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Cours 21
Pour Bernard,
et au fond pour toute la famille cistercienne, l’art est inséparable d’une
morale, il l’incarne[1].
Nous retrouvons tant dans l’esthétique que dans la spiritualité cistercienne,
les points suivants :
· l’humilité, le souci de la mesure, de
l’équilibre
· le dépouillement, car
rien ne doit distraire de la venue du Verbe ; il est en effet peut-être plus
juste de parler ici de dépouillement, non de pauvreté, du fait que les cisterciens
en général ne faisaient pas de concession sur la qualité des matériaux et
des techniques (et les constructions ont coûté cher[2])
; cependant, Bernard a souligné qu’il ne convenait pas à des moines de faire
des dépenses exagérées, quand les pauvres crient famine à la porte.
Ce second
point nous amène à considérer quelques nuances, et une évolution. Tout d’abord,
il n’est pas facile de cerner l’attitude d’Etienne Harding envers l’art ;
il aimait les manuscrits[3]
enluminés, tout en insistant sur la pauvreté des objets du culte liturgique.
Il y a là
un paradoxe : la sobriété des cloîtres, et en même temps les manuscrits de
Cîteaux si décorés. Le premier art cistercien, sous Etienne, est encore au
fond très bénédictin : la première génération n’a pas encore accès au radicalisme
souhaité par Bernard en 1124 dans son Apologie. Pour exprimer la vénération
du texte biblique, les manuscrits sont particulièrement soignés, même si l’usage
des ors est plus modéré que chez les Bénédictins. Et puis il faut le temps
que les copistes enlumineurs apprennent de nouvelles techniques. Seul le scriptorium
de Clairvaux marquera une nette avance par rapport aux autres filles de Cîteaux,
en matière de dépouillement dans l’art de l’enluminure.
Etienne meurt en 1133.
Or le CG de 1134 pour la première fois édicte des règles à propos de l’art
sacré :
« Nous
interdisons que l’on fasse des sculptures ou des peintures dans nos églises
et dans les autres lieux du monastère, parce que lorsqu’on les regarde, on
néglige souvent l’utilité d’une bonne méditation et la discipline de la gravité
religieuse. » (Statut 20)
On interdit
également les vitraux de couleur et les illustrations des livres se trouve
limitée aux initiales en camaïeu.
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Il est difficile d’interpréter
de telles interdictions, car leur date est incertaine : est-ce bien en 1134[4], ou en 1150
? est-ce un reflet du sentiment général de l’Ordre ou ligne personnelle[5]
de Bernard ?
Précisons que l’approche
bénédictine et gothique de l’art est nettement différente, avec le souci primordial
que tout soit très beau pour Dieu, allant jusqu’au faste. Ces deux citations
de Suger nous aiderons à percevoir la différence de sensibilité :
"Par la beauté sensible, l’âme engourdie s’élève à la vraie Beauté et, du lieu où elle gisait engloutie, elle ressuscite au ciel en voyant la lumière de ces splendeurs."
Il dira aussi qu’en
"transposant ce qui est matériel en ce
qui est immatériel le charme des gemmes multicolores l’a conduit à réfléchir
sur la diversité des vertus sacrées."[6]
Au début,
les interventions du CG en matière d’art sont rares. En 1157, il défend les
clochers de pierre ; par humilité, on n’admet que les clochers en bois, de
petites dimensions ; à Fontenay, par exemple, le toit de l’église n’est pas
plus haut que le toit des bâtiments voisins, des ateliers ; on ne doit avoir
que 2 cloches, ne dépassant pas 500 livres, pour qu’un seul homme puisse les
sonner.
On peut considérer
3 grandes périodes dans l’évolution de la conception de l’art[7]
:
* 1180-1219 :
Les interdictions vont devenir de plus en plus nombreuses :
· 1192 : l’abbé de Clairvaux est puni pour
n’avoir pas empêché la construction d’une église trop vaste et somptueuse
à Vaucelles
· 1196 : l’abbé de Fontfroide est réprimandé
à cause d’un tapis posé sur le pavement du presbytère
· 1204 : le CG fait ôter les statues introduites
dans le choeur de Loroy
· 1218 : on interdit les pavements de couleur.
Croissance,
discipline et simplicité sont associées ; les contrôles sont fondés sur le
coût : ce qui est inutilement coûteux, et dont la valeur peut être utilisée
à réaliser quelque chose de plus, doit être supprimé, au nom de l’idéal de
pauvreté.
