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COURS 15
Le
XVIIème
Rancé
(1626-1700) et la Trappe
1)
Sa vie :
Armand-Jean le Bouthillier de Rancé
est né à Paris en 1626. D’origine assez modeste, les Bouthillier devaient
leur ascension à Richelieu (ministre en août 1624) ; il fut parrain de Rancé
et lui donna son prénom : Armand-Jean ; ce dernier est aussi le protégé de
Gaston d’Orléans, et le neveu de l’archevêque de Tours.
Destiné à la cléricature, il reçoit
dès 10 ans plusieurs bénéfices ecclésiastiques ; après une solide formation
humaniste à la Sorbonne et des études brillantes, il est ordonné prêtre en
1651 et commence une grande carrière ecclésiastique, en cumulant les bénéfices,
parmi lesquels, tenu en commende, l’office abbatial de l’abbaye de La Trappe
(abbaye de la ligne claravalienne et de la filiation de Savigny).
Adonné aux plaisirs du monde, de la
chasse, il mène alors une vie frivole et mondaine, plutôt animée, avec de
nombreuses relations ; il fréquente les salons les plus distingués ; tout
ce monde le connaissait. Dans cette société,[1]
le mérite personnel importait beaucoup moins que les relations ; par toutes
ces relations, Rancé pourra sortir son abbaye de la commende, et la laisser
régulière jusqu’à la fin de l’Ancien Régime.
En 1657, sa grande amie, la duchesse
de Montbazon, meurt subitement, à 45 ans. Cela déclenche chez lui une conversion
foudroyante et instantanée. Il résigne alors tous ses bénéfices, sauf l’abbaye
de La Trappe, et se retire dans son château de Vérets. En 1660, très frappé
par la mort de Gaston d’Orléans, dont il est l’aumônier depuis 1655, il décide
de se retirer du monde, et en août 1662 il se fixe à La Trappe ; elle était
en friche et abritait 6 moines, vivant de braconnage et de brigandage.
Rancé entreprend de restaurer son abbaye
; il y fait venir quelques moines de l’Etroite Observance, de Perseigne[2]
: 6 moines arrivent en 1662. Alors il est édifié par la vie des frères (jusque
là il considérait avec mépris la vie religieuse). Il trouve enfin sa vocation
: être abbé régulier de La Trappe. Mais pour soustraire son abbaye à la Commende,
il lui faut l’autorisation du Roi, qu’il obtient.
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En
avril 1663, 6 ans après sa conversion donc, il entre au noviciat de Perseigne
; il reçoit l’habit le 13 juin, fait profession le 26 juin 1664, et reçoit
la bénédiction abbatiale 2 semaines plus tard. Le 14 juillet il revient à
La Trappe comme abbé régulier. Aussitôt il commence sa réforme[3]
! Il ne cherchait qu’à réformer La Trappe et à y mourir dans l’oubli, mais
2 mois après sa profession, ses collègues de l’Étroite Observance l’envoient
comme délégué à Rome, avec Dom Dominique Georges (du Val-Richer) pour plaider
la cause de l’Etroite Observance (cf. annexe du cours 14).
Peu satisfait par In Suprema,
réforme trop mitigée à ses yeux, Rancé résout d’inaugurer chez lui une observance
austère, tout en restant soumis aux supérieurs de l’Ordre : il renforce l’abstinence
et rétablit la pratique du travail manuel, le silence rigoureux, le coucher
à la dure, le jeûne ; il supprime les récréations, qu’il remplace par des
conférences « saintes et rares ».
La reprise d’une vie austère attire
autour du réformateur de nombreuses recrues, recherchant l’absolu de l’ascétisme,
venues du monde ou d’autres monastères.[4]
Entre 1662 et 1700, date de sa mort, il y aura eu 263 professions (dont
107 entre 1690 et 1700)! De son vivant, Tamié et les cisterciennes des Clairets[5]
(près de Chartres) adoptent sa réforme, comme nous le verrons au cours 16.
C’est de sa communauté que sortira la branche cistercienne de la Stricte observance,
après la Révolution.
