INTRODUCTION AU  DE CONSIDERATIONE 

 

Dans le traité De consideratione nous rencontrons un saint, qui juge l’Eglise de son temps à partir de l’expérience de toute une vie et qui prend position pour les questions les plus importantes dans le domaine spirituel. Bernard lui-même considérait le  De consideratione avec les Sermones super Cantica comme son œuvre écrite principale. Cela se reconnaît entre autres au fait qu’il a fignolé intensivement ces deux œuvres jusqu’à la fin, pour ainsi dire jusqu’à ce que la mort lui arrache la plume de la main. L’examen précis des manuscrits existants permet d’arriver à cette conclusion.

 

Destinataire

Le destinataire du traité est le bienheureux pape cistercien Eugène III (Bernardo Paganelli), tout d’abord probablement Camaldule à Pise, puis moine de Clairvaux et abbé du monastère cistercien de Saint-Vincent-et-Saint-Anastase à Rome (aujourd’hui l’abbaye de Tre Fontane).

En tant que tel, il fut élu pape en février 1145, sans être évêque, après que Lucius II ait été tué lors du soulèvement populaire des Romains. Déjà de par les circonstances de son entrée en service il est possible de reconnaître qu’il reçut un héritage particulièrement difficile. Par la suite, son pontificat vu de l’extérieur ne se déroula pas sous une bonne étoile. Il passa la plupart de son temps comme un réfugié, hors de Rome, en partie aussi en France et lorsqu’il put enfin conclure la paix avec les Romains, la mort le rejoignit rapidement le 8 juillet 1153, peu avant le trépas de saint Bernard.

Quelques-uns connaissent peut-être à partir de l’ancienne lecture du bréviaire pour la mémoire du bienheureux Eugène la lettre que saint Bernard adressa peu après l’annonce de l’élection à son ancien disciple et dans laquelle il montrait à la fois sa fierté paternelle et sa préoccupation (Lettre 238). Cette dernière devait certainement peser fortement sur l’abbé de Clairvaux, comme cela peut se remarquer dans une autre lettre (Lettre 237 à la curie romaine : que ceux qui ont élu le pape, le soutiennent dans son labeur). Il craignait, en effet, que le moine habitué à la solitude et au silence ne puisse s’habituer à sa charge difficile. Il est alors facile de mieux comprendre que saint Bernard n’a pas écrit le De consideratione seulement à la demande du pape, mais avant tout à cause de ce souci, comme il l’avoue dans le Prologue :

« Mon cœur ignore en toi le pontife ; il te reconnaît toujours comme mon fils, même sous la tiare… Tu es entré autrefois dans ma chair, tu ne t’en arracheras pas si aisément… Je te ferai donc la leçon, non comme un maître, mais comme une mère, ou mieux comme un amant. C’est pour dément que je vais passer, mais seulement dans l’esprit de ceux qui n’aiment pas, qui ne ressentent pas la force de l’amour… »

 

Structure

Bernard a composé magistralement son œuvre dans les petites choses comme dans les grandes. Même quand il passe apparemment librement d’un thème à un autre, un examen attentif montre cependant que rien ne cède à l’approximation quant à sa place. Après que le premier livre ait montré en introduction l’importance de la considération, il y a comme fondement des quatre autres livres un jeu avec des prépositions. Le Pape doit avant tout considérer quatre thèmes qui recouvrent toute sa charge : « te, sub te, circa te, supra te ;  toi, ce qui est au-dessous de toi, ce qui est autour de toi, ce qui est au-dessus de toi. » (II,6) Chaque unité est ensuite à nouveau articulée à l’intérieur d’elle-même et structurée harmonieusement. Parmi les tâches à effectuer au cours de la lecture, il appartiendra de dégager cette construction et de chercher à la comprendre. Liée à la progression, il y a une montée, une élévation constante. Même si la méditation ne peut s’appesantir sur un thème, elle avance cependant d’elle-même et commençant par en dessous toujours plus avant et débouche finalement sur l’amour et l’adoration en Dieu, qu’elle ne saisit pas, mais qui la saisit, car Dieu lui-même va au devant de celui qui cherche et l’attire à lui.