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Pour départager l’indispensable du superflu, il y a 2 critères
:
Þ l’utilité pratique : la necessitas ; ils conservent ce qui est indispensable
à la construction
Þ l’utilité spirituelle : « Lorsque
l’attention se porte vers de tels objets (sculptures, peintures), les avantages
qu’il serait possible de tirer d’une méditation sérieuse ou la possibilité
d’apprendre qu’apporte la gravité pieuse sont souvent négligés. »
C’est donc un choix moral, non esthétique, comme un dynamisme,
une volonté de transformer ce qui est offert dans le monde, en ôtant le superflu,
le somptueux, en en extirpant le mal ; et cela de façon radicale.
Le CG étend
de plus en plus son domaine d’application des contrôles, jusqu’aux constructions.
Il s’élève contre le trop grand nombre d’éléments architecturaux ; par exemple
pour les clochers : la tour est considérée comme un élément architectural
d’ostentation et de puissance, inutile ; un campanile suffit.
Plus tard,
l’application de ces critères devient plus floue :
* 1219-1230 :
On abandonne
le critère d’utilité spirituelle. Dorénavant, les interdictions contre les
peintures, les sculptures, les pavements décorés et les enluminures sont assorties
d’une restriction. Les défenses ne s’appliquent plus qu’à ce qui attire l’attention,
des éléments notables. Certaines sculptures peuvent être reproduites, si elles
ne nuisent pas à la méditation. On pense qu’on était alors en présence de
2 tendances, avec des affrontements.
* A partir de 1231 :
C’est un véritable
rappel à l’ordre. On réaffirme la priorité du principe d’utilité pratique,
et on veut revenir aux formes traditionnelles :
« Que
la multitude des colonnes et des fenêtres rondes et tout le reste, soit ramené
à la simplicité de l’Ordre. »
· 1240 : on ordonne d’ôter les tableaux
placés sur les autels (NB : c’est l’époque des retables).
· 1253 : on interdit les statues à Royaumont.
Clément IV a bien souligné le rapport entre art et spiritualité
:
« Ils
ont rangé et disposé les pierres de l’édifice selon l’ordre de leurs mérites,
réglant et ordonnant ce qui regarde le devoir tant des supérieures que des
inférieures. »
« Par l’assemblage des pierres et la disposition des murailles,
il s’agit de réveiller l’homme de son assoupissement, de le stimuler, d’exciter
son esprit, de l’éclairer, et, par des images, des harmonies, par tout un
jeu de correspondances, d’aider à cette mémorisation des origines - l’homme
créé à l’image de Dieu, qui est une victoire sur la chair, sur le péché, sur
la nuit. L’art est un instrument de résurgence, de révélation, de renaissance,
de cette réforme qui doit être une opération permanente à l’intérieur de l’homme.
L’art est un instrument de conversion.» (Duby, p.93, cf. livre de la note 1)
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Pour cela,
il ne convient pas d’orner la maison de Dieu, puisque tout au monastère doit
conduire au retournement vers l’intérieur ; pour Bernard, ce qui compte, c’est
le salut de l’âme, or elle ne peut connaître Dieu que par un retour sur elle-même,
exigeant ainsi une séparation d’avec les choses extérieures. Si Bernard recommande
d’« offrir à Dieu un promenoir
assez vaste pour qu’Il y accomplisse l’œuvre même de Sa majesté »,
il est tout à fait caractéristique qu’il utilise là une phrase employée par
les biographes d’Hugues de Cluny (pour célébrer son oeuvre de bâtisseur),
pour évoquer non pas une basilique, mais l’âme.
C’est bien
dans l’architecture[8]
que l’idéal d’austérité, considéré comme commun à toute la tradition cistercienne,
paraît le mieux s’exprimer : les règlements concernant la pauvreté et la simplicité
ont donné naissance à une architecture nouvelle, dont la beauté, dépouillée
de tout ornement et de toute décoration, réside uniquement dans l’équilibre
et l’harmonieuse disposition de toutes les parties.
Il n’y a pas
de revêtements éclatants ; cependant, les murs sont enduits. Et sur cet enduit
on trace un simple appareillage (des « faux-joints ») d’abord tout
en noir, puis, concession du CG, en traits rouges. C’est tout ; pas d’autre
peinture que le Christ peint sur la Croix près de l’autel, car il n’est pas
question de Christ sculpté.
On sait que
l’Ordre faisait appel à des ouvriers salariés pour ses constructions, mais
qu’il avait aussi ses artistes, ses spécialistes, et les monastères les envoyaient
pour aider à la construction de telle ou telle autre abbaye cistercienne.