2)
Son oeuvre :
Il a beaucoup écrit[6],
pour défendre la réforme : De la sainteté et des devoirs de la vie monastique,
des explications de la RB, les Constitutions de La Trappe, des conférences
sur l’Evangile et de nombreuses lettres, une relation aussi de la vie et de
la mort de quelques religieux de La Trappe.
Il veut revenir aux usages primitifs
de Cîteaux et pour cela il lit les Pères du Désert (il les connaît par Arnauld
d’Andilly, cf. au cours suivant la note sur le jansénisme). On lui a reproché
d’avoir mis avec trop de complaisance l’accent sur la pénitence ; pourtant,
il a soin de préciser qu’elle n’est pas pour lui l’essentiel de la vie monastique,
et qu’elle n’est qu’un moyen.[7]
(cf. DS tome XIII col 86-87)
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S’il
ne retrouve pas tout à fait l’esprit du Cîteaux primitif, il rend à notre
Ordre son austérité et par là un regain de vitalité qui lui permettra de survivre.
Disons tout de même que Rancé a une admiration sans bornes pour st Bernard
; son esprit l’a pénétré à tel point qu’on a cru voir revivre en lui l’abbé
de Clairvaux. A côté de l’Ecriture et de la RB, c’est d’ailleurs Bernard que
Rancé cite le plus dans ses écrits. L’exemple de Bernard ne cesse de l’inspirer
et de le stimuler dans son projet de réforme et dans sa marche vers la perfection
: « Si Bernard et ses frères ont pu pratiquer une vie si pénitente, pourquoi
n’aurais-je pas le courage de l’embrasser comme eux? »[8]
Rancé a une très grande influence sur
de nombreuses communautés et sur beaucoup de visiteurs. Sa réforme dans la
réforme (NB : la première réunion de l’Etroite Observance a lieu 2 ans avant
la naissance de Rancé) diffère des autres en ce qu’elle est véritablement
soutenue par une spiritualité ; celle-ci, en rupture radicale avec les opinions
courantes du temps, s’oriente tout aussi radicalement vers les origines du
monachisme, celui des Pères du Désert. En ceci, avec les pratiques qui en
découlent, elle dépasse l’ancien Cîteaux, sans être en rupture d’esprit, à
mon avis[9].
Mais Rancé, en un sens, retrouve et
rend à ses disciples et à ses contemporains le vrai sens de la vie monastique,
la recherche de Dieu seul, l’imitation du Christ et l’abandon total de ce
que le monde peut offrir. Cette radicalité est certainement une des caractéristiques
de sa réforme et la source de son succès et de sa fécondité.
Il est remarquable que la pénitence
continua à La Trappe, après la mort de Rancé. Rancé a obtenu le droit
que La Trappe élise un prieur après sa mort, au lieu de retomber dans la commende,
ce qui aurait dû arriver, et qui aurait ruiné l’esprit de la réforme. Il a
même pu nommer ses 3 successeurs ! Et le flot d’entrées ne tarira pas au XVIIIème,
avec 117 professions entre 1700 et 1710[10].
Les 6 abbés suivants sont restés entre
12 et 19 ans, ce qui a assuré la stabilité à La Trappe, qui a gardé sa réputation
pendant tout le XVIIIème. Avant la Révolution la moitié de tous les moines
de l’Etroite Observance se trouveront à La Trappe et à Sept-Fons ! L’abbaye
a pu continuer jusqu’à la Révolution, et y a fait face comme aucune autre
communauté.
Le modèle primitif n’existait plus,
il fallait le réinventer - la déchéance avait déjà commencé au XIIIème, la
ferveur s’était épuisée. Rancé a eu le mérite de réincarner un modèle concret.
* * *
Annexe
Quelques aspects de la vie à La Trappe :
Les nombreux candidats qui se présentaient
étaient sans doute impressionnés par Rancé, et voulaient être sous sa direction
spirituelle. La sélection à l’entrée était très stricte.