Dans la très belle introduction de l’édition italienne, P. Zerbi compare l’édifice des pensées du De consideratione avec les églises cisterciennes sobres, austères et belles : Chaque élément a sa place, rien n’est superflu et tout l’ensemble forme une merveilleuse unité, qui parle aux hommes et les élève intérieurement. Le dernier chapitre est particulièrement saisissant dans sa plénitude enthousiaste. Saint Bernard y résume tout comme dans un grand final et oriente l’homme dans l’amour, l’adoration et la crainte vers le mystère divin. Nous l’étudierons exactement ensemble.

 

Après la présentation de la structure harmonieuse du De consideratione, certains s’inquiètent peut-être déjà de ce qu’il s’agit d’un livre très compliqué, trop élevé et exigeant, difficile à cerner. Précisément cela est complètement inexact. Comme tous les œuvres géniales le De consideratione, à l’exception du livre V vraiment complexe, est en d’amples passages facile et même intéressant à lire, voire parfois distrayant à cause de ses explications et allusions spirituelles. C’est certainement un gain pour qui se lance dans ce dialogue avec notre Père dans la vie monastique.

 

Tout à fait consciemment, chers Frères et Sœurs, je me refuse à vous donner un résumé et une appréciation du contenu du De consideratione. L’intérêt diminue quand le résultat est déjà connu à l’avance. Si quelqu’un veut absolument un aperçu avant de commencer à lire, je renvoie, par exemple, à la très bonne introduction écrite par le père abbé Denis Farkasfalvy dans l’édition allemande, p. 612 à 620 ou à une autre introduction.

 

 

La Curie romaine au XIIe siècle

 

A la place de ce résumé je vous propose une brève présentation de la Curie romaine à l’époque de saint Bernard. Je suppose que la plupart d’entre vous, comme moi, n’en a pas une représentation très précise. En étudiant les manuels d’histoire de l’Eglise, je vais essayer de combler cette lacune, pour ne pas tomber dans le danger de projeter l’état actuel dans celui du XIIe siècle,  sans le remarquer…

  

Avec grand intérêt j’ai pu apprendre que la première moitié du XIIe siècle était précisément très importante pour l’évolution de la Curie romaine. Au cours de cette période elle évolua de commencements humbles et assez inorganisés vers un appareil gouvernemental aux tâches internationales. Par la Réforme grégorienne, la Papauté avait gagné en puissance et en considération. La dimension spirituelle de l’Eglise était davantage acceptée ; les relations avec la puissance temporelle avaient été réglées par le Concordat de Worms (1122) sous forme de compromis. Des accords semblables à ceux passés avec l’Empereur allemand existaient en France et en Angleterre avec la monarchie et dans les autres états importants de la chrétienté occidentale. Après des années de lutte difficile avec les puissances politiques, l’Eglise pouvait s’adonner aux questions internes et s’appliquer plus à fond à la poursuite de la réforme dans les diocèses et les régions. Plusieurs évolutions se déroulèrent simultanément :

 

