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COURS 11

 

Le XIVème siècle

 

 

Avec le XIVème s'ouvre vraiment une période de décadence pour l'Ordre. C'est un temps très troublé, et l'Ordre va devoir lutter pour survivre sur de nombreux plans. On pense d’ailleurs que la multiplication des problèmes disciplinaires n’est pas la cause, mais plutôt le symptôme d’un environnement social qui a énormément changé, dans lequel les anciennes abbayes apparaissent comme des reliques du passé, sans message pour une société qui leur est devenue étrangère.

 

            La nouvelle ère qui s’ouvre est loin d’être antireligieuse, mais souvent anticléricale ; l’accent est mis sur le rôle des laïcs, et on essaie d’établir une forte relation intime et personnelle entre Dieu et le croyant, sans s’encombrer des voeux et du lourd rituel des activités de la journée monastique.

 

            A cette époque donc, les structures du Moyen-Age se disloquent, c'est une époque de transition vers les temps modernes. Le monachisme décline de concert avec le féodalisme. Les villes connaissent une importance croissante, avec la classe des commerçants et des hommes d'affaires - l'argent occupe de plus en plus de place, même dans le clergé !

            L'Eglise n'a plus la maîtrise ni de la culture (qui n'est plus le privilège des clercs, avec les universités nationales) ni des événements : les relations entre rois et papes se dégradent. Précisément, les conflits entre le roi Philippe le Bel et le pape Boniface VIII ont des conséquences fâcheuses pour l'Ordre :

            Cîteaux avait comme privilège l'immunité des charges extraordinaires ; or, le roi, toujours à court d'argent en raison des guerres - il en arrive même à faire de la fausse monnaie - prescrit un impôt pour tous, clercs ou laïcs. Le CG en appelle à Rome; Boniface donne raison à Cîteaux et publie un décret d'excommunication contre ceux qui paieraient des dîmes non approuvées par lui. Le roi répond à cela en interdisant toute exportation d'or ou d'argent (c'était tarir une source de revenus de la papauté) ; finalement le pape cède, et l'Ordre doit payer cette dîme et les suivantes, ce qui l'éprouve beaucoup.

Suite aussi à plusieurs points de litige, le pape veut faire juger le roi; cela provoque l'indignation en France, et on se réunit pour proclamer l'indépendance de la Couronne; seul un évêque refuse de signer et l'abbé de Cîteaux, Jean de Pontoise - ce dernier soutient encore le pape dans une autre affaire, ce qui lui vaut d'être mis en prison pendant l'été 1303 ; relâché, il abdique, pour préserver l'Ordre du ressentiment du roi.

            Finalement en 1312, le roi exempte l'Ordre... de toutes les dîmes !!

 

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Le discours de l'abbé Juste au CG de 1300 donne une idée de l'Ordre à cette époque :

"Qui ne voit la superfluité de nos édifices? Et qui, en la voyant, ne s'en scandalise? Pour ce qui est de l'art, on les croirait inventés par Dédale; pour leur grandeur, on les croirait construits par des géants ; quant aux dépenses, il semblerait qu'il a fallu un Salomon pour les couvrir". (Fiche cistercienne n°70)

 

            Dès son élection en 1334, le pape Benoît XII (second pape cistercien, ancien moine de Boulbonne et abbé de Fontfroide) entreprend une oeuvre de réforme générale pour l'Eglise. Le 12 juillet 1335, il publie la Constitution Fulgens sicut stella (la "Bénédictine") pour les cisterciens; en voici le début:

"Brillant comme l'étoile du matin dans un ciel chargé de nuages, le saint Ordre cistercien, par ses bonnes oeuvres et son exemple édifiant, partage les combats de l'Eglise militante. Par les douceurs de la sainte contemplation et les mérites d'une vie pure, il s'efforce de gravir avec Marie la montagne de Dieu, tandis que par une louable activité et de pieux services il cherche à imiter les soins empressés de Marthe. Plein de zèle pour le culte divin de manière à assurer le salut tant à ses propres membres qu'aux fidèles vivant dans le siècle, appliqué à l'étude de la sainte Ecriture où il apprend la science de la perfection, puissant et généreux dans les oeuvres de charité afin d'accomplir la loi du Christ, cet Ordre a mérité de se répandre d'une extrémité à l'autre de l'Europe. Il s'est élevé peu à peu jusqu'à la cime des vertus, et il abonde en la grâce du Saint-Esprit, qui met ses délices à embrasser les coeurs pleins d'humilité".

 

            Cette Constitution comprend 57 articles, sur la gestion du personnel, le gouvernement de l'Ordre, l'observance, l'organisation des études et sur le comment de l'application de cette réforme. Quant à l'observance, cela touche les points en souffrance, à savoir la pauvreté[1], la mortification et le travail. Voici quelques points :

·      obligation de tenir une comptabilité sérieuse, avec des contrôles ; un des buts essentiels de cette Bulle est de réformer l’administration temporelle. (Beaucoup de monastères étaient alors fort endettés)

·      devoir d'assister au CG[2] (sinon payer le double du voyage - en fait, ce n'est pas une idée géniale, car une des raisons de l'absentéisme est souvent précisément le manque d'argent pour aller au CG) et de faire la Visite Régulière

·      visibilité de la pauvreté individuelle - pas de pécule !

