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COURS 13

 

L’Ordre au XVIème siècle

 

et l’évolution des congrégations

 

du XVIème au XVIIème

 

Le XVIème va se révéler désastreux pour l’Ordre : aucune fondation, mais en revanche des centaines de monastères détruits ou sécularisés. On est en effet dans le siècle de la Réforme. Il y aura d’énormes ruines matérielles et aussi...beaucoup de martyrs, par exemple aux Pays-Bas où la ferveur limite les apostasies. C’est avec le manifeste de Luther, le 1er novembre 1517, que le mouvement réformateur part, d’Allemagne. Dès 1521 des religieux et religieuses quittent leurs couvents pour adhérer au luthéranisme, dont des cisterciennes - quand Luther se marie en 1525, c’est une ex-cistercienne qu’il épouse, Catherine Bora du monastère de Nimbschen.

Des communautés entières passent au protestantisme, d’autres louvoient, par exemple Zimmern (moniales) : elles abandonnent l’habit en 1525, acceptent un prédicateur de la Réforme et peuvent ainsi subsister jusqu’en 1557[1]. Certaines abbesses tournent vite du côté du protestantisme, entraînant parfois toute la communauté, qui finalement s’éteint; ailleurs, des moniales ressortent pour se marier. Il arrive aussi que plutôt de supprimer les monastères de moniales, les princes protestants jugent bon de les utiliser comme maisons d’éducation pour leurs filles (à Damenstiften par exemple) ; il y en aura une trentaine en Allemagne. Il y a aussi beaucoup de résistance de la part des moniales.

A partir de 1525, des bandes de paysans parcourent l’Allemagne, réclamant entre autres l’abolition du servage, la jouissance des forêts, etc, brûlant églises, châteaux, monastères.

En Allemagne, Silésie, Pologne et Prusse, les 2/3 des monastères disparaissent - certaines églises cisterciennes seront épargnées pour servir de lieu pour le culte nouveau, (leur évitant ainsi les « embellissements » baroques des XVI-XVIIèmes !). A quelques exceptions près (comme Hauterive), les monastères de Suisse ferment les uns après les autres. Disparaissent aussi ceux de Suède, Danemark, Norvège.

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En Angleterre, avec le schisme anglican, c’est la grande répression d’Henri VIII contre tous les monastères : il les dissout tous, distribue leurs biens à ses amis (les noms des lieux restent parfois comme titres de noblesse : Lord Beaulieu, par exemple !).

Les abbés qui refusent sont pendus devant leur monastère. C’est terrible aussi pour les moniales : le premier ordre est de supprimer tous les petits monastères, c’est-à-dire tous ceux qui ont un petit revenu : les moniales sont donc spécialement touchées : 360 communautés sont dissoutes en quelques mois ; puis c’est au tour des plus grandes communautés.

L’Ecosse connaît le même sort. L’Irlande, qui résiste, a également de nombreux martyrs ; les abbayes subsisteront jusqu'au XVIIIème. La Hongrie n’est pas dans une meilleure situation, pour d’autres raisons : en 1526, les Turcs en chassent tous les moines. En France,c’est surtout entre 1562 et 1598 que sévissent les guerres de religion, même si bien des couvents ou églises sont pillés avant. 1524-1525 est « l’année merveilleuse » des réformés : les chefs s’étaient engagés à détruire toutes les églises et monastères, à chasser et mettre à mort prêtres et religieux. La plupart des abbayes sont pillées...au moins une fois ! Cîteaux le sera 20 fois[2]. A cette époque, beaucoup d’archives disparaissent. Le CG de 1565 signale que beaucoup de monastères ont perdu les livres pour l’office divin, suite aux pillages, incendies. Dans les 3 mois, les supérieurs devaient pourvoir leurs communautés des livres nécessaires.

