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COURS 7

 

BERNARD et GUILLAUME

1090-1153     1070-1148

 

            Qui était donc ce Bernard [1][1], qui apporta tant de joie au Nouveau Monastère, quand il y entra? On a de lui 3 Vita écrites très tôt après sa mort, qui dépendent d'une première Vita commencée par son grand ami Guillaume de st Thierry, pendant sa vie (!), et poursuivie par son propre secrétaire, Geoffroy d'Auxerre ( = un abbé d'Igny).

            Bernard est né en 1090 à Fontaine, d'Aleth (fille du comte de Montbard) et de Tescelin (qui a des liens familiaux avec les seigneurs de Châtillon s/Seine). Tescelin est très estimé d’Hugues II, duc de Bourgogne, et celui-ci l'avait chargé d'occuper le château - forteresse de Fontaine.

            Bernard eut une soeur et 5 frères ; on raconte qu'Aleth, enceinte de son troisième enfant, Bernard, aurait eu un songe : un chien qui aboyait - qu'on interprète comme présage des futures activités de Bernard, prédicateur (médecin des âmes) et veillant sur l'Eglise.

 

            Evoquons un autre songe, de Bernard lui-même, qui se révéla très important pour sa pensée : la nuit de Noël 1097, il a une vision, il contemple la naissance du Christ, Jésus se montrant à lui comme s'Il était né de nouveau sous ses yeux.

Bernard est de santé fragile ; son éducation est donc, contrairement à ses frères (destinés comme leur père à une carrière militaire), confiée à des clercs, en vue d'une carrière ecclésiastique. On le met à Châtillon sur Seine, à l'école des Chanoines de st Vorles ; il y reste une dizaine d'années, puis en 1106-1108, revient à Fontaine.

            Le 1er septembre 1106, Aleth meurt ; son souvenir marquera beaucoup Bernard.

            Bernard hésite pour un choix de vie ; apparemment, une carrière ecclésiastique, ça ne l'emballe pas spécialement. Sa situation en famille n'est pas facile, au milieu de ses frères tous chevaliers. On veut le persuader d'aller en Allemagne pour approfondir ses études ecclésiastiques. Il hésite ; un jour, il entre prier dans une église, et là il prend la ferme résolution d'embrasser la vie monastique ; il rejoint sa famille en siège à Grancey, et arrive à convaincre son oncle puis ses frères et ses amis de faire de même. Ils se retirent ensemble quelques mois à Châtillon, puis se dirigent vers le Nouveau Monastère, en 1113.

 

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Ouvrons ici une parenthèse importante : beaucoup d’auteurs, jusqu’à récemment, se sont laissés aveugler par la popularité de Bernard, et en ont déduit que Cîteaux n’avait pu fonder la Ferté qu’après l’arrivée de Bernard, situant ainsi celle-ci à 1112 ; en 1961, Bredero a souligné que les premiers manuscrits de la Vita prima ne situent son entrée qu’en 1113.

            Après 2 ans de probation, il est envoyé par son abbé Dom Etienne, à la tête de la fondation de Clairvaux, en 1115 ; il s'y rend avec bon nombre de ceux qui l'ont accompagné pour entrer à Cîteaux. Bien des questions restent ouvertes aussi au sujet de la fondation de Clairvaux et des rapports entre Bernard et son abbé Etienne.[2]

 

1) 1115-1130 : fondateur, formateur, réformateur

            Aidé de ses frères Gérard et Guy (frères de sang aussi), Bernard donne une économie saine et prospère à Clairvaux. Au niveau spirituel, il se révèle encore "pêcheur de Dieu", entraîneur d'hommes ; par exemple, un jour il va parler aux étudiants du Quartier Latin et revient avec 20 convertis! Les fondations doivent se multiplier ; à sa mort, Clairvaux compte 66 fondations ou affiliations...

