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Cours 18

La Valsainte et l’odyssée monastique

1791-1802[1]

 

 

 

Dom Augustin de Lestrange (1754-1827)

            C’est lui finalement qui est à l’origine de la restauration de notre Ordre au début du XIXe ; c’est le seul moine de France à avoir organisé la résistance spirituelle après la Révolution française.

            Il a un physique avantageux, un tempérament de choc et un caractère intransigeant d’une trempe exceptionnelle. Il a le prestige de la naissance (noblesse), de ses relations ; sa vocation monastique est très motivée ; il a un sens aigu de la Providence et de la Sainteté de Dieu.[2]

            Prêtre, et fuyant une brillante carrière ecclésiastique, il entre le 5 octobre 1780 à La Trappe, à 26 ans, et fait profession en 1781 ; il est alors nommé sous-maître puis maître des novices et confesseur de la communauté. Bien qu’il cherche à s’effacer, sa personnalité s’impose. Homme de caractère et de conviction, épanoui, équilibré, généreux, lucide, il exerce à son insu un réel ascendant sur les jeunes et même sur de plus anciens. Amenant ses novices à goûter la sainte Règle et les écrits de Rancé, il se rend compte que l’observance rancéenne ne suit en fait pas RB à la lettre. Alors sa ferveur, son zèle, son tempérament, lui suggèrent de parfaire cette réforme ; peu à peu, il influence ses novices et dirigés en ce sens.

L’abbé, Dom Pierre Olivier, meurt en février 1790 au début de la Révolution ; Dom Augustin se sent donc responsable de l’avenir des jeunes moines. Après le décret de suppression de voeux, il presse son prieur, Dom Gervais Brunel, d’emmener la communauté à l’étranger ; celui-ci temporise d’abord, mais la situation s’aggravant, il finit par laisser à Dom Augustin toute liberté d’agir.

            Avec la permission de son Père Immédiat, Dom Louis Rocourt (de Clairvaux), il demande asile au sénat du canton suisse de Fribourg en mars 1791. Il reçoit l’autorisation d’y installer 24 religieux dans l’ancienne chartreuse de La Valsainte désaffectée depuis 14 ans. Le 10 mai, les partants s’étant choisi Dom Augustin comme supérieur, s’en vont, ils sont 13 choristes, 7 convers, et 3 novices ; leur moyenne d’âge est de 37,5 ans.

Selon le récit le voyage se fait « dans la plus grande pauvreté, avec la plus grande générosité, dans la plus grande régularité. »

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La Valsainte; les règlements de 1794

            Les frères arrivent le 1er juin 1791. La vie[3] est austère et rude, dans des bâtiments en mauvais état, avec la dureté du climat, le dénuement des exilés, les difficultés de ravitaillement et les austérités qu’ils s’imposent par générosité et esprit de pénitence.

            Dom Augustin s’occupe de tout, dans tous les détails. Dès juillet, ils revoient ensemble comment appliquer la Règle ; la communauté refond entièrement les observances cisterciennes, ce qui donne Les Règlements de La Valsainte, imprimés en 1794 ; ils sont très longs et très détaillés...[4] Tout cela dans un esprit de compensation, de réparation, par rapport aux crimes de la Révolution. Ces règlements concernent la vie conventuelle dans tous ses détails, mais ils n’en donnent pas l’esprit ; cela sous-tend tout un idéal spirituel ; il s’agit de « communier sans cesse à la Volonté de Dieu », et d’être toujours « en état de vivante oblation. »[5]

            « L’équilibre établi par st Benoît, par le premier Cîteaux et la relative sobriété de la réforme de Rancé, se trouve rompu. La pénitence devient pour le nouveau réformateur la raison d’être des observances. Celles-ci doivent porter ce caractère au maximum. D’où la multiplicité et l’allongement des prières en commun, l’accent mis sur les exercices d’humiliation, l’absolu du silence, l’augmentation du temps de travail aux dépens de la lectio divina, la réduction du temps de sommeil et les restrictions alimentaires. »[6] Cela tient aussi au fait de la vue très pessimiste qu’a Dom Augustin de la nature humaine, déchue, d’où le besoin d’une ascèse radicale et soutenue ; c’est bien plus ascétique que Rancé.[7]

