16,1

Cours 16

 

Autres réformes

 

 

            Nous avons évoqué au cours dernier la figure de Rancé. Il ne faudrait pas cependant que ce grand homme nous cache d’autres réformateurs, de grande valeur également. Nous dirons donc un mot de 3 d’entre eux, et surtout nous verrons quelques réformatrices, chez les moniales.

            Orval, fondée par des Bénédictins italiens vers 1070, s’affilie à l’Ordre en 1132. Elle connaît une première réforme avec Lambert de Hansimbourg au XVIe, une seconde avec Bernard de Montgaillard, ancien Feuillant (1605-1628). Reconstruite après l’incendie qui la détruit pendant la Guerre de 30 Ans, elle reçoit une troisième réforme, avec Charles de Bentzeradt (1668-1707) ; littéralement fasciné par la personnalité de Rancé, il forme immédiatement le projet d’aligner sur celle de La Trappe l’observance de sa propre maison quand il devient abbé. Mais cela ne sera pas sans difficulté, et il faudra bien 20 ans pour la réussite du projet, tant est violente la résistance des « anciens », soutenus par le prieur ![1]

            On ne peut dire que l’oeuvre réformatrice de Charles de Bentzeradt soit réellement originale. Il a remis en vigueur les mesures de Montgaillard que le malheur des temps avait fait tomber en désuétude et il a emprunté aux règlements de La Trappe, mais il n’a pas imité ni recopié servilement ses modèles. Son unique objectif a été de ressusciter le Cîteaux des origines.

            Cette nouvelle réforme, ou plutôt ce nouveau développement apporté à une réforme déjà ancienne, devait entraîner l’abbaye d’Orval aux plus hauts sommets de la ferveur religieuse et lui valoir une extraordinaire prospérité matérielle.[2].

 

            A Sept-Fons, Dom Eustache de Beaufort (1656-1709)[3] commence sa réforme en 1662, donc avant même la profession de Rancé ; puis, dans son enthousiasme pour la réforme de la Trappe, on raconte qu’il eut la tentation d’y rester.

            De 4 moines, ils passent à 130 en 1709 à la mort d’Eustache[4]. Il s’était surtout préoccupé de donner un esprit aux observances adoptées, en recommandant l’enfance spirituelle et l’attachement à l’Eglise[5].

16,2

 

            La réforme est introduite à Tamié en 1667, par Dom Jean-Antoine de la Forêt de Somont, gagné à la réforme de Rancé lors d’une visite à La Trappe, alors que jusque là il y avait été hostile, et avait défendu les intérêts de la commune observance. En 1702 lui succède Dom Cornuty[6], un autre grand nom de l’Etroite Observance.

*

            A l’orée du XVIIe, les guerres de religion et la commende avaient amené la majorité des monastères près de la ruine. Précisons que le système de la Commende contribue à diminuer encore le nombre des moines ; en effet, aux yeux de ceux qui reçoivent les abbayes en propriété, la présence des moines est plutôt une charge financière ; ils font donc de leur mieux pour en réduire le nombre au minimum, et la plupart du temps ne se soucient pas de réparer le monastère quand il subit des dommages.

Dans bien des cas les monastères de moniales sont laissés à eux-mêmes, étant donné qu’il n’y a plus de Père Immédiat pour s’en occuper. Dans ces conditions, il n’est guère étonnant de voir les moniales elles-mêmes prendre en main l’oeuvre de réforme nécessaire, souvent soutenues par les évêques contre les autorités de l’Ordre.

            Besoin de réforme? Oui, du fait d’abord que depuis 1516 les abbesses elles aussi sont nommées par le roi, et dans ces nominations, on envisage surtout les avantages matériels...De plus, beaucoup de religieuses n’ont pas la vocation : elles ont été placées là pour leur éducation, puis sont restées, ou alors pour maintenir dans le patrimoine familial telle abbaye dont la jeune moniale deviendra abbesse, ou encore parce que les parents n’ont plus de quoi lui donner une dot...

            D’où le relâchement et la décadence spirituels, et la mondanité qui envahit le cloître...même si on continue à assurer le culte liturgique!

            Deux manquements sont fréquemment dénoncés : l’absence de clôture et de communauté de biens.

*

            Au Tart, la réforme est menée par Jeanne-Françoise de Courcelle de Pourlan, abbesse en 1617, soutenue par l’évêque de Langres, Mgr Sébastien Zamet, car ce n’est pas chose aisée ; les gentilshommes qui fréquentent assidûment l’abbaye et ses occupantes...organisent même un guet-apens contre l’évêque.

            Le Tart est transféré à Dijon, où finalement viennent les religieuses restées au Tart ; tout ceci pendant l’abbatiat de Dom Nicolas Boucherat. Mais son successeur Pierre Nivelle ne soutient pas la réforme ; la communauté se met donc sous la juridiction de Mgr Zamet en 1627.

 

16,3

            La Mère Louise de Ballon (1591-1668) est une grande réformatrice. Dès 7 ans, elle entre au noviciat de Ste Catherine d’Annecy, par attirance pour la vie de prière. La clôture est totalement ignorée dans cette abbaye de l’Ordre de Cîteaux.

Louise est petite cousine de François de Sales, alors évêque de Genève, résidant à Annecy. Il lui fait faire en 1617 une retraite à la Visitation d’où elle sort avec la résolution d’introduire la réforme dans son abbaye.

            Mais n’arrivant pas à gagner la communauté ni même l’abbesse à la réforme, avec 4 autres moniales elles s’échappent et s’établissent dans une maison abandonnée à Rumilly en Haute-Savoie en 1622. Louise de Ballon y est supérieure ; de nombreuses postulantes affluent, et elles fondent 15 fois entre 1625 et 1641 ; mais c’est en dehors de l’Ordre. En 1786, il y aura 25 maisons.

            Cependant en 1636 il y a scission, du fait que la supérieure de Grenoble, Mère de Ponçonas, penche pour un retour au Cîteaux primitif, alors que Louise se rapproche de l’esprit de la Visitation[7]. Il y a alors 2 congrégations : celle des Bernardines de st Bernard (3 maisons), et celle des Bernardines de la Divine Providence ; subsistent aujourd’hui Colombey et Géronde, en Suisse.[8]

 

 

            Port-Royal ; c’est la réforme la plus célèbre, en raison du jansénisme et de Mère Angélique Arnauld.

            Disons un mot bref du jansénisme :

« Le fondement de la piété janséniste est le pessimisme moral : la nature humaine est si profondément corrompue que toutes les actions qui correspondent à ses penchants sont coupables ; en conséquence, le salut ne sera accordé qu’à un petit nombre d’élus qui renoncent à leur nature pour suivre la grâce ; leurs vies doivent être données héroïquement à Dieu en esprit de pénitence, à l’écart du monde, en pratiquant le sévère ascétisme des Pères du Désert. Les vertus naturelles et l’amour de la science sont pour le moins dénuées de valeur, et l’Eglise elle-même a toujours suivi une fausse direction depuis le douzième siècle en adoptant les idées des scolastiques et de la Renaissance. En d’autres termes, le jansénisme, avec son pessimisme universel et ses exigences de sainteté héroïque, joints à un amour de l’antiquité ennemi de tout enrichissement, est l’exemple le plus frappant de la contre-Renaissance, caractéristique du siècle entier. Le jansénisme en tant que doctrine fut condamné par le pape Innocent X en 1653, après une longue guerre menée contre cette erreur par les Jésuites, mais les défenseurs opiniâtres de la secte ne rendirent pas les armes jusqu’au moment où, après la mort de la première génération janséniste, Port-Royal fut dissous et rasé au sol. »[9]

16,4

 

            Les grands responsables de la propagation de ces idées sont l’abbé de st Cyran, directeur spirituel des cisterciennes de Port-Royal, et Antoine Arnauld, dont les soeurs Angélique et Agnès dirigent de l’intérieur le groupe des dames gagnées à la cause.

            Angélique devient abbesse de Port-Royal à 11 ans, en 1602, l’abbaye étant en pleine décadence. Sa vocation forcée lui fait horreur, jusqu’au jour où en 1608 elle entend un sermon qui la convertit. Elle décide alors de réformer son abbaye ; on rétablit clôture, habit régulier, vigiles, abstinence. En 1618, elle est chargée de réformer Maubuisson, jusqu’en 1623 ; elle y aura reçu 30 novices...qu’elle ramène avec elle à Port-Royal, après une dispute avec la nouvelle abbesse!!

            Port-Royal est une communauté fervente de 80 moniales, en 1625, mais portée de façon excessive aux actes héroïques. Cependant elle ou ses filles sont amenées à réformer plusieurs autres abbayes, et elles sont dans ce sens en lien avec le Tart et Mgr Zamet.

            A l’élection de Pierre Nivelle, Mère Angélique met son monastère sous la juridiction de l’archevêque de Paris (la communauté a été transférée à Port-Royal des Champs, pour cause d’insalubrité) et elle abandonne la RB pour la Règle de st Augustin, elle introduit l’Adoration perpétuelle du st Sacrement, et un changement de scapulaire (blanc barré d’une croix écarlate, symbole des saintes espèces). C’est la rupture totale d’avec Cîteaux.

            Port-Royal devient forteresse du jansénisme, par l’influence de st Cyran, leur directeur spirituel. Après la condamnation de l’hérésie, elles furent pour une part dispersées. Mais la communauté survécut à la Révolution, se retrouva à Besançon, et après s’être réaffiliée à l’Ordre, elle est à l’origine de la Grâce-Dieu.

 

*

            Disons par ailleurs un mot bref d’autres moniales, hors de France :

            En Italie, certaines entrent dans la congrégation de st Bernard, d’autres communautés s’unissent entre elles. D’autres, n’ayant plus de Père Immédiat, continuent néanmoins seules à maintenir les observances cisterciennes. Les CG sont inquiets au sujet des confesseurs : n’ayant plus de confesseurs cisterciens, il y avait le risque qu’elles se séparent de l’Ordre.

            En Espagne, il y a un mouvement de réforme aussi : les Récollettes (1595). Leurs constitutions sont approuvées en 1606. Leur vie est austère ; chez elles, la vie fervente se poursuit durant tout le XVIIIe.

 

            Le XVIIe est marqué par une rénovation spirituelle, fruit tardif mais réel du Concile de Trente peut-être ; et ceci grâce à un nombre étonnant d’hommes et de femmes, tout autant remarquables par leur sainteté que par leurs talents d’organisateurs. Nos Constitutions leur rendent hommage aujourd’hui en ces termes :

 

« Moines et moniales de l’Ordre reconnaissent qu’ils doivent beaucoup au mouvement dit de l’Etroite Observance qui défendit avec force à une époque troublée certains aspects du patrimoine cistercien et permit ainsi, à travers l’oeuvre de l’abbé de Rancé et l’entreprise de Dom Augustin de Lestrange, leur transmission aux générations suivantes. » Avant-propos,2

 

« Les fondateurs de Cîteaux donnèrent à cette tradition une forme particulière dont certains aspects furent défendus avec force par les monastères de l’Etroite Observance. » CST 1

 

 

 

*

*         *

 


Questions possibles

 

 

Lire et résumer Cîteaux 1988 t.39,1-2 p.132-138 sur Orval

Lire et résumer Cîteaux 1963,4 p.280 sur Dom Eustache de Beaufort

 



[1] cf. Cîteaux 1988 pp.136-137

[2] cf. Cîteaux 1988, t.39,1-2 p.132-138 ; sur les réformes à Orval, on peut aussi consulter Réformes et continuité dans l’Ordre de Cîteaux (pp.101-116)

[3] Il n’a que 20 ans quand il reçoit l’abbaye ; un peu à contre cœur, il décide de se faire moine, fait son noviciat à Clairvaux et se joint à l’Etroite Observance en 1664, après une "2nde" conversion.

[4] Sur Eustache, cf. CHAUTARD, par Bernard Martelet p.112-114

[5] cf Fiche Cistercienne 90, et revue Cîteaux 1963,4 pp. 284-287

[6] cf DHGE tome XIII col 910

[7] Elle adoucit par exemple les règles sévères de Cîteaux, elle cultive surtout l’esprit de simplicité, d’intériorité, de pauvreté, de prière et de séparation du monde, donnant ainsi une interprétation nouvelle de l’ancien idéal cistercien, au point que certains s’interrogent sur sa fidélité à l’idéal monastique cistercien.

[8] sur les Bernardines, cf. La Croix Bouton sur les Moniales II p.92-93

[9] = Louis Lekai, Les Moines blancs, p.122-123