 

            Chez les moniales, nous savons qu’au temps de la Réforme, entre 137 et 144 monastères sont abandonnés, supprimés ou détruits ; 28 sont transformés en couvents protestants, et 94 arrivent à sortir de la tourmente.

 

Le Concile de Trente

En réaction, le Concile de Trente se tient entre 1555 et 1563. La dernière session est consacrée à la restauration complète de la discipline des réguliers : pauvreté individuelle, clôture des moniales, Visite Régulière, CG ; avec obligation pour les moniales d’être transférées dans les villes pour plus de sécurité (le Tart part à Dijon), comme le demande le canon 5[3].

Pendant ces années difficiles, les CG continuent à se réunir, mais avec peu d’abbés[4] ; durant l‘espace du Concile, 15 abbés en moyenne. Et les CG s’espacent de plus en plus : 6 entre 1562 et 1601. Mais l’apparition de la Réforme et le Concile raniment l’activité réformatrice de l’Ordre, et le CG de 1565 s’occupe d’appliquer les décisions du Concile. Des abbés sont chargés de visiter et réformer les monastères restant.

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Le Cardinal Jérôme de la Souchière, abbé de Cîteaux et de Clairvaux, avait participé au Concile ; il publie en 1570 une liste d’Ordinationes dans l’esprit de Trente : 62 articles, reprenant l’ensemble des prescriptions qui donnent à la vie cistercienne sa physionomie propre ; elles sont très modérées, et on y voit les abus qui se sont glissés petit à petit ; on ne parle entre autres du travail manuel que pour ceux qui sont absolument inaptes à l’étude...

L’état de l’Ordre n’est vraiment pas glorieux...Dom Nicolas Boucherat, abbé de Cîteaux (1571-1585) et procureur général de l’Ordre, dit des 35 monastères d’Italie et de Sicile visités en 1569 ( NB : ils sont tous en commende), qu’aucun ne possède les livres et ornements nécessaires à la célébration de l’office divin ! 16 sont même désertés, beaucoup sont en ruines, les autres abritent très peu de moines (en tout, 86 moines pour ces 35 maisons...). Cet abbé visitera et réformera de nombreux monastères où la vie a pu reprendre.

La commende va se propager de plus en plus au XVIème, sous le couvert du Concordat de 1516 entre Léon X et François I : 130 maisons y passent ! Elle subsistera jusqu’au XVIIIème. Cîteaux en est exempté en 1515 ; mais l’Ordre dans son ensemble essaie à nouveau de lutter contre la commende, hélas il n’obtient du roi Henri III que l ‘exemption de La Ferté, Pontigny, Clairvaux et Morimond, à savoir les 4 premières maisons, en 1579 (=ordonnance de Blois). La Commende est répandue dans toute l’Europe, sauf en Angleterre, du fait des relations difficiles avec le Pape.

Dans ce contexte, on peut facilement imaginer que le développement des congrégations va s’amplifier. Après l‘Espagne et l’Italie, c’est au tour du Portugal de se séparer de l’Ordre.

 

1)  Congrégations indépendantes :

· Pie II en 1567 érige en congrégation distincte, indépendante, les monastères du Portugal. L’abbé d’Alcobaça devait en être le chef - en réaction contre la congrégation de Castille qui veut étendre sa réforme et annexer les monastères portugais !

Elle compta 17 maisons. A l’origine le pape ne veut pas les soustraire à la juridiction de Cîteaux, mais d’eux-mêmes les abbés cessent d’aller au CG, malgré les sanctions promulguées par ceux-ci ; ceci parce que des habitudes et des coutumes avaient été adoptées, non conformes à la législation cistercienne ni à RB.

Ses abbés sont nommés par l’abbé d’Alcobaça pour 3 ans (le triennat est une influence des ordres mendiants) et les moines peuvent être envoyés d’un monastère à l’autre. On institue même la laus perennis à Alcobaça[5]. Reconnaissons qu’il y aura au XVIIème dans cette congrégation, un grand mouvement de ferveur surtout dans le domaine intellectuel (un collège est créé à Alcobaça qui exerce une grande influence dans tout le Portugal). Il y a plusieurs fondations de moines (au moins 3) et de moniales, les « Récolettes déchaussées », 3 aussi. La décadence reparaît au XVIIIème.