C‘était une communauté exceptionnelle ;
au moment de la profession :
37 avaient moins de 25
ans (soit 49%)
31 entre 25 et 30 ans
38 entre 30 et 40 ans
27 avaient plus de 40 ans
La plupart avaient déjà une expérience
religieuse et de la maturité. C’était une élite à tous niveaux, qui avaient
déjà eu des charges dans leur première profession. Le tiers des choristes
étaient prêtres. Le niveau d’instruction était supérieur aux autres maisons.
La communauté était très diverse, mais
unie et fidèle ; le noviciat, qui ne durait pas plus d’un an, semblait très
efficace.
Toute discussion théologique était
interdite à La Trappe.
Horaire : 3 heures de travail manuel
(c’est peu, mais beaucoup par rapport aux autres maisons !), et 8 heures à
l’Opus Dei ! Rancé avait un grand souci de la propreté et de l’ordre, pour
des questions de respect, de charité, mais jamais pour des raisons de santé
!
La mortalité était élevée : 24 sont
morts par exemple dans les 2 années qui ont suivi leur profession. Il y a
eu 117 morts entre 1662 et 1695...en raison de l’austérité, mais aussi des
épidémies (et certains religieux étaient au contact des pauvres qu’ils nourrissaient
à la porterie), de la famine, de la peste, de la typhoïde qui ravageaient
la France entière.
* * *
Page web de l’Ordre sur ALBAN JOHN KRAILSHEIMER
Le 7 mai 2001, un grand ami du monastère
de La Trappe, ALBAN JOHN KRAILSHEIMER,
est décédé paisiblement à l’hôtellerie du monastère, quelques mois après son
80ème anniversaire. Bienfaiteur remarquable de tout l'Ordre, sa mort inopinée
à La Trappe fut un signe des délicatesses de Dieu à l’égard d’un homme qui
avait fait plus que personne pour rectifier et approfondir notre connaissance
du Réformateur du même monastère: Armand-Jean de Rancé.
Professeur Krailsheimer, ou "Frère Alban",
comme il aimait être appelé par les membres de la communauté, fut veillé à
la manière des moines au jour de leur mort. Une messe de requiem fut célébrée dès le lendemain, avant que sa dépouille mortelle
soit rapatriée en Angleterre, où il repose près de son épouse dans le cimetière
de la paroisse anglicane d’Oxford, dont il a été un loyal paroissien.
Pendant la Seconde Guerre Mondiale, le capitaine
Krailsheimer a participé à trois débarquements, en Sicile, Afrique du Nord
et Normandie, lorsqu’il était à l’Etat-Major de l’Intelligence Service Britannique. Après la guerre, il fit ses études
universitaires à Londres et les continua à Christ’s Church College, à Oxford, avant d’y enseigner et d’y accomplir
sa carrière comme professeur de littérature française, surtout des XVIe
et XVIIe siècles.
Ses lectures l’ont conduit à une profonde admiration
pour la personnalité et l’influence spirituelle de l’abbé de Rancé qui ira
jusqu’à entreprendre la publication de ses 2.000 lettres. Ce travail immense
lui a demandé quelques 25 ans, mais l’a introduit dans une meilleure connaissance
du Réformateur de la Trappe, grâce à laquelle il publiait, en 1974, la version
originale anglaise de son étude de la vie et de l’influence de l’Abbé réformateur,
étude libérée des fausses idées et des préjugés des siècles antérieurs. La
version française, enrichie de ses travaux ultérieurs, vient d’être publiée.
Désormais, tout jugement éclairé à propos de Rancé et de sa réforme doit commencer
ici.
Sa connaissance de Rancé a fait que le Professeur
Krailsheimer a été souvent invité dans nos monastères pour y donner des sessions.
Dans une lettre-testament au Père Abbé actuel de La Trappe, ouverte seulement
après la mort du Professeur Krailsheimer, il reconnait que La Trappe lui a
offert des biens spirituels qui dépassaient l’intérêt de son travail académique.