 

            Rappelons-nous bien que son idéal réformiste est antérieur à la Révolution, qui n’a été pour lui que l’occasion...providentielle...de réaliser son idéal. L’intention de Dom Augustin est de reprendre intégralement la vie du premier Cîteaux. Il fallait un héroïsme communautaire et soutenu pour faire face à une telle épreuve. En réalité, on est face à un ascétisme sévère, qui renchérit sur celui de Rancé, et loin de l’esprit du Cîteaux primitif :

· On introduit un nombre exagéré de pratiques extra-monastiques : prières vocales, dévotions particulières (litanies, chapelets) en communauté ; on a même institué une « laus perennis », et même pendant la nuit, par des groupes qui se relaient ! La caractéristique de la piété de Dom Augustin est le culte à la sainte volonté de Dieu.[8]

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·Dom Augustin institue un tiers-ordre pour s’occuper des enfants dont il s’était chargé.

· Au moment des fondations, on abandonne la pratique de la Charte de Charité.

 

            Y a-t-il unanimité de sentiment à La Valsainte ? On peut en douter...Mais l’ascendant personnel de Dom Augustin joue beaucoup. Rancé avait eu l’humilité d’accepter des conseils de modération, Dom Augustin lui, est trop convaincu de sa mission; personne ne pourra lui faire apporter de modération. Un frère qui avait vécu aussi sous Rancé dit de ces Règlements qu’ils ont la même sévérité, mais sans la discrétion et la douceur. Il y a comme un étouffement spirituel, un dessèchement par trop de règlements.

            Il est aussi pressé de publier ces Règlements ; il envisage que cela aidera à réformer l’Ordre, une fois revenu en France ; or il a besoin de l’approbation : il essaie de l’obtenir directement de Rome, mais il ne l’aura jamais.

 

Premières fondations

            En janvier 1792, La Valsainte est érigée en abbaye et chef-lieu de la congrégation des Trappistes, par Pie VII. Dom Augustin en est l’abbé.

            Dès 1793, on doit songer à fonder, vu le nombre de recrues ; la première fondation est Ste Suzanne, en Espagne, dans la province de Saragosse (dissoute en 1835).

            Mais Dom Augustin songe surtout à l’Amérique, et spécialement au Canada ; un premier essaim, en 1793 aussi, qui devait embarquer à Amsterdam, s’arrête en cours de route et fonde Westmalle ![9] D’autres partent pour l’Angleterre, toujours en vue du Canada, mais fondent Lulworth[10], sur la côte de la Manche. On fait aussi plusieurs fondations dans le Piémont et le Valais.

 

Les moniales; la Sainte Volonté de Dieu

            Plusieurs religieuses issues de divers ordres, viennent se mettre sous la protection de Dom Augustin. Elles sont réunies à Sembrancher, dans le Valais, fin 1795, au monastère de la Sainte Volonté de Dieu.[11]

            En 1797 apparaît la menace des armées révolutionnaires sur la Suisse. Dom Augustin a la charge de 254 personnes, dont 60 petits garçons et 40 petites filles.

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En route pour la Russie

Il charge Sr Marie-Josephe (c’est la princesse Louise-Adélaïde de Bourbon-Condé, mais qui ne fera pas profession[12]) d’écrire au tsar de Russie pour lui demander asile...Mais on part, moines, moniales, enfants, sans attendre la réponse !

            En janvier et février 1798, différents groupes se mettent en route[13], en direction d’Augsbourg, à pied et en chariots. Puis on gagne le Danube, où on embarque sur des radeaux et où on continue à vivre en communauté et à observer la règle de La Valsainte. Arrivés à Vienne, un groupe est hébergé à la Visitation; on y reçoit la réponse affirmative du tsar qui offre 2 monastères en Russie blanche, puis 3 autres plus tard.

            Or, une fois arrivés, il s’avère que l’archevêque de st Pétersbourg réclame la pleine juridiction sur ces monastères trappistes ; Dom Augustin prépare donc un départ pour l’Amérique ; finalement, l’évêque retire ses conditions, mais au printemps 1800, le tsar oblige tous les Français à partir dans les trois semaines.

