherchant une expression convenable pour rendre un jeu de mots en allemand. Je n’ai malheureusement pas toujours réussi. Cependant cet effort a éveillé en moi la joie de chercher à bien formuler. La profondeur de ses démonstrations m’a vraiment enthousiasmée, surtout dans le De consideratione. Je crois qu’il n’y a pas d’autre œuvre de saint Bernard qui regorge d’autant de jeux de mots et de formulations pleines d’esprit. Non seulement ils accomplissent une fonction mnémotechnique pouvant aider l’auditeur ou le lecteur à mieux retenir ce qui est dit, mais encore ils peuvent aider également pour la transmission même de la vérité. J’ai déjà mentionné, que notre Père dans la vie monastique développe souvent ses pensées non dans une suite logique d’idées, mais les expose à l’aide d’images. Il utilise aussi la sonorité des mots. De la même façon qu’il associe une sonorité avec une autre, il relie les pensées entre elles. Sur ce sujet voici un exemple tiré de « notre » ouvrage :

Dans le dernier livre du De consideratione il s’agit entre autres de la question de savoir comment nous connaissons Dieu. Dans ce contexte Bernard oppose les uns aux autres les concepts de comprendre (comprehendere), saisir (apprehendere) et connaître (cognoscere). Nous pouvons, suivant la parole de l’Ecriture Ep 3,18, non pas connaître (cognoscere), mais saisir (apprehendere) la longueur, la largeur, la hauteur et la profondeur de Dieu. Car le fruit ne s’obtient pas par la connaissance, mais par la compréhension (comprehendere), ou mieux dit, par le saisir et l’être saisi (apprehendere, plutôt apprehendi). L’être saisi n’est pas cependant pas donné par une recherche rationnelle, mais par la sainteté. En jouant avec les mots cognoscere, comprehendere et apprehendere, Bernard démontre la vérité fondamentale suivant laquelle la connaissance de Dieu ne peut s’apprendre comme une science, mais qu’elle est un don, auquel il faut se préparer par une vie sainte.

 

·        Nous avons évoqué au début les difficultés que peut apporter la manière de s’exprimer en images et en termes bibliques chez Bernard. Cependant, sa manière de s’exprimer en images et en termes bibliques a aussi de grands avantages : le langage biblique n’est pas par hasard familier du milieu monastique ; il est né de la contemplation des mystères du salut et il y conduit. La vue n’est pas étrangère aux concepts de contemplation et de regard. Il s’agit en effet moins d’un exercice intellectuel que de l’imprégnation des vérités de la foi dans la profondeur de notre âme. Et précisément le fond de notre âme est particulièrement sensible aux images. Des vérités abstraites s’adressent à notre compréhension ; cependant notre âme profonde, notre manière de penser et notre monde de représentation sont interpellés par des images. C’est ce que nous dit la psychologie moderne lorsqu’elle parle des archétypes, des images primitives dans l’inconscient humain, qui reviennent à l’esprit sous forme de contes et d’histoires et imprègnent d’une manière décisive la vie de notre âme. De la même manière les images et les paraboles nous aident à nous imprégner de plus en plus profondément de l’image primitive du Christ dans notre âme et de cette façon à sanctifier notre monde de représentation.

 

·        Tous ces aspects réunis constituent ce qui peut être désigné comme l’art de saint Bernard. Il n’est pas seulement un théologien ou un mystique, mais aussi toujours un artiste, dont l’art est d’une certaine façon précisément l’expression de son amour brûlant pour Dieu.

Dom Jean Leclercq a constaté que tous les grands saints, quand ils témoignent de Dieu dans des paroles enthousiastes, deviennent presque d’eux-mêmes des artistes, qu’il s’agisse de saint Paul dans son hymne sur la charité, Bernard, Thérèse d’Avila, Jean de la Croix, Gertrude d’Helfta ou Elisabeth de la Trinité. La beauté de l’expression et de la forme est l’expression adéquate de la beauté de Dieu, éclairant les paroles des saints.

Bernard met ainsi en œuvres tous les registres de sa langue et de son cœur en harmonie, quand il veut s’adresser à ses auditeurs ou ses lecteurs. La sonorité de la mélodie de la phrase, l’effet produit par les jeux de mots, la variété et la diversité de ses images, la profondeur de ses pensées et de ses représentations symboliques, tout cela joue ensemble et est mis au service de son message.

La construction de ses arguments est également artistique, à la fois articulée rigoureusement (souvent avec un jeu de mots comme dans le De consideratione) et en même temps pleine de surprises. Lorsqu’il peint ses images, l’Abbé de Clairvaux met souvent pas mal de couleurs et exagère les traits. Il atteint cependant par là une plus grande efficacité, qui est à son tour un moyen stylistique pour présenter plus clairement ses vues.

   

Les œuvres de saint Bernard sont donc des œuvres d’art très complexes. Il va de soi qu’il n’est donc pas possible de les saisir d’un seul regard. Seulement peu à peu en y réfléchissant à plusieurs reprises se dévoile toute la richesse du message. Il m’est déjà arrivé souvent qu’un passage de ses écrits me paraisse ennuyeux au premier abord. Ce n’est que peu à peu que mes yeux se sont ouverts sur les multiples trésors et les beautés cachées. C’est comme un grand tableau. Là aussi il faut prendre son temps pour regarder jusqu’à ce que les détails conduisent peu à peu à la perception de la vérité représentée.

 

A la page suivante, chers frères et sœurs, je désire vous donner quelques conseils pratiques, à partir de ce qui vient d’être dit, sur la manière dont vous pouvez approcher la lecture du De consideratione. Ces conseils peuvent aussi vous servir pour vous accompagner et vous encourager sur votre chemin de lectio divina.