·        Le Collège des cardinaux se constitua en groupe des plus proches              collaborateurs du Pape. Les cardinaux-évêques (au début les évêques des 7, puis 6 anciens diocèses autour de Rome), les cardinaux-prêtres (d’abord les prêtres qui assuraient le ministère dans les églises titulaires de Rome), et les cardinaux-diacres (à l’origine, ceux qui s’occupaient des pauvres dans les 18 secteurs dans et autour de Rome, et proclamaient l’Evangile dans les messes des églises-stations) furent peu à peu mis sur le même plan juridique. Leurs tâches anciennes furent retirées et ils pouvaient ainsi participer activement à la direction de l’Eglise. Il leur revint aussi la charge d’élire le nouveau pape, tâche qui fut retirée au clergé et au peuple de Rome. Il est intéressant de noter que c’est au cours de la première moitié du XIIe siècle que le collège des cardinaux, sous l’autorité du cardinal chancelier Haimeric, à qui saint Bernard dédia son De diligendo Deo, devint pour la première fois dans l’histoire de l’Eglise vraiment international. Plusieurs cardinaux furent appelés de l’étranger ; la plupart provenaient des pays de langue française, d’où Haimeric était lui-même originaire. Ces cardinaux étaient souvent proches des nouveaux ordres et formaient au sein du collège cardinalice un groupe qui poursuivait d’autres buts et intérêts que les cardinaux plus anciens encore marqués par la Réforme grégorienne et fort zélés sur la question des pouvoirs de l’Eglise face à ceux des rois et des princes. Les tâches des cardinaux n’étaient cependant pas encore fixées clairement. Il revint aux papes eux-mêmes de délimiter les domaines de leurs collaborateurs. Il est intéressant de noter que précisément sous le gouvernement d’Eugène III les cardinaux furent davantage impliqués dans la gestion des affaires courantes.

·        Le Droit de l’Eglise fut repris par Gratien en tenant compte du droit romain. Il y avait ainsi une base solide pour les procédures juridiques, provenant de toute la chrétienté et engagées de plus en plus à Rome. Comme Bernard le constatera, il ne s’agissait souvent plus seulement de questions de droit ecclésiastique, mais aussi de controverses sur des possessions temporelles concernant n’importe quel dignitaire de l’Eglise. De plus en plus souvent des hommes ayant une solide formation juridique furent agrégés au collège des cardinaux.

·        D’autres offices pontificaux, comme la « chambre », camera qui était chargée de la gestion du patrimoine de l’Eglise, la « chapelle », capella responsable de la chancellerie, la cour de justice, la « rote », rota, furent créés comme organes bien distincts les uns des autres.

·        Jusqu’alors les questions de doctrine avaient été tranchées lors des conciles ou des synodes. Dans le cadre de la centralisation croissante de l’Eglise se fit jour la tendance de décider à Rome de telles questions. Par exemple Abélard se tourna vers Rome, pour empêcher la condamnation de sa doctrine. Le premier « procès doctrinal » régulier se déroula de façon intéressante plusieurs années plus tard précisément sous Eugène III.

 

Ce sont là quelques notes en style télégraphique sur la Curie romaine au cours de la première moitié du XIIe siècle. Si vous êtes davantage intéressés ou si vous cherchez au cours de votre lecture des informations supplémentaires sur l’arrière-plan, je vous encourage fort à utiliser les instruments de travail de votre bibliothèque. J’ai moi-même constaté combien cela peut être vraiment passionnant.

 

Sources du De consideratione

Puisque le De consideratione traite d’un très grand nombre de sujets, il serait presque impossible de citer explicitement toutes les sources à partir desquelles il a été puisé. Comme dans ses autres œuvres, Bernard est rarement un novateur, rarement aussi un imitateur. Il reprend la riche tradition patristique et l’utilise ensuite de manière originale.

Concernant le schéma structurel suivant les quatre points de vue évoqués « toi, ce qui est en dessous de toi, ce qui est autour de toi et ce qui est au-dessus de toi », J. Leclercq renvoie au De doctrina christiana de saint Augustin, où celui-ci indique également quatre objets de notre amour : « Ce qui est au-dessus de nous, ce que nous sommes, ce qui est autour de nous, et ce qui est au-dessous de nous. » Cette distinction avait été reprise et utilisée par plusieurs auteurs bien avant saint Bernard, mais cependant elle n’avait pas encore été employée comme contenu de toute une œuvre, ni mise en rapport avec les objets de méditation.