            On passe l’hiver 1800-1801 à Hambourg ; Dom Augustin, lui, cherche un établissement pour les Trappistines en Angleterre ; en 1801, la Mère Augustin de Chabannes part fonder Stapehill. En 1802, le sénat autorise la réouverture de La Valsainte ; les Pères y rentrent, alors que les soeurs vont à Villardvolard[14], en attendant la construction de La Riedera ; d’autres sont à Darfeld, avec les enfants.

            A La Valsainte et à La Riedera, les vocations ne cessent d’affluer, d’où de nouvelles fondations, entre autres aux USA en 1803 (Illinois).

            Dom Augustin, seul abbé de toutes les maisons issues de La Valsainte, outrepasse encore plus ses pouvoirs sur la communauté de Darfeld, qui a pour prieur Dom Eugène de Laprade ; finalement soutenus par le st Siège, les moines élisent Dom Eugène en 1806 comme abbé ; Darfeld se sépare ainsi de La Valsainte.

 

Nouvelles dispersions

            Pie VII est emprisonné en 1809. Dom Augustin essaie de le voir ; Napoléon l’ayant appris, il fait arrêter et incarcérer Dom Augustin en juin 1811, et supprime tous les couvents de La Trappe dans l’étendue de l’Empire. Grâce à ses amitiés, Dom Augustin peut sortir et rentrer à La Valsainte, mais ordre est donné de le conduire à Genève pour le fusiller ; il arrive à fuir par l’Allemagne, la Suède, le Danemark, l’Angleterre, et finalement il atteint l’Amérique où il reste jusqu’à la Restauration.

 

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La communauté de La Valsainte est dispersée en 1812 ; les enfants sont renvoyés dans leurs familles, les religieux prêtres se retirent dans des paroisses ; les Trappistines de La Riedera peuvent y rester jusqu’à la chute de l’Empire. Dom Eugène (sa communauté est en Westphalie, donc aussi dans l’Empire) disperse sa communauté en petits groupes. En 1813, conseillé par le Pape Pie VII, Dom Eugène[15] reprend les règlements de Rancé. En 1814, l’unité qui avait permis aux trappistes d’affronter l’épreuve n’existe donc plus. Quand sonne l’heure du retour en France, les Trappistes sont donc partagés en 2 observances :

· l’observance de Rancé est suivie par : Port du Salut, le Gard (dans la Somme), Oelenberg, Westmalle

· l’observance de la Valsainte est suivie par : la Trappe, Aiguebelle, Melleray

            En 1814 en effet, arrive aux USA la nouvelle de la chute de Napoléon ; Augustin rembarque pour la France ; un Père, Vincent de Paul, reste là-bas, et sera à l’origine d’une fondation au Canada, le Petit-Clairvaux[16].

Cette même année, Dom Eugène arrive à racheter La Trappe, et la cède à Dom Augustin à son retour ; quant à lui, il installe une partie de ses religieux à Port du Salut, et les moniales à Laval.[17]

            Une autre partie de Darfeld sera à l’origine de Sept-Fons ; les religieux allemands restés à Darfeld sont à l’origine d’Oelenberg et d’Altbronn ; et les soeurs de la Riedera donneront Les Gardes et Lyon-Vaise, qui fera naître le monastère de l’Assomption au Canada en 1904.[18]

            De cette époque date aussi Bellefontaine ; c’est là qu’émigre en 1822 la communauté de La Trappe, Dom Augustin ayant été mis en interdit dans son diocèse par l’évêque, après un conflit ; la communauté ne réoccupe La Trappe qu’après la mort de Dom Augustin en 1827.

            On lui reprochait de vouloir à tout prix garder seul l’autorité entière sur tous les monastères de sa réforme, et de ne pas accepter de rien retrancher de l’austérité de ses règlements, reconnus trop durs. Il fut appelé à Rome en 1825 pour un procès qui traîna en longueur; c’est sur le chemin du retour qu’il meurt en 1827, chez les moniales de Lyon-Vaise ; il a 73 ans.