·      maintien de l'abstinence de viande

·      retour au dortoir commun

·      encouragement des collèges cisterciens, et mesures contre les étudiants délinquants[3]. L’encouragement des études a pour conséquence l’agrandissement des bibliothèques.

·      recommandation d'un plus grand discernement pour accueillir les vocations (il y a de nombreuses vocations chancelantes en ces temps troublés).

            Malgré quelques lacunes, cela aurait pu être un réel bienfait pour l'Ordre. Mais en fait, de nombreuses causes extérieures paralysent les bons effets de cette Bulle[4].

 

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            En effet en 1337 éclate la Guerre de Cent ans avec l'Angleterre (1337-1453), ce qui a pour conséquence un grand appauvrissement, des émeutes, des soulèvements de paysans et un déferlement de brigandage.

            De nombreux monastères sont détruits ou pillés, par exemple Longpont pillé et détruit en 1359, Acey ruiné. En 1360, Pontigny et Fontenay sont aussi pillés. Les moines de Cîteaux doivent se réfugier à Dijon, ceux de Clairvaux à Bar-sur-Aube, à cause des troubles des années 1358-1359, ce qui suscite un dur conflit avec les habitants, pour une question de vin ! (cf. BHC 1,944) ; en fait, pratiquement toutes les communautés subiront à l’époque d’une façon ou d’une autre, le vandalisme de l’armée ou de pillards. Au point que Rome donne la permission à tous les Cisterciens de France de trouver un lieu de refuge ; il les autorise aussi d’avoir des autels portatifs ! Beaucoup de terres sont laissées à l’abandon, et on rencontre des moines qui mendient.

Peut-être encore davantage que pour leurs frères moines, le XIVème est un siècle d'épreuves pour les moniales, avec de nombreux monastères pillés ou brûlés durant cette guerre ; elles se réfugient dans les villes. En 1399, beaucoup de communautés ne comptant plus 13 personnes, comme le demande la Charte de Charité, plusieurs monastères de moniales sont incorporés à des monastères d'hommes du voisinage ; ceux-ci doivent faire cultiver les terres des moniales et assurer aux soeurs survivantes une retraite décente. D'autres maisons sont carrément remplacées par des moines.

Des épreuves touchent aussi les moniales de Grande-Bretagne ; quant à l'Italie, le relâchement est notoire, surtout du fait de nombreuses vocations forcées. Cependant, il y a à la même époque quelques fondations aux Pays-Bas, en Autriche et surtout en Allemagne ; ailleurs (Bohême, Moravie, Hongrie, Pologne -15 monastères -, pays scandinaves) subsistent les maisons du XIIIème.

            Les guerres empêchent aussi de nombreux abbés de faire les Visites Régulières et d'aller au CG, quand CG il y a[5]; on fait alors la distinction entre abbés excusés/non excusés ; à cette époque, malgré les mesures prises contre les abbés absents, le CG réunit en moyenne 23 ou 24 abbés, soit un nombre insuffisant pour faire un définitoire - cela explique peut-être le fait que nous ayons très peu de manuscrits sur les statuts de ce temps.

            Autre conséquence de la guerre : la peste s'abat sur l'Europe ; de 1346 à 1352 on dit que l'Europe perd le 1/3 de sa population[6]. La France est la plus touchée; un dicton dit : "En l'an 349, de 100 ne demeuraient que 9".

 

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Beaucoup d'abbayes ne se relèveront jamais complètement de toutes ces épreuves. C'est de cette époque que date la diminution du nombre des moines - diminution due aussi au fait que des moines s'enfuient avec les habitants des villages, pour chercher un lieu plus sûr.

            Le recrutement devient difficile - avec aussi la "concurrence" jouée par les Ordres mendiants. Cela est très important quant au nombre des convers ; ils disparaissent presque entièrement des régions déjà défrichées ; un autre élément a pu jouer pour leur diminution: l'économie étant en récession, les propriétaires abandonnent les grandes cultures, ce qui permet à davantage de petites gens d'en acquérir et d'en vivre.

            Le XIVème est vraiment le siècle du déclin des convers. Outre leur recrutement devenu difficile, il n'est pas rare que des conflits éclatent, en Allemagne[7] par exemple :

Þ  ainsi Amelungsborn connaît des rivalités entre choristes et convers, ce qui contribue, avec les conflits armés du moment, à une baisse importante tant du nombre de frères que de l'économie (BHC 1,146)

Þ  à Eberbach aussi éclatent de graves conflits entre moines et convers[8] (c'est l'époque où l'attrait de la ville détourne du "désert" -BHC 1,183).

            La pénurie de recrutement jointe à l'évolution de l'Ordre vers le faire-valoir indirect (les 2 pouvant être liés, dans un sens comme dans l'autre), aboutit à des modifications dont témoigne la variété des appellations et des statuts au XIVème : convers, oblats, donnés, tenanciers.

