Extrait de : Collectanea Cisterciensia 63 (2001), 2

 

 

Trésor littéraire cistercien

 

 

Guerric D’Igny, Sermon 2 pour l’Assomption

 

 

 

I. Présentation générale

 

            En inaugurant cette chronique intitulée « Trésor littéraire cistercien », notre projet serait de consacrer dans chaque numéro des Collectanea Cisterciensia quelques pages à la présentation d’un texte tiré du patrimoine cistercien du XIIe siècle, un texte nouveau ou un texte déjà bien connu. Notre souhait, notre rêve : aider à lire ce texte, à porter sur lui un regard neuf, en en montrant la richesse, en rendant sensible à sa forme et à sa force littéraires. Une conviction nous guide : nous sommes les bénéficiaires d’un héritage précieux, mais mal connu, sous-estimé, trop peu fréquenté. D’où cette invitation à la lecture, à la lecture curieuse et aimante de ces Pères cisterciens, qui par leurs textes nous donnent vie aujourd’hui encore.

Pour aider à saisir ce que je crois être le cœur de leur attitude lorsque l’un de ces Pères écrit un texte pour le léguer à ses frères – du XIIe siècle et d’aujourd’hui –, je commencerai par proposer un poème. Ce que dit le poète de son art littéraire, précisément dans son Art poétique, je puis le transposer intégralement dans la bouche de Guerric (ou de Bernard, ou de l’un des autres). Laissons retentir ce poème en nous comme s’il nous était adressé aujourd’hui par Guerric en personne : l’effet de sens en est étonnant.

 

Je vous donnerai des poèmes

Où vous vivrez

 

Comme l’olivier

Vit dans sa terre.

 

Vous y gagnerez

De faire vous aussi

Vos olives[1].

 

« Je vous donnerai » : de fait, ce qui transparaît en filigrane des sermons de Guerric, c’est une claire conscience de l’exercice de l’art d’écrire comme un service fraternel. Poussé par le désir de favoriser la vie de ses frères, l’abbé leur donne ses paroles, il leur fait don de ces créations littéraires que sont ses sermons, ou, pourrait-on dire, ses poèmes.

Comme « l’olivier vit dans sa terre », ainsi celui qui s’enracine dans les textes de Guerric, et prend le temps d’y demeurer, de les habiter, y puisera une nourriture riche et en recevra un surcroît de vie. C’était vrai pour les frères du monastère d’Igny qui écoutaient leur père abbé au chapitre, cela reste vrai aujourd’hui pour qui se fait lecteur de Guerric. Une fécondité est promise à celui qui se fait mendiant devant ces textes, celui qui longuement tend ses racines dans la riche terre de ce tissu de mots et d’images que constitue un sermon de l’abbé d’Igny.

Nul besoin pour cela d’être moine cistercien : cette nourriture est pour tous, moines et moniales, mais aussi amis des monastères, ou plus largement tout chercheur spirituel, tout humain qui se sait nomade sur le chemin de la vie, et se laisse interpeller par la vieille sève de vie qu’il pressent dans la tradition monastique. À tous donc, nous souhaitons la bienvenue dans ce domaine dont nous sommes par grâce les habitants.

 

 

 

II. Le texte de Guerric

 

Ce sermon est « celui dans lequel l’art descriptif et dramatique de Guerric apparaît le mieux », affirme John Morson[2]. Il nous met en scène, en une grandiose fresque, l’événement que constitue la mort de Marie et de son entrée au ciel. Il le fait à la lumière du Cantique des Cantiques : la fête de l’Assomption de Marie célèbre la rencontre d’amour tant désirée entre la Bien-aimée et le Bien-aimé. Et cette rencontre, qui enfin s’accomplit, annonce celle vers laquelle chacun de nous à son tour est invité à s’avancer.

En filigrane, deux poèmes bibliques sous-tendent le sermon : le Cantique des Cantiques et le Psaume 44. Il s’agit de deux « épithalames », deux chants de noces, célébrant l’alliance entre deux amants, entre le roi et la reine. Ce langage symbolique est appliqué ici à Jésus et à Marie. Deux citations du Cantique se relaient pour structurer le texte : la première est citée au début du sermon, et elle est progressivement mise dans la bouche du personnage central, Marie. La seconde citation intervient ensuite, pour soutenir la tension dramatique jusqu’au dénouement, l’accueil par Jésus. Ces versets seront écrits en lettres capitales, pour qu’apparaisse leur rôle dans la progression de l’action.