L’exemple le plus connu est celui d’Achard, maître des novices à Clairvaux
; architecte, on l’envoie pour la construction d’églises en Allemagne. Bernard
dit de son propre frère Gérard qu’« il
savait sans peine diriger les maçons, les forgerons, les cultivateurs... »
Les Cisterciens
n’ont rien inventé en matière d’architecture, mais ils lui ont fait subir
une cure de vertu ! Une nouvelle technique apparaît à cette époque,
celle de la croisée d’ogive[9]
; ils vont beaucoup s’en servir et contribuer à son développement.
Pour les chapiteaux
des colonnes, ils utilisent souvent la « feuille d’eau », à savoir
« un ornement en forme de longue feuille étroite et sans nervure »
(waterlily leaf en anglais). On la trouve dans sa plus belle simplicité
à Fontenay[10] ; elle
a été réutilisée dans le nouvel Igny, dans le cloître de la galerie accessible
au public, ainsi que dans le cloître du monastère proprement dit.
Quant au plan de l’église[11],
lui aussi a connu une évolution ; au début, un autel suffisait, donc il y
avait une nef unique. Puis avec l’augmentation des prêtres, et l’interdiction,
à l’époque, de dire sans nécessité 2 messes le même jour sur le même autel
(et sans la possibilité de la concélébration), on a dû ajouter des autels,
des chapelles (13 à Pontigny, par exemple). La nef unique restera de règle
chez les moniales, et leurs églises se distinguent généralement par la simplicité
de leur conception architecturale.[12]
Notons que la filiation claravalienne a privilégié le chevet plat, du moins
au début.
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Nous avons évoqué l’architecture
et l’enluminure, mais les mêmes principes se retrouvent dans les vitraux : en 1134 on
demande qu’ils soient blancs, sans croix ni peintures. Les verrières (ce mot
est plus juste) sont donc incolores, ou légèrement teintées par des sels naturels
; ce n’était pas uniquement par peur des distractions, mais aussi par l’idéal
de pauvreté. Le seul élément décoratif admis est la forme géométrique du réticulé
de plomb. Pour les protéger, on posait à l’extérieur des ferronneries, très
ouvragées.
« A
l’âme qui se voue à la vie intérieure, convient de préférence ce qui est extérieurement
sans apprêt et frustre ; par là, on reconnaît que l’esprit, quoiqu’il habite
la maison, cherche ailleurs sa plus fréquente société ; son intention se révèle
comme fixée ailleurs ; et celui-là s’attache fortement à rechercher les biens
intérieurs d’une bonne conscience, qui tient pour vils tous les biens extérieurs. »
Guillaume de
saint-Thierry, Lettre d’Or
N’oublions pas non plus
les pavements ;
ils donnaient lieu à des motifs de décoration, par incrustation de céramique
de teinte différente. Ces motifs sont généralement des entrelacs et des dessins
géométriques[13]. C’est un
véritable art, où les cisterciens sont passés maîtres.
On trouve également,
dans Le Grand Exorde 5 (p.358-360), une mention sur la façon de chanter, non de façon mondaine,
mais avec modération. A la fin de ce passage une vierge révèle « ce qui s’est glissé par négligence,
dans l’Ordre de Cîteaux, de plus contraire à la pureté de la vie monastique »
:
· les fonds de terre trop multipliés
· le luxe dans les édifices
· la recherche des vains agréments dans
le chant sacré
Si L’Apologie
de Bernard n’a eu d’abord qu’une légère influence sur la législation cistercienne
(?), on voit son influence dans des écrits postérieurs : Le Miroir de la
Charité d’Aelred, (aux n.67 à 71), Hélinand de Froidmont (dans son premier sermon pour la fête de la Toussaint),
Le Dialogue Duorum Monachorum, et aussi les réactions d’Abélard et
de Pierre le Chantre, quand ils évaluent l’art en termes d’utilité et de nécessité.
Pour l’art
en général, il semble bien que Bernard ait durci les conceptions primitives,
peut-être par réaction au milieu ambiant. Puis sa rigueur s’impose à toute
sa filiation, puis à l’Ordre en son entier ; NB : après Etienne, ce sont des
moines claravalliens qui lui succèdent sur le siège abbatial de Cîteaux, et
qui président donc les CG ; puis consécration de cette filiation avec Eugène
III, pape. Mais le « fonctionnalisme » cistercien s’est avéré positif,
esthétiquement parlant, preuves en sont l’architecture, les manuscrits, les
vitraux en grisaille.