            Mais Bernard est de santé fragile ; il doit faire une longue retraite près du monastère pour se reposer ; c'est là que commence une longue amitié avec un de ses visiteurs, Guillaume, alors abbé bénédictin de st Thierry.

            Bernard abbé donne quotidiennement à ses frères un enseignement spirituel, que nous retrouvons dans les sermons que nous avons conservés ; il commence aussi son premier traité, qui porte sur les Degrés d'Humilité et d'Orgueil.

Pendant sa maladie, il se met à une oeuvre de "dévotion personnelle" sur Marie (A la louange de la Vierge Marie) et commence aussi son activité épistolaire (il nous reste de lui plus de 500 lettres).

            Mais le succès de Cîteaux et de Clairvaux dérange...on accuse d'innovation dangereuse ce monachisme rénové. Il faut dire aussi que le pharisaïsme commence à toucher l'Ordre! La querelle atteint son paroxysme lors de l'entrée de Robert (cousin de Bernard) à ...Cluny ! (cf. lettre miraculeuse, écrite en 1120) là où, disait-on, il avait été voué oblat tout enfant. Pierre, abbé de Cluny, répond en 1123/1124. Alors Bernard prend la plume, à l'invitation de son ami Guillaume, pour à la fois remettre ses propres frères dans la vérité, et défendre ce renouveau : c'est L'Apologie (1124/1125).

            De sages abbés clunisiens (comme Pierre le Vénérable à Cluny et Süger à st Denis - Süger est le conseiller des rois de France -) surent entendre le message et établir des mesures de réforme contre les relâchements incontestables dans leur monastère ; cf. à Cluny les Statuts de Pierre entre 1132-1146. Ce conflit ne pourra que finalement renforcer leur amitié : "Quand deux hommes pleins de la Grâce se sont rencontrés, rien ne peut plus les séparer", écrit Dom Jean Leclerq.

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Bernard acquiert une réputation de réformateur, alors des évêques l'invitent à des conciles régionaux pour aider à l'application de la Réforme grégorienne. Bernard écrira un traité sur Les moeurs et les devoirs des évêques, et une Règle des Chevaliers du Temple, comme nous l’avons vu au cours précédent.

            Il est même amené à entrer en relation avec le pouvoir civil.

 

2) 1130-1138 : au service de l'unité

            A Rome, on commence à s'inquiéter de son succès, de ses remontrances, et on veut le renvoyer dans son cloître ; mais une crise éclate en 1130 : 2 papes sont élus! On en appelle en fin de compte à Bernard[3], qui pendant 8 ans va se dépenser pour rétablir l'unité.

Finalement Innocent II l'emporte sur Anaclet ; pour consolider sa cause, le Pape Innocent demande à Bernard (ayant reconnu la force de persuasion de sa parole) de l'accompagner à travers l'Europe - 8 années de lutte, animées par son amour de l'Eglise (on retrouve cela au niveau plus mystique dans son Commentaire sur le Cantique des Cantiques) et pour défendre le mystère du Christ.

 

            Pendant ce temps, Bernard reste abbé de Clairvaux, et ses voyages lui permettent en même temps de mettre au point de nouvelles fondations! (22 pendant cette période dans toute l'Europe[4]) et on bâtit Clairvaux II, plus grand (!) et plus près de l'Aube.

            Bernard accroît aussi son influence sur l'Ordre cistercien tout entier, car en 1134 Etienne meurt. On peut caractériser son influence dans la ligne de l'idéal primitif : c'est "une réforme de la réforme", une insistance sur la radicalité de la vie monastique, où le superflu est pourchassé à tous les niveaux (dans l'art, par exemple).

            Et il continue d'écrire[5]! C'est même au coeur de cette époque mouvementée qu'il commence en 1135 ses sermons sur le Cantique des Cantiques. C'est son oeuvre majeure; elle s'échelonne sur 18 ans et demeure inachevée.