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·      La congrégation de Lombardie-Toscane (=congrégation italienne de st Bernard).

Supprimée, elle est rétablie par Jules II en 1511. Elle a 2 provinces ; les supérieurs sont appelés prélats, assistés de conseillers appelés « discrets ». Les relations sont tendues avec le CG de Cîteaux. Elle comptera 45 monastères. Le CG lance une invitation à l’unité avec l’Italie, l’Espagne et le Portugal en 1699, sans réponse...

· La fin du XVIème voit apparaître les Feuillants, mais s’agit-il encore de cisterciens ? Cette réforme prend naissance à l’abbaye cistercienne de Feuillant (diocèse de Toulouse). Jean de la Barrière (1544-1600) l’avait reçue à 21 ans en commende.

En 1573 il prend la résolution de se faire religieux et de la réformer. Mais il rencontre à plusieurs reprises une violente opposition. Il reçoit la bénédiction abbatiale en 1577 ; finalement tous se retirent, sauf 4. Il commence son oeuvre avec 2 profès et 2 novices. Elle est approuvée en 1586 par Sixte V.

Malgré les austérités inouïes (nudité de la tête, des pieds, coucher sur la planche ou la pierre, repas pris à terre, pain et eau en Avent et Carême), on dit qu’en 1587 il y a 140 religieux et novices. Il reçoit l’autorisation par le pape, de fonder, et a de nombreuses demandes. Mais des difficultés surgissent vite, en ce temps de la Réforme, du fait que ces religieux sont prédicateurs. En 1589 les Feuillants ont de nouvelles constitutions, ils deviennent donc complètement indépendants de Cîteaux ; elles adoucissent leurs austérités primitives, par ordre du pape (après le décès de 14 membres en une semaine...).

 

Les fondations se multiplient, en France, en Italie, qui deviennent 2 congrégations indépendantes (Notre Dame des Feuillants en France, et les Bernardins réformés en Italie) en 1630 par Urbain VIII. Il y aura jusqu'à 31 monastères de moines en France, et 43 monastères de moines en Italie, plus 2 maisons de Feuillantines en France, et une à Rome. Ils dureront jusqu'à la Révolution, et auront un célèbre prédicateur, Bernard de Montgaillard, qui réforme l’abbaye d’Orval en 1605 ; sa tombe se trouve dans l’ancienne salle capitulaire d’Orval, dans les fouilles.

Pour éviter de tels schismes les CG au début du XVIIème préfèrent adopter une attitude plus souple, prendre la direction de ce mouvement pour sauvegarder ce qui est possible. Outre le groupe de congrégations totalement indépendantes que nous venons de voir, il y a donc un autre groupe de congrégations cisterciennes restées soumises à l’Ordre.

 

 

2)  Congrégations soumises à l’Ordre :

· Congrégation de Haute - Allemagne : ses bases en sont jetées par l’abbé de Cîteaux lui-même, Edme de la Croix, en 1595 à Fürstenfeld (nous aurons l’occasion d’en reparler). Elle prend naissance en décembre 1618, ses statuts sont approuvés au CG de 1624 puis révisés et confirmés en 1654.

Elle a un président élu, tenu de faire chaque année la Visite Régulière des monastères. Les abbés sont élus à vie, et tiennent leur chapitre provincial tous les 2 ou 3 ans. Il y a un noviciat commun. Elle compte 26 abbayes d’hommes et 36 de femmes ( !). Elle comptera 1772 membres en 1720 ; c’est la congrégation la plus « sérieuse ».