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L’expression esthétique
est le vecteur d’une spiritualité ; après avoir atteint un sommet admirable
de cohérence entre le projet de vie et son expression multiple dans l’art,
on assiste petit à petit dès la fin du XIIème, avec l’enrichissement des monastères,
à une phase de gigantisme, contre laquelle les CG eurent bien du mal à lutter.
C’est encore plus flagrant à l’époque baroque, comme on le voit dans de nombreux
monastères d’Europe centrale. Ils ont construit aux XVII-XVIIIèmes au goût
du jour, et par solidarité avec le renouveau mystique luttant contre la Réforme
qui condamnait toute ornementation. Ceci spécialement en Allemagne et en Autriche
; pour ce faire, on n’hésite pas à démolir, comme par exemple à Himmerod,
l’église du XIIème, oeuvre d’Achard.
Depuis la
dernière guerre, on revient au XXème au dénuement primitif, on recherche la sobriété (dans l’architecture
comme dans les compositions musicales, me semble-t-il) ; mais on peut se poser
la question : est-ce par retour à l’esprit de l’Ordre, ou tout simplement
parce que cela correspond à la sensibilité moderne ?[14].
On assiste aussi à une très grande diversité architecturale, encouragée par
le CG de 1953, qui
« ...exprime
le voeu que les fondations dans les pays éloignés...soient établies dans le
style architectural du pays. »[15]
On a par exemple
le cas de "villages monastiques" plutôt que de monastères traditionnels,
c'est-à-dire que les lieux conventuels se trouvent dans des bâtiments distincts
les uns des autres ; cela a la caractéristique de donner un sentiment
sain d’ouverture ; c’est le cas entre autres à Mepkin, New Clairvaux,
Novo Mundo, Gedono, Koutaba aussi, cette fois pour rester dans le cadre de
l’architecture africaine.
Je termine avec cette réflexion du P. Charles Dumont :
« Tout
ce que la culture cistercienne nous a laissé de beau dans l’art de l’architecture,
des manuscrits, du chant, et surtout de la littérature spirituelle, émane
de l’âme des moines qui ont obéi à l’inspiration que saint Bernard leur a
donnée par son attrait pour la mesure. Vivant ainsi, priant ainsi, ce qu’ils
faisaient était, sans recherche d’esthétisme, d’une grande pureté et d’une
simplicité de lignes que nous admirons encore, car elle répond précisément
à ce qui est le plus profond en nous, cette image de la simplicité originelle
inaliénable. »[16]
Questions
possibles
[1] Cf article d’Emero Stieman : The Light Imagery of st Bernard’s Spirituality and its Evidence in Cistercian Architecture qui illustre bien cette réalité, in The Joy of Learning and the Love of God: Essays in Honor of Jean Leclercq (CS 160) pp.327-388 et ma recension in BSM XIV,339 [173]
[2] cf Duby, St Bernard, l’art cistercien
p.96-97
[3] Sur les manuscrits, cf. Zaluska, Manuscrits enluminés (avec les planches à partir de la p.349)
[4] Notons qu’en 1134 Suger commence st Denis
; et on a la grande Bible de Clairvaux où l’Ecriture est présentée dans
une rigueur, une austérité, un refus de toute superfluité.
[5] Pour la comprendre il serait bon de lire
le chapitre 12 de l’Apologie
[6] Citations extraites
de Davy, Initiation médiévale (pp.27-28)
[7] Pour une vue globale de l’art cistercien sous toutes ses formes, au long de tous les siècles, cf. l’exemple de l’Espagne, en feuilletant Arte del Císter en Galicia y Portugal
[8] On peut consulter Aubert,
L’Architecture cistercienne, et aussi Cali ; et pour se replonger
dans toute l’architecture cistercienne revenir à l’incontournable Kinder,
L’Europe cistercienne
[9] Il s’agit de 2 arcs qui se croisent en
diagonale ; cette technique permet de mieux répartir les appuis, et donc
donne la possibilité de grandes ouvertures pour la lumière.
[10] Sur la page http://www.abbayedefontenay.com/france/architecture/archi.htm, on en voit en haut à gauche
[11] Cf. Dimier, Recueil de plans d’églises
cisterciennes.
[12] Cf. Bouton tome III p.18-20 ; plans
[13] cf. Aubert tome I, p.313-314
[14] cf. par exemple la nouvelle église de
Rochefort
[15] cité in Friedlander, Décentralisation
et identité cistercienne : 1946-1985, p.108 note 7
[16] in Dumont, Une éducation du cœur
p.104-105