Dans un même souci pédagogique, nous avons donné à ce texte une mise en page qui en fasse ressortir le caractère de pièce théâtrale. Nous croyons ainsi le respecter pour ce qu’il est vraiment et rejoindre la visée de Guerric[3]. En conséquence, nous avons renoncé à relever toutes les allusions scripturaires : le lecteur intéressé pourra retourner au texte de l’édition des Sources Chrétiennes. Nous avons aussi laissé de côté certains passages qui risquaient d’être trop lourds pour la scène. Tous ces choix, de manière à privilégier une lecture synchronique, une saisie d’ensemble de la dynamique qui anime cet étonnant récit.

Nous remarquerons combien un tel texte porte un regard réaliste sur le lien personnel, à la fois charnel, affectif, spirituel, entre Marie et Jésus. Si, au XIIe siècle, il n’est pas encore insisté sur la dimension corporelle de l’Assomption de Marie, nous percevons pourtant ici une grande attention au concret des relations qui engagent le corps. Dès lors que, dans la foi, on prend au sérieux le lien unique et historique entre Jésus et sa Mère, on est conduit jusqu’au mystère de l’Assomption de Marie en son corps. L’essentiel de ce qui a été vécu et qui demeure par-delà la mort, n’est-ce pas la relation personnelle entre ces deux êtres, une relation d’amour plus forte que la mort et qui trouve sa plénitude au ciel ? Pour la foi chrétienne, le ciel n’est pas tant un lieu qu’un lien, un lien vivant, dans la réciprocité de l’amour.

Nous découvrirons avec étonnement la grande liberté de Guerric, alliée à son profond enracinement scripturaire, liturgique et patristique. Pareil texte ose laisser vivre le cœur avec une audace rare, mais il demeure en même temps sobre, mesuré, réglé intérieurement par le langage de l’Écriture et de la tradition. En ce sens, ce texte est très représentatif de « l’école cistercienne » et de l’équilibre qu’elle a su vivre et exprimer entre affectivité et rationalité.

Précisons encore, avant de le donner à lire, qu’il s’agit du texte intégral de Guerric. Nos interventions d’éditeur au service de la compréhension du texte sont toutes entre crochets. Comme sont signalées aussi les coupures opérées en quelques endroits dans le but de rendre plus aisée la perception de la dynamique d’ensemble[4].

 

*

*       *

 

 [Le père abbé Guerric s’adresse à ses frères réunis au chapitre,

 au monastère d’Igny, un 15 août au matin, vers 1150]

 

Filles de Jérusalem, allez annoncer à mon Bien-Aimé

 que je suis malade d’amour[5].

 

Ces paroles que nous avons chantées cette nuit, je vais examiner, si vous le voulez bien, comment elles pourraient s’appliquer à l’Assomption de la bienheureuse Marie. Je le ferai en utilisant ce genre littéraire qu’emploient parfois non seulement les auteurs profanes, mais également les auteurs chrétiens, surtout quand ils commentent le Cantique des Cantiques, d’où ces paroles sont tirées. Ce genre littéraire, en effet, tout en respectant la vérité, se permet une assez grande liberté […]. On ne cherche pas tant à rapporter la réalité des actes et des paroles, on montre plutôt la manière dont les choses ont dû se passer. Les actes et les paroles que le récit présente, même s’ils n’ont pas été vécus tels quels, il n’est pourtant pas absurde de les tenir pour vraisemblables, et même de penser qu’ils correspondent bien aux dispositions intimes des personnages.

 

[La scène se déroule à Jérusalem, – la Jérusalem d’en bas ! – vers la moitié du premier siècle, un 15 août, dans la maison de Marie et de Jean.

Il faut supposer un espace scénique à deux niveaux : le premier, à l’avant-plan, représente la chambre de la maison, où Marie se trouve allongée sur son lit. En arrière-fond, sur le côté, un second niveau, où l’on aperçoit, assis sur son trône, Jésus. Les anges – c’est leur fonction habituelle – font le lien entre les deux niveaux, la terre et le ciel, les deux Jérusalem, celle d’en bas et celle d’en haut.]

 

[Le narrateur]

Marie, sur le point de quitter son corps, était étendue sur sa couche, comme l’exige l’humaine faiblesse.