            C'est encore plus flou pour les converses ; il y en a sans doute toujours eu dans les monastères de moniales. Le plus souvent illettrées, représentant 1/5 (?) des communautés, elles sont affectées aux travaux domestiques ; mais on sait très peu de choses sur elles (cf. BHC 2,623).

            La grande diminution des convers (grande caractéristique du XIVème), met encore à mal l'économie des monastères - l'abbaye de Neubourg, près d'Hagenau, par exemple, se voit contrainte d'accepter des paroisses, en raison des difficultés matérielles. On est obligé de louer les granges - pratique quasi approuvée par la Bénédictine -, de disloquer les domaines, par baux ou ventes. Le nombre de moines est sans proportion avec la taille des bâtiments, et sans convers, il devient très difficile de les entretenir.

 

            A cause de la misère des temps, des nombreux impôts pendant la Guerre de Cent Ans, et aussi parfois par la faute de certains abbés, l'Ordre est criblé de dettes. A la demande du pape Benoît XII, le CG de 1335 fait même lever une contribution dans tout l'Ordre pour Cîteaux qui croule sous les dettes.

On est obligé de fermer des monastères, et cependant les fondations continuent, surtout en Allemagne, Autriche, Pologne (en Allemagne, les monastères de moniales ont pu subsister).  

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A tout cela s'ajoute par ailleurs un autre problème : le grand schisme d'Occident (1378-1417). On se retrouve avec 2 papes, Urbain IV en Italie et Clément VII en Avignon. Cela est un grave problème pour l'Ordre cistercien, du fait de la centralisation. Du coup, il se retrouve scindé en 2 dès 1379 avec 2 CG, les papes romains Urbain IV et Boniface IX interdisant tout contact entre les maisons fidèles à Rome et Cîteaux, qui, comme le reste de la France, reconnaît le pape d’Avignon, Clément VII. Parfois il y a même schisme dans une même abbaye, par exemple à Morimont et Aiguebelle. Mais une même unité demeure dans les coutumes et la liturgie.

            Pour soutenir ses "supporters", les 2 papes distribuent des mitres et le droit de porter les ornements pontificaux. De ce fait, à cette époque, certains abbés cisterciens reçoivent la mitre (l'abbé de Cîteaux lui-même en reçoit une en 1380). On s'éloigne de l'austère simplicité de l'ancien rite !

            L'unité complète reviendra au début du XVème.

 

 

            Au niveau plus spirituel, il faut signaler que c'est au XIVème qu'apparaît la devotio moderna - qui se développera beaucoup au XVème. Elle alimente tout un renouveau spirituel, surtout dans les pays flamands. En dépit de la revendication de la nouveauté, ceux qui la prônent recherchent la ferveur intérieure décrite et définie par les médiévaux, st Bernard entre autres. Ils vont transmettre une idée de la dévotion intérieure toute proche de celle élaborée aux XII-XIIIème par les Cisterciens, et les Franciscains aussi. L'influence de nos Pères sur cette évolution est importante[9], mais l'influence a pu jouer aussi en un sens inverse pour les auteurs cisterciens des XIV-XVème siècles.

 

 

 

 



[1] Une petite illustration des richesses: à Fontenay, alors que les vignes sont encore rares en 1180, "on en trouve autant que de prés et de terre" en 1330, soit environ 150 vignes, situées près de l'abbaye ou à distance, remises par baux viagers = Bulletin d’Histoire Cistercienne 1,41

[2] NB : dans un premier projet de la Bulle, il était question d’introduire, d’après le modèle dominicain, un délégué pour chaque communauté au CG ! mais cela n’a pas été retenu dans le texte final.

[3] Des étudiants issus de riches familles avaient leurs serviteurs, organisaient des soirées, avaient des moeurs douteuses ; on dit qu’au lieu d’assister aux offices, certains buvaient et jouaient aux cartes...

[4] Au début du XIVème, on procède à une nouvelle compilation du droit cistercien : le Libellus antiquarum definitionium ; suite à cette Bulle, on recommence : Novellae definitiones, dont on se servira en parallèle avec le précédent jusqu’à la Révolution

[5] Les guerres empêchant les déplacements (entre autres pour les abbés d'Angleterre et d'Irlande), on se met à tenir des "Chapitres régionaux", vers 1341. Ils sont d'abord condamnés par le CG, puis ensuite tolérés, à condition qu'ils n'émettent pas de statuts.

[6] Poblet perd 61 moines et 30 frères convers en 1348 !

[7] Par ailleurs, de nombreux monastères d’Allemagne souffrent de brigandage ; citons l’exemple tragique de Lehnin : en 1319, de connivence avec les autorités du voisinage, une bande armée s’empare de l’abbaye, et tenant les moines sous la terreur, ils élisent un des leurs comme abbé ! Jusqu’en 1339, ils transforment l’abbaye en forteresse, base d’autres expéditions de pillage, et tuent ou emprisonnent ceux des moines qui protestent...

 

[8] voir aussi Grand Exorde I,10 p.303-310

 

[9] cf. Histoire de la spiritualité chrétienne pp.512-525