La grande montée de l’âme de la créature vers Dieu à travers les anges est reprise du commentaire de la Règle d’Hildemar. Celui-ci parle dans le contexte du cœur qui s’élargit, dont la montée loin de lui-même à travers les airs et les cieux parvient à travers les anges à Dieu. Ici cependant Bernard a développé de façon créatrice l’argument d’un autre auteur et il en a rempli un livre entier.

 

Epoque de sa composition

Bernard a écrit son œuvre pour le pape Eugène III pendant les cinq dernières années de sa vie. Il nous donne également quelques indications nous permettant de fixer quelques dates plus précises. Le commencement du deuxième livre  a été écrit visiblement immédiatement après l’échec de la deuxième croisade. (Juillet 1148) En 1149 une partie du livre était déjà achevée car le secrétaire de Bernard, Nicolas de Clairvaux, annonçait par lettre son prochain envoi à Pierre le Vénérable. Le troisième livre fut écrit en 1152, peu après la mort de l’évêque Hugues d’Auxerre, à laquelle Bernard fait allusion. Cela s’accorde aussi avec l’indication en III, 8 mentionnant la quatrième année après le concile de Reims. (1148) La plus grande partie de l’œuvre, les livres III à V, se situe donc dans la dernière année de la vie de saint Bernard.

L’annonce de la fin de la rédaction de la première partie à l’abbé de Cluny, qui attendait visiblement cet écrit avec intérêt, incline clairement à penser que le De consideratione n’était pas destiné seulement au pape Eugène. Il s’agirait plutôt, comme dans le cas d’une lettre antique, d’un écrit certes adressé à un destinataire, mais en fait destiné à un large cercle de lecteurs. De cette manière l’abbé de Clairvaux pouvait aussi dans ses argumentations présenter des suggestions générales en vue de la réforme de l’Eglise, susceptibles également de servir d’objets de réflexion pour tous les chrétiens.

 

Sa postérité

Le De consideratione appartient aux œuvres qui ont vraiment fait l’histoire de l’Eglise et qui en ont influencé la vie. Les nombreuses copies dans presque tous les pays d’Europe en témoignent, tout comme son utilisation par les papes et les évêques de tous les siècles jusqu’au nôtre. J. Leclercq parlait d’un cardinal qui lisait chaque année lors de sa retraite le De consideratione. Quelque chose de semblable est dit aussi d’un autre archevêque.

 

Non seulement les chefs de l’Eglise, mais aussi leurs adversaires ont emprunté à l’œuvre de saint Bernard quand ils voulaient critiquer l’Eglise. Déjà dans les attaques de John Wycliff et de Jean Hus se laissent percevoir des influences de l’abbé de Clairvaux, ainsi que dans les objections des vieux-catholiques, qui présentaient les fautes de la curie romaine comme arguments contre l’infaillibilité papale. Le fait que la seule traduction en allemand jusqu’à une époque récente du traité soit l’œuvre de J.H. Reikens, un vieux-catholique, publiée en 1870, l’année du premier concile du Vatican, est significatif.

Il est cependant frappant de constater que les hérétiques se sont emparés seulement des critiques profondes de l’Abbé de Clairvaux, et jamais de ses avertissements édifiants. Leur attitude différait tout à fait de celle de saint Bernard. Au lieu de provenir du refus et de la haine, ses reproches résultaient de son amour et de la conception élevée de sa vocation pour l’Eglise : Ils devaient contribuer à l’édification et non à la destruction.

 

Chers Frères et Sœurs, j’aimerais bien vous parler encore un peu de la personnalité de Bernard d’après le De consideratione et réfléchir avec vous sur la question de savoir si et comment il s’adresse aujourd’hui encore à notre époque. Je repousse cependant cela tout à fait consciemment. Je désire ne pas anticiper vos recherches, vos réflexions et vos trouvailles. Lors de la discussion sur ces questions, ce qui aura échappé à l’un sera trouvé par l’autre… je m’attends donc à un travail passionnant.