Cependant, les filles de la Jérusalem d’en haut, c’est-à-dire les anges, sachant que c’est par les hommages rendus à la mère que l’on se concilie les bonnes grâces du fils, rendaient visite avec beaucoup d’empressement et de zèle à leur Dame, Mère de leur Seigneur. Non seulement ils avaient pris une apparence humaine, mais ils conformaient aussi leurs paroles aux sentiments et aux usages des hommes. Il est donc possible qu’aussitôt après l’avoir saluée comme il convient, ils lui aient tenu à peu près ce langage :

Les anges

— Que se passe-t-il, je t’en prie, ma Dame, pour que tu sois ainsi souffrante et languissante ? D’où vient donc que tu sois accablée d’une tristesse et d’un abattement inaccoutumés, et que tu n’ailles plus depuis deux jours, comme c’était ton habitude, revoir ces lieux saints dont la contemplation nourrissait ton amour ? Voici déjà plusieurs jours que nous ne t’avons pas vue gravir le rocher du Calvaire afin d’y arroser de tes larmes l’emplacement de la croix, ni, au sépulcre de ton Fils, adorer la gloire de sa résurrection, ni, au Mont des Oliviers, baiser les dernières traces de ses pieds au moment de son ascension […].

[Le narrateur]

Les anges donc lui demandaient pourquoi elle s’abstenait maintenant de ces visites et demeurait constamment allongée.

Marie

Je suis malade

Les anges

— Quoi ? Tu es malade ? Comment la maladie a-t-elle pu trouver place dans ton corps, où la Santé du monde a habité si longtemps ? Du corps de ton noble Fils sortait une force qui les guérissait tous, au point que la frange de son vêtement a guéri l’hémorroïsse. Et toi qui l’as porté si longtemps dans tes entrailles, sur ton sein, sur tes genoux, comment après cela la moindre infirmité, la moindre maladie, a-t-elle pu ne serait-ce qu’approcher de toi ?

Marie

— Vous ne devez pas en être surpris, si vous vous souvenez de la condition qui fut celle du corps même de mon Fils. Ce Fils, quelle fut sa faiblesse, à quelles extrémités il a été réduit – par sa volonté, il est vrai –, je le sais bien, moi qui l’ai nourri dans mes entrailles, allaité de mes mamelles, réchauffé sur mon sein. Et je n’ai pas vu seulement les besoins de son enfance, mais ceux aussi des autres âges de sa vie, et j’y ai pourvu autant que j’ai pu. Pour finir, et non sans éprouver là ma propre passion, j’ai eu sous les yeux les outrages et les tourments de sa passion et de sa croix ; chacun d’eux m’apprenait combien est vrai ce qu’avait dit de lui notre Isaïe : « En vérité, il a pris sur lui nos maladies et il a porté nos douleurs ».

Pourquoi donc me plaindrais-je de ce qu’il n’a pas accordé à mon corps ce qu’il n’a pas donné au sien ? Je ne suis pas si délicate ou orgueilleuse que je ne puisse ou ne veuille souffrir une toute petite partie seulement de ce que lui a accepté de souffrir. Et lui, il a souffert de par sa volonté miséricordieuse ; moi, c’est par nécessité de nature.

Assurément, la santé est une chose, la sainteté une autre. Il a donné à mon corps la sainteté par le mystère de la conception de son corps ; il a promis qu’il lui donnera la santé, à l’exemple de la résurrection de son corps.

Enfin, pour que vous soyez moins surpris de me voir atteinte par la maladie, sachez que je suis malade d’amour. Je suis malade plus par impatience d’amour que par douleur pâtie ; je suis plutôt blessée par la charité qu’accablée par l’infirmité.

Les anges

[tournés vers Marie]

— Hélas, comme ont été fréquentes, ou plutôt continuelles tes causes de souffrances !

            [tournés vers Jésus]

— Bon Jésus, comment se fait-il que ta Mère que voici, après t’avoir mis au monde, n’a presque jamais été sans souffrance ? D’abord elle a langui de crainte, puis de douleur, et maintenant c’est d’amour. […]

   Comment se fait-il, ô bon Jésus, que toi, le fruit de la joie souveraine, tu aies été pour elle cause d’un si long martyre, de sorte que tant de glaives si aigus n’ont cessé de transpercer son âme qui t’est si chère ?

            [tournés vers Marie]

— Mais de grâce, Dame, que désires-tu que nous fassions pour toi ? Veux-tu que du moins Gabriel, initié au même mystère que toi, demeure ici pour t’assister et te servir, lui qui dès le commencement fut jugé digne d’être envoyé comme confident et ministre du mystère qui devait s’accomplir en toi, et gardien aussi de ta chambre secrète ?