"Je voudrais, écrit-il, exprimer ma reconnaissance et ma joie pour tout
ce que je dois à l’Ordre.... L’Association spirituelle à votre communauté,
reçue de votre part en 1981, est un témoignage d’une réalité profonde qui
m’a guidé et me guide encore dans les chemins du Seigneur. De tout coeur je
vous en remercie et vous demande seulement le secours de votre prière quand
vous saurez que je ne suis plus là". Nos communautés ne manqueront
pas de la lui donner.
Questions possibles
Lire
et résumer Collectanea 1990 p.140 sur Rancé et st Bernard
Lire
Collectanea 1989 p.89 sur Rancé et la pauvreté
[1] La frivolité, l’hypocrisie, l’orgueil, l’intérêt, l’intrigue de cette société expliqueront quelques uns des impératifs soulignés par Rancé : humilité et humiliation, travail manuel, séparation de la famille, anonymat du nom des religieux, refus de donation pour les novices ; austérité de vie, nourriture, subvention des pauvres : tout cela s’explique par la société qu’il avait quittée. Cf. l’édition de Krailsheimer des Lettres de Rancé, tome 1, pp.32-34, sur sa personnalité.
[2] C’était alors le noviciat provincial de l’Étroite Observance
[3] On peut voir la différence entre la Trappe et les autres maisons quant à la séparation du monde, le régime alimentaire, etc in Aubry, Une réforme au sein de l’Étroite Observance dans Réformes et continuité dans l’Ordre de Cîteaux pp.40-46. Sur sa vie et son oeuvre, on peut voir aussi l’article de Krailsheimer dans Colloque de la Trappe sur Cîteaux et la Normandie, p.79
[4] Plusieurs ordres, craignant de se dépeupler, obtiennent de Rome des décrets interdisant le passage de leurs sujets à La Trappe (Feuillants, Mauristes, Capucins).
[5] Où sa soeur Thérèse était entrée vers 1637...(décédée en 1684)
[6] La liste de ses oeuvres est en RANCÉ, Correspondance, tome 4 p.572
[7] « La première et principale
obligation d’un solitaire est de s’appliquer à Dieu dans le repos et le silence
du coeur, de méditer incessamment sa loi...c’est à ce point que toutes les
règles, toutes les pratiques de piété et les exercices de pénitence se doivent
réduire. On jeûne, on veille, on travaille, on garde le silence, on fuit les
honneurs, on embrasse le célibat, la pauvreté, le joug de l’obéissance afin
d’obtenir de Dieu cette sainteté qui est l’essence, le fonds et la fin de la
vie religieuse . » De la sainteté et des devoirs p.51
« La
vie monastique, quoique austère qu’elle soit, n’est qu’un pur judaïsme, si la
préparation intérieure du coeur n’est jointe aux dispositions
extérieures. »
« La
pénitence n’est que la conformité de notre coeur à celui de Dieu, elle
demande une totale abnégation de nous-mêmes, elle ne consiste pas seulement à
pleurer, mais à pleurer ce que Dieu veut. »
Sur sa spiritualité, cf. Colloque de la Trappe sur Cîteaux et la Normandie, p.87.
[8] Pour plus de détails sur ce parallèle entre les 2 hommes, cf. l’article très intéressant dans Collectanea 1990 p.140 : Rancé et st Bernard.
[9] Sur les différentes interprétations de l’œuvre de Rancé, cf. Alban Krailsheimer (le spécialiste de Rancé), Le rôle de Rancé et de la Trappe, dans Réformes et continuité dans l’Ordre de Cîteaux pp.59-68 ; les diverses interprétations sont évoquées à partir de la p.64, milieu de page. Sur le décès du professeur Krailsheimer à La Trappe le 7 mai 2001, cf Collectanea 63,3 (2001) pp.292-296 ou document annexe
[10] Il paraît qu’on ne donnait même plus l’habit au chapitre, la chose étant trop fréquente. Pour la période entre 1743 et 1789, on totalise 977 prises d’habit, mais seulement238 professions, 739 ne persévérant pas. Toutes ces données proviennent de Père Lucien, de La Trappe, décédé en 1999 ; en tout, de la réforme rancéenne jusqu’à 1789, il compte 2606 prises d’habit de novices, dont 802 ont fait profession : 575 choristes et 227 convers.