8,1

COURS 8

GUERRIC, AELRED, et les autres

 

            Après avoir vu nos 2 premiers "évangélistes", Bernard et Guillaume, abordons le 3ème, Guerric. Il est né vers 1080 à Tournai, en Belgique, où il reçoit une grande culture de ses maîtres; il fait des études à l'école de la cathédrale de cette ville, y devient chanoine et y enseigne. Au contact fréquent et approfondi de l'Ecriture, il se laisse petit à petit attirer par l’intimité avec Dieu ; alors il renonce à l’enseignement et s’installe dans une maison proche de l’église, où il vit retiré, "toujours occupé à lire ou à écrire, à méditer ou à prier", nous dit son biographe. Or vers 1120, il entend parler de la réputation de st Bernard, et décide d’aller le rencontrer à Clairvaux. Et ce qui devait arriver arriva : comme pour tant d’autres, l’attrait de Bernard est irrésistible, et Guerric décide de se faire moine à Clairvaux : il entre au noviciat vers 1122, il a 40 ans. De maître, il se fait disciple: pendant 17 ans il n'écrit ni n’enseigne rien. Bernard dit de lui dans sa Lettre 89, qu'il "mène une vie digne de Dieu et fait de dignes fruits de pénitence".

            Vers 1138, environ 15 ans plus tard, Bernard l'envoie comme abbé à Igny (après la démission d'Humbert, premier abbé) ; il a 60 ans et une longue expérience. Cet homme modeste accepte la volonté de Dieu, tout en se reconnaissant incapable et indigne. Il reste abbé pendant 20 ans, marquant fortement sa communauté de sa doctrine.

            Sous son gouvernement l'abbaye est florissante[1] et reçoit beaucoup de vocations. En 1148, Igny donne naissance à une seconde fille : La Valroy. Guerric meurt en 1157 (cf. Grand Exorde p.148-149).

 

            Sur son lit de mort, en 1157, Guerric demande qu’on brûle ses écrits, par humilité sans doute, et par obéissance aussi au Chapitre Général, selon lequel on ne pouvait publier sans en avoir demandé l’autorisation[2]. Heureusement pour nous, ses disciples avaient déjà copié et recopié ses sermons...Nous sont donc restés 54 de ses sermons liturgiques, écrits pour ses moines. Le mystère de l'Incarnation y est la base qui structure toute sa doctrine ; il revient sans cesse sur le même thème : le tout de la vie chrétienne est de reproduire en soi ce qu'il appelle "la forme spirituelle du Christ" (c'est pourquoi on l'a surnommé "doctor conformationis cum Christo") ; pour cette formation du Christ en nous, la médiation de Marie se révèle très importante à ses yeux.

 

8,2

            Voici enfin le 4ème évangéliste de l'Ordre: Aelred de Rievaulx [3]. Il est né en 1190 à Hexham (à la frontière de l'Angleterre et de l'Ecosse). Son père est prêtre, et dans ce milieu il reçoit une éducation soignée. A 14 ans, on le met comme page à la cour du pieux roi David d'Ecosse; là il accroît sa culture et se fait aussi de très bons amis. Ses mérites lui valent d'être alors nommé économe de la cour. 

            Envoyé en mission par son roi, il passe par Rievaulx, et est séduit; il a 24 ans[4]. Sa formation de jeune moine est tout imprégnée de l'enseignement de st Bernard, son Père Immédiat (les Anglais diront de lui qu'il est "leur Bernard"); d'ailleurs, Aelred au cours d'un voyage à Rome a l'occasion de s'arrêter à Clairvaux.

            En 1141 il est nommé maître des novices, puis est envoyé à la nouvelle fondation de Revesby; il y reste 4 ans, avant d'être élu abbé de Rievaulx; il a 37 ans, et exerce sa charge jusqu'à sa mort en 1167. En administrateur avisé, il permet à son abbaye de connaître une période d'intense prospérité; il laisse une communauté qui compte 640 religieux, dont 500 convers.