 

3) 1138-1148 : les combats de la foi

            La paix revenue, il rentre à Clairvaux. Mais on le sollicite sans cesse (à son grand regret) pour des interventions ponctuelles et variées : nomination d'évêques, relations entre le pouvoir ecclésiastique et civil, ou dans le conflit avec Abélard et même contre l'hérésie cathare. Enfin, on lui demande de prêcher pour la croisade à Vézelay. Il donne à la croisade un sens de démarche de conversion ; mais ce fut un échec complet, dur pour Bernard.

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4) 1148-1153

 

            Bernard usé, par ses travaux, ses voyages, touché aussi par la mort d'amis très chers, pense de plus en plus à son Départ. Ses derniers sermons sur le Cantique sont centrés sur les noces spirituelles de l'âme et du Verbe. Il écrit un dernier traité De la Considération au Pape Eugène III (cistercien de Clairvaux[6]) où il lui donne conseils et avis, à sa demande. Il meurt le 20 août 1153, entouré d'une foule immense[7].

            En ce qui concerne la postérité spirituelle de Bernard, notons entre autres que son rôle semble de plus en plus avoir été très important pour Luther ; beaucoup d'écrits récents ont été publiés sur ce sujet.

 

 

 

            Guillaume, on le connaît par une vie composée au XIIème (par un moine de Signy). Il naît à Liège de famille noble, en quelle année (?), c'est une question très débattue! entre 1070 (me semble plus plausible) et 1090! Il meurt en 1148, âgé de...73 ans (?).

            Il fait ses études à Laon où enseigne Anselme - parmi les élèves, il y a un certain Abélard... Puis il entre à l'abbaye bénédictine de st Nicaise de Reims ; il passe à l'abbaye bénédictine de st Thierry et y exerce la charge d'abbé pendant 14 ans, de 1121 à 1135.

            C'est juste avant, en 1119-1120, qu'il rencontre Bernard pour la première fois : rencontre qui le marque pour toujours, et établit entre eux une grand amitié. Bernard, souffrant, est retiré dans une petite cabane en dehors de la clôture :

     "Entré dans cette cabane royale, je fus saisi d'un si profond respect que c'était comme si j'étais monté à l'autel ; je fus pris d'une telle affection pour cet homme, d'un tel désir de partager sa vie dans la pauvreté que, si je l'avais pu, j'aurais souhaité demeurer là toujours pour le servir.

(Vita Bernard 1,33)

 

            Bernard s'est toujours refusé au désir de Guillaume d'entrer à Clairvaux. Dans la vie de Guillaume, on lit ceci : "Le nom de Bernard était très célèbre. Guillaume devint son familier et fut aimé de lui d'une affection spirituelle."

            Un de leurs contemporains, l'abbé Burchard, a écrit : "Guillaume était devenu si cher à Bernard, qu'il serait bien difficile d'en découvrir un autre qui ait partagé aussi intimement avec l'homme de Dieu les secrets de la mutuelle dilection."

            Ils étaient tous deux d'une grande sensibilité.

 

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On trouve trace de leur amitié dans les lettres qu'ils échangent, dans les récits que fait Guillaume de ses séjours à Clairvaux - spécialement quand ils se trouvent malades tous les deux à Clairvaux, entre 1122 et 1128. Certains, comme le Père Verdeyen, le spécialiste de Guillaume de st Thierry, voient en cet entretien un "événement décisif dans l'histoire de la spiritualité chrétienne" [8].

            Ils se sont aidés aussi : Bernard envoie à Guillaume son traité De la Grâce et du Libre arbitre, pour que celui-ci le corrige ; Guillaume lui envoie son traité sur le Sacrement de l'autel pour qu'il fasse de même, et il écrit sa vie !

            C'est Guillaume qui pousse Bernard à intervenir dans la controverse avec Cluny (en écrivant l'Apologie, et c'est à lui que Bernard dédie cette oeuvre ; NB : Guillaume est bénédictin, donc la dédicace est subtile !) ainsi que contre les erreurs d'Abélard.