Marie

— Ce n’est pas nécessaire. Il me suffit d’avoir près de moi mon compagnon vierge, ce nouvel ange revêtu de chair, je veux parler du disciple que Jésus aimait. Mon Fils m’a laissée héritière de l’affection que Jean avait pour lui, quand sur la croix il me l’a confié et m’a confiée à lui. […]

Les anges

— Mais nous, en quoi pouvons-nous t’être utiles ?

Marie

Filles de Jérusalem, allez annoncer à mon Bien-Aimé que je suis malade d’amour. Il sait, lui, quel remède peut guérir mon mal.

Les anges

— Mais tu sais bien que, même s’il connaît tout, il interroge sur bien des choses comme s’il ne les connaissait pas. Si donc il nous demande quel est ce remède que tu souhaiterais voir appliqué sur ta blessure, que lui répondrons-nous ?

Marie

— Vous êtes les compagnons de l’Époux, et Gabriel, ici présent, est le cérémoniaire de mes noces. Je ne crois donc pas devoir vous cacher mon secret d’amour ; mais je vous dirai seulement, pour ne pas être accusée de témérité, que j’ambitionne là une faveur qui me dépasse : Qu’il me baise du baiser de sa bouche.

Si j’avais conscience d’avoir commis quelque faute, je me contenterais, avec Marie-Madeleine, du baiser des pieds ; c’est là que s’obtient le pardon des péchés. Mais parce que, pour toute ma vie, mon cœur ne me reproche rien, je crois pouvoir sans présomption demander la grâce des joies que procure le baiser de la bouche.

Et pourquoi m’accuserait-on de présomption, si je lui réclame cette bouche que lui-même s’est formée de moi, lui qui est à la fois créature et Créateur ? Quand je le tenais, petit enfant, dans mes bras, chaque fois que je désirais baiser le plus beau des enfants des hommes, j’en avais toute liberté ; jamais il ne détournait son visage, jamais il ne repoussait sa Mère. Et s’il m’arrivait peut-être dans l’ardeur de mon désir d’être trop impatiente, lui cependant, à son habitude, se prêtait à la volonté de sa Mère. Il mettait sa joie à la remplir de la grâce qui était répandue sur ses lèvres et de la douceur dont il était tout entier rempli, lui qui est tout l’attrait et le désir des âmes chastes.

Mon Fils déclare en parlant de lui-même : « Ceux qui me mangent auront encore faim, et ceux qui me boivent auront encore soif ». C’est pourquoi, plus j’ai trouvé douce la grâce répandue sur ses lèvres, plus je la redemande maintenant avec ardeur. Il est vrai qu’il a grandi en gloire et majesté, mais il n’a rien perdu de la douceur et de la bonté qui lui sont naturelles […]. Il ne méprisera pas la Mère qu’il a choisie, il n’annulera point, par une nouvelle sentence, son choix éternel.

Gabriel

[tourné vers Marie]

— Ne crains pas, Marie, tu as trouvé grâce auprès de Dieu. Même de la part des autres créatures, qui te sont bien inférieures, l’audace de ce désir et de cette demande ne lui déplaît jamais. Il ne tient jamais pour excessif ou irrespectueux à son égard ce qu’ose envers lui l’amour, pourvu qu’il soit authentique.

[tourné vers ses compagnons]

— Allons, partons, car nous semblerions faire injure au Fils lui-même, si nous retardions la gloire de la Mère.

[Le narrateur]

Les anges retournent donc auprès de leur Seigneur et lui rapportent tout cela.

Jésus

[tourné vers les anges]

— C’est moi qui ai demandé aux enfants d’honorer leur père et leur mère. Pour faire ce que j’ai moi-même enseigné et servir ainsi d’exemple aux autres, je suis descendu sur la terre afin d’honorer mon Père. De même, afin d’honorer ma Mère, je suis remonté au ciel. Oui, je suis monté et je lui ai préparé une place, un trône glorieux, afin que la Reine siège avec le Roi, à sa droite, couronnée, vêtue d’or et de tissus multicolores. Je ne veux pas dire par là qu’un trône à part sera disposé pour elle, car elle-même sera bien plutôt mon trône.

[tourné vers Marie]

— Viens donc, ma choisie, et je placerai en toi mon trône. En toi j