 

            Il frappe ses contemporains par sa patience, sa sérénité, sa douceur; lui-même emploie fréquemment le mot "doux" ou "très doux" dans ses écrits.

            Bernard lui avait demandé, alors qu'il était maître des novices, d'écrire un traité sur la charité, dans le but de montrer que les dures observances pratiquées à Cîteaux n'étouffent pas la charité, mais sont au contraire favorables à son essor. Il médite sur ce sujet de longues années, ce qui devient Le Miroir de la Charité, base de sa spiritualité et sorte de directoire de formation cistercienne pour apprendre à aimer. Là est sa ligne d'éducateur monastique, qui oeuvre sans cesse à la transformation de l'homme dans le sens de la charité divine. Il influence beaucoup sa communauté, qu'il désire édifier dans la charité. De fait, Rievaulx eut la réputation d'être animée de charité et on l'a surnommée "Mère de Miséricorde".

 

            Il écrit beaucoup, même plusieurs oeuvres historiques. Quand Jésus eut 12 ans est une méditation, fruit de ses oraisons. Aelred aime beaucoup l'amitié, il écrit un traité De l'amitié spirituelle; puis celui De la Vie de Recluse (pour sa soeur) où on trouve entre autres de très belles méditations sur l'Incarnation, et un traité De l'âme. On a aussi de lui des sermons pour l'année liturgique et sur les oracles d'Isaïe contre les nations De Oneribus. On a enfin une superbe Prière pastorale où on peut mesurer combien il aima sa communauté et se donna à elle.

8,3

            Nous avons vu les 4 plus grands auteurs cisterciens, mais il nous faut dire quelques mots d'autres auteurs importants de cette même époque[5]. Isaac de l'Etoile est encore un Anglais, né vers 1110. Il vient en France, jeune, faire des études près de grands maîtres, tels Abélard et Gilbert de la Porée. Quand celui-ci devient évêque de Poitiers, il l'accompagne. Il reçoit une solide formation philosophique et théologique, et fait preuve d'une culture littéraire très soignée. Il est brillant, très intelligent. Entre 1140 et 1145: rupture (peut-être entend-il le sermon de Bernard aux étudiants ?), il renonce à toute carrière ecclésiastique et se fait moine cistercien, peut-être à Pontigny - un des nombreux points mystérieux de son histoire.

            On sait qu'en 1147 il est abbé de l'Etoile, petit monastère près de Poitiers. On le retrouve 20 ans après, dans l'île de Ré, peut-être envoyé en exil; Isaac avait en effet aidé Thomas Becket à se réfugier à Pontigny, lors du conflit avec le roi Henri II; or à cette époque, le Poitou appartenait à la couronne d'Angleterre...On ne sait pas la date de sa mort, après 1175 sans doute.

 

            Philosophe, théologien, malgré son intransigeance, ses moines l'aiment et le respectent, car c'est un exégète perspicace et un orateur merveilleux, usant d'un langage clair et poétique. Il est unique en son genre chez les Cisterciens, pour sa façon de faire passer dans ses sermons les discussions métaphysiques les plus techniques, mais en les ramenant toujours à nourrir une théologie contemplative.

            Il a laissé une Lettre sur l'Ame, une Lettre sur le canon de la Messe, et surtout 54 sermons qui sont comme de petits traités.

 

*

 

            On sait peu de choses sur Gilbert de Hoyland, cistercien anglais, peut-être à Rievaulx...Le monastère Swineshead (Linconshire) fondé en 1134 par des Bénédictins passe aux Cisterciens en 1147 avec toute la congrégation de Savigny; c'est peut-être pour aider à ce changement d'observances qu'Aelred leur envoie quelques moines dont Gilbert. Il y exerce la charge abbatiale pendant 17 ans au moins, et s'occupe aussi de moniales (pratique de la congrégation de Savigny, non des premiers cisterciens!). Il meurt en 1172 au monastère de Larivour près de Troyes, sans doute pendant un voyage pour le Chapitre Général.

            Il a écrit 47 sermons sur le Cantique des Cantiques, reprenant là où Bernard s'était arrêté, et va jusqu'au v.5,10. Au long de son commentaire, il trace l'itinéraire spirituel de l'âme humaine vers Dieu, en donnant un rôle prépondérant à la memoria dans la recherche de la présence divine. Il a laissé aussi 7 petits traités sur la prière, 4 lettres et un sermon inachevé sur la Parole de Dieu.

 

    8,4

Baudouin de Forde[6] : anglais, il est né dans le Devonshire (dates?); il fait des études poussées à Exeter et est élevé à l'archidiaconat. Mais en 1169 il entre chez les Cisterciens de Forde. Il y devient abbé en 1175. En 1180 il est nommé évêque de Worcester et archevêque de Cantorbéry en 1184; il est légat du Pape Lucius III. Il meurt en 1190 à Tyr (Syrie) au cours de la 3ème croisade.

 

            Son oeuvre, étendue, est centrée sur le mystère de la foi. Il écrit entre autres un traité sur le Sacrement de l'autel[7], un Eloge de la foi et un traité De la vie cénobitique, où il montre que la vie cénobitique est à l'image de la vie trinitaire. Il a beaucoup influencé son monastère.

*

 

            Jean de Forde naît vers 1140 dans le Devonshire aussi. Il entre à Forde où il est le secrétaire de Baudouin et accompagne celui-ci plusieurs fois au Chapitre Général. Puis il devient son prieur. Il est abbé de Bindon, maison-fille de Forde, en 1186, et en 1192 abbé de Forde. Il meurt en 1214.

            Le Chapitre Général l'avait chargé de plusieurs missions délicates dans d'autres monastères anglais. Ayant été 3 ans confesseur du roi Jean Lackland, il est chargé de défendre l'exemption et les privilèges de l'Ordre, mais il échoue, et les abbayes doivent payer de lourds impôts. Forde doit vendre livres, objets de valeur; il voit en cela une invitation de la Providence à retrouver la pauvreté des premiers temps de l'Ordre.

 

            Il a une profonde connaissance patristique et monastique; l'absence de toute influence scolastique sur son oeuvre montre qu'il a dû entrer jeune à Forde et y recevoir l'essentiel de sa formation.

            Nous avons de lui un sermon pour le jour des Rameaux et surtout 120 Sermons sur le Cantique des Cantiques, qui achèvent le commentaire commencé par Bernard et poursuivi par Gilbert de Hoyland; on y trouve son souci de l'unique but de la vie monastique: chercher Dieu pour Le trouver, comme l'Epouse du Cantique est à la recherche du Christ.

            Plus que les autres cisterciens, il parle à la première personne, livre ses pensées intimes, ouvre son âme.

 

            De même que Rievaulx, Forde fut un centre de vie intellectuelle et spirituelle; d'autres moines de Forde ont laissé des écrits, comme Roger et Maurinus.

 

 

    8,5

Amédée de Lausanne est né vers 1110 au château de Chatte (village au bas de Chambarand) dans le Dauphiné - un morceau du château existe encore, ainsi que le pavillon de chasse de son père, dans la région.

            Son père, Amédée dit l'Ancien, seigneur de Hauterive, imite l'exemple de nombreux gentilshommes de son temps: vers 1119 il entre avec 16 gentilshommes à l'abbaye cistercienne de Bonnevaux (diocèse de Vienne dans le Dauphiné) avec son fils qui n'a pas 10 ans. Mais après avoir prononcé ses voeux il quitte Bonnevaux pour Cluny, avec son fils, peut-être pour trouver des moines qui s'occupent mieux de l'éducation de son fils. Bientôt pris de remords, il rentre à Bonnevaux et confie son fils à son frère, Conrad de Hohenstaufen, futur empereur Conrad III. Le prince allemand donne d'excellents maîtres à son jeune cousin, mais en 1125 celui-ci entre à Clairvaux.