            Dès le début de son propre abbatiat, Guillaume compose des traités, par exemple La contemplation de Dieu.

            Et finalement, il entre à Signy, à défaut de Clairvaux (Signy est fille d'Igny, donc petite-fille de...Clairvaux!) ; cette abbaye venait juste d'être fondée, à 20 km au nord de Rethel ; là, il médite beaucoup l'Ecriture et les textes des Pères ; il compose un Commentaire sur le Cantique des Cantiques, avec des textes de st Ambroise, un autre avec st Grégoire, et le sien propre qu'il laisse inachevé, pour écrire un traité où il réfute Abélard.

Vers 1145, il se rend à la Chartreuse du Mont Dieu, jeune fondation, pour un temps de retraite (à 40 km de Signy, au nord de Sedan) ; puis, de retour, il écrit aux frères sa Lettre d'Or.

            Il meurt le 8 septembre 1148, laissant inachevée sa Vie de st Bernard.

 

            On voit en Guillaume de st Thierry autant un maître qu'un disciple de Bernard. A côté du doctor melifluus, on l'a surtout découvert comme le doctor contemplationis de l'intériorité, moins ouvert à l'activité extérieure que Bernard. Dans ses écrits, il unit étroitement réflexion doctrinale et effusions personnelles. Sa doctrine mystique enseigne, par un langage plus intellectuel[9] que celui de Bernard, la primauté de l'amour dans l'expérience de Dieu. Personnellement, sa sensibilité, son approche, me semble plus bénédictine que cistercienne ; j’ai trouvé en David Bell (cf. l’article proposé en études sur le travail manuel), un ardent défenseur de la même opinion...

           

 

 


Questions possibles

 

 

·       Voir dans Bernard et le monde cistercien, p.152 : comment reconnaître Bernard, dans les représentations

·       Voir des représentations de st Bernard dans Mélanges A.Dimier t.II vol 3 p.303, et dans J.France, The Cistercians in Medieval Art pp.26 et suivantes, 78, 81, 89, 91, 92,109,172

·       Voir dans BERnard et le monde cistercien p.16 : carte des fondations à la mort de st Bernard, et tout à la fin du livre des objets de la vie quotidienne de l'époque

·       Lire l’article de David Bell, In manibus suis : Guillaume de Saint-Thierry, les Pères du désert et la spiritualité du tavail manuel

§                          

 



[1] Sur Bernard, on peut consulter la revue La Tradition vivante

[2] Il serait bon de lire l’article de Dom LOUF, Le Cîteaux de st Bernard, surtout aux pages 46-47 qui soulèvent les questions majeures in Collectanea 1999,1 tome 61. Cf. aussi BURTON, Aux origines de Cîteaux...Enquête sur une polémique in Cîteaux 1997,3-4 tome 48 pp.209-213

[3] cf Tamburello, Bernard of Clairvaux : Essential Writngs (New York, The Crossroad Publishing Company, 2000) pp.32-33

[4] Consulter PRESSOUYRE, Le Rêve cistercien.

 

[5] Pour la liste des oeuvres de Bernard, voir l'article de Dom Bernardo in Collectanea 1994 (56,3) p.227 et le programme de lecture intéressant p.228

 

[6] =Bernardo Paganelli de Pise ; en 1140, il fut le 1er abbé de Tre Fontane, en Italie puis Pape (1145-1153)

 

[7] 1179 : le CG autorise la célébration d'un office en son honneur

   1570 : culte universel officialisé

   1830 : proclamé Docteur de l'Eglise par Pie VIII

[8] cf. aussi Revue St Bernard, la Tradition vivante : encadré de la p.8

[9] On peut jeter un œil à l’article de R.Elder, Christologie de Guillaume de Saint-Thierry et vie spirituelle