 

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· Congrégation de Calabre et Lucanie (sud de l’Italie) : elle est née par un décret du CG de 1605. Même structure, et le tout restant soumis au CG, à l’abbé de Cîteaux et aux premiers Pères. Elle envoie 2 délégués au CG de Cîteaux. L’observance n’y sera jamais très brillante, et elle n’arrivera pas à enrayer les ravages de la commende.

· Congrégation romaine (ou de l’Italie centrale), soit 10 maisons (dont Casamari cf. 13b, qui subsiste en tant que tête d’une congrégation de l’Ordre de Cîteaux). Elle est organisée par le CG de 1613 ou 1623, pour éviter que ces monastères ne soient englobés dans la congrégation italienne de st Bernard, de plus en plus indépendante. Les abbés sont nommés pour 4 ans, les chapitres reviennent tous les 4 ans.

· Congrégation d’Aragon : elle est organisée par le même CG, à la demande de Philippe d’Espagne. Elle a au début 7 maisons, puis elle recueille les « restes » de la congrégation de Flore (cf. cours 12, note 11), puis 9 monastères de moniales se joignent à elle. Ses statuts seront toujours soumis à l’approbation du CG de Cîteaux. Elle subsistera jusqu‘en 1835, date à laquelle toutes les communautés religieuses d’Espagne seront supprimées.

· Congrégation des sts Bernard et Malachie : elle est organisée en Irlande, par une Bulle d’Urbain VIII, en juillet 1626. Elle tient son chapitre national tous les 5 ans, réunissant les abbés + un délégué par communauté. On y élit un président, qui devient le Vicaire Général, et délégué au Chapitre de Cîteaux. Ces monastères abandonnent missel et bréviaire cisterciens pour le rite romain. Elle s’éteindra peu à peu, avec la disparition des monastères au XVII et XVIIIèmes.

D’autres pays vont organiser leurs monastères à des niveaux régionaux, pas toujours reconnus comme congrégations, même s’ils en sont parfois très proches ; c’est le cas pour la Pologne, pour la Bohême, l’Autriche et l’Irlande.

 

Pour considérer sous un jour plus positif ces XVI et XVIIèmes périlleux, on peut dire que la naissance des congrégations est le témoin des nouvelles tentatives pour établir et sauvegarder l’ordre et la discipline, signe infaillible d’une ferme volonté de survivre.

On remarque que le succès de ces congrégations ne touche pas la France (mis à part le cas relativement local des Feuillants), même si les cisterciens français avaient tout autant besoin de réforme que leurs confrères étrangers ! Mais les conditions politiques et la situation de la vie religieuse en France ne rendaient pas la chose possible encore au XVIème siècle ; nous verrons bientôt comment l’Esprit Saint s’en est sorti !

 



[1] Notons aussi le cas intéressant de Loccum (Hanovre) : les moines y poursuivent leur vie monastique, en acceptant progressivement de nouveaux cadres, créant ainsi une forme de monachisme luthérien ; ils conservent leur horaire et leur vie liturgique, l’abbé luthérien envoie même un abbé catholique au CG de 1601 comme son représentant ; en 1658, on passera à l’allemand comme langue liturgique, mais les frères gardent leur célibat jusqu’au XVIIIème.

[2] Spécialement lors du grand saccage de 1589

 

[3] «Parce que les monastères de religieuses établis en dehors des murs des villes et des bourgs, sont souvent exposés, sans défense, aux déprédations et aux crimes des malfaiteurs, les évêques et supérieurs auront soin s’ils le jugent expédient, de faire venir des moniales de leurs monastères en d’autres anciens ou nouveaux, bâtis dans l’enceinte des villes ou de bourgades peuplées, appelant à cet effet, s’il en est besoin, le secours du bras séculier et contraignant à obéir, par censures ecclésiastiques, ceux qui apporteraient quelque empêchement ou ne se soumettraient pas.»

 

[4] Par exemple : 13 en 1560 !

[5] cf. James France, The Cistercians in Medieval Art p.97