 

            Au bout de 14 ans, Bernard l'envoie comme abbé à Hautecombe (Bénédictins qui s'affilient à l'Ordre cistercien), où il se fait remarquer comme administrateur prudent. En 1144 il est nommé évêque de Lausanne; il sera alors très en lien avec le nouveau pape, Eugène III, un de ses confrères de Clairvaux. Il meurt le 2 août 1159 et est enterré dans sa cathédrale.

            Il nous reste de lui principalement 8 Homélies sur les louanges de la Bienheureuse Marie ; ces sermons témoignent de sa grande dévotion pour Marie; il est en cela vraiment de l'école de st Bernard.

 

*

 

            L'Ordre a beaucoup d'autres auteurs, dont nous ne pouvons parler ici: Geoffroy d'Auxerre[8] (abbé d'Igny, biographe et secrétaire de Bernard, il a lui aussi commenté le Cantique des Cantiques), le Bienheureux Fastrède, Thomas le cistercien, Nicolas de Clairvaux, etc, etc[9]...

 

 

 


Questions possibles

 

 

·       Lire et résumer l'article sur la joie monastique chez Gilbert de Hoyland, dans Collectanea 1986 p.279

·       Lire et résumer l'article sur Aelred et l'Eglise, dans Cîteaux 1967,4 p.291

·       Lire et résumer l'article sur les fêtes liturgiques pour Aelred, dans Liturgie n°86

·       Lire ma brève présentation de Guerric (on peut me la demander à emmacazabonne@msn.com)

§                          

 



[1] Fondations d'Igny : 1135: Signy

                                 1148: La Valroy

[2] S'il demande au moment de mourir, qu'on brûle ses sermons, c'est parce qu'il n'avait pas reçu l'autorisation préalable pour rédiger un sermonnaire (cf. Statut LVIII de 1134 in CANIVEZ, I p.26)

[3] Sur Aelred, lire article dans revue Sources Vives p.80. Et un article du Père Coune dans Collectanea sur O Dulcis. Traduction de Bulletin d’Histoire Cistercienne II,1156 (sur un article de Merton) :

"Aelred a été élu abbé en 1147, à 37 ans. A cette époque, la communauté comptait 300 moines ou plus, qui doubla sous son abbatiat. Walter Daniel, son biographe, dit d'ailleurs que tout a doublé avec lui (moines, employés, terres, fermes, croissance spirituelle). C'était l'âge d'or cistercien, et à Rievaulx prévalait un intense esprit surnaturel, qui ne laissait aucune place à l'égoïsme, et pas de temps à l'oisiveté et la dissipation. Le monastère devint donc un paradis de l'Ordre, la paix et l'harmonie y étaient en fort contraste avec le monde extérieur et même avec les grandes abbayes féodales. Ses dernières années, Aelred dut vivre à part de la communauté, perclus d'arthrose, de rhumatismes, d'ennuis de santé qui exigeaient chaleur et soin des infirmiers. »

[4] Sur sa conversion et son entrée à Rievaulx, cf. article P-A Burton dans Collectanea 1999, 61,4 pp 254-262

[5] Si on ne le connaît pas, on peut prendre connaissance de THOMAS, Les Mystiques cisterciens

[6] Jadis, on écrivait Ford, mais on a de plus en plus tendance désormais à écrire Forde

 

[7] A propos de l'Eucharistie: les Cisterciens en ont favorisé l'approche individuelle et mystique. Il semble qu'ils furent les premiers à mettre des hosties en un reliquaire pour adoration, ce qui est à l'origine de l'ostensoir. = BHC I,629

[8] BHC 4,1416 offre un bon résumé de son oeuvre intitulée Entretien de Simon-Pierre avec Jésus

[9] cf. GALAND de Reigny, Parabolaire, p.13-17