            Tout en reconnaissant ses erreurs, il faut sans doute aussi admettre que sans lui, La Trappe aurait été impitoyablement balayée. Il la sauva, mais en même temps, il ébranlait les fondements de l’Ordre ; il passa outre à la Charte de Charité en se constituant le supérieur unique ; cent ans seront nécessaires pour réparer cette brèche ouverte dans la constitution de Cîteaux.

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Questions possibles

 

Parcourir L’Odyssée monastique et Kervingant, Des Moniales face à la Révolution

 



[1] cf. illustrations in  L’Odyssée monastique, et : Augustin de Lestrange et les Trappistes pendant la Révolution

[2] cf. livre de Kervingant, Des moniales face à la Révolution française, pp71-73. cf. aussi dans Collectanea 1999, 61,4 p.311, une présentation rapide de son oeuvre (on n’y évoque pas certains aspects positifs de l'homme et ses profondes raisons d’agir) ; cf. aussi le livre LAFFAY, Dom Augustin de Lestrange et l’avenir du monachisme : p. 85-106, "Réformer la réforme", situe bien le sens de la démarche.

[3] Cf. Laffay, Dom Augustin de Lestrange et l’avenir du monachisme : p. 107-130 sur la vie quotidienne.

[4] Jusqu’à mentionner l’épaisseur des semelles de chaussures et la largeur des mouchoirs! Le sous-titre de ces Règlements est à lui-même assez explicite: « Règlements...choisis et tirés de tout ce qu’il y a de plus clair dans la Règle de s.Benoît, de plus pur dans les Us et Constitutions de Cîteaux, de plus vénérable dans le Rituel de l’Ordre et enfin de plus réfléchi dans leurs propres délibérations. »

[5] cf Fiche cistercienne 103 pp.410-411

[6] = Kervingant, Des moniales face à la Révolution française, p.89

[7] A La Trappe, il y a 3 heures de travail manuel pour les choristes; à La Valsainte, 4.30 en hiver, 5 en été les jours de jeûne et 7 les jours ordinaires. En Carême le seul repas est très tardif: 16.15, après les Vêpres et le quart d’heure d’oraison.

[8] sur les scapulaires du tiers-ordre, il y a un coeur rouge et l’inscription « La sainte Volonté de Dieu », et il donne ce nom à l’un de ses monastères.

[9] Westmalle ferme en 1794, est transféré à Darfeld, puis rouvre un peu après.

 

[10] transféré à Melleray en 1817

 

[11] Pour plus de détails, cf. Kervingant p.74 et suivantes

C’est aussi de cette époque que date la fondation de la congrégation des Bernardines d’Esquermes: après la loi d’août 1792 et la dispersion des communautés, quelques moniales cisterciennes se regroupent, dès 1799 à, Esquermes, près de Lille, pour y continuer leur vie monastique. La nécessité de subvenir à leurs besoins et de montrer leur utilité sociale les amène à ouvrir un pensionnat. Elles sont aujourd’hui environ 200, en 10 monastères (4 en France, 1 en Belgique, 2 en Angleterre, 1 au Japon, 2 au Zaïre dans le Kivu); elles gardent des activités éducatives, comme le disent leurs constitutions approuvées en 1982; (cf. une bonne présentation dans Collectanea 1989, p.281)

[12] En 1801, elle entre chez les Bénédictines du st Sacrement, à Varsovie; en 1814, de retour en France, elle fonde à Paris les Bénédictines de st Louis du Temple, aujourd’hui Limon.

 

[13] Cf. dans Cîteaux 1990, t.41 p.403, la très bonne relation de Sr St-Maur Miel : voyages d’une religieuse du Calvaire de Paris pendant son émigration.

 

[14] On y accueillera parmi les postulantes une certaine Anne-Marie Javouhey, qui ne restera pas

[15] Il meurt peu de temps après, en 1816

[16] Transféré aux USA, elle se perpétue maintenant à Spencer

[17] Il ne s’agit pas du monastère actuel, qui sera construit en 1859 ; NB : ne pas s’inquiéter quand 2 documents donnent 2 dates différentes pour une fondation : on peut considérer les 1ers arrivés, la construction définitive, l’érection en abbaye, etc.

[18] Cf l’arbre généalogique dans Kervingant, Des moniales face à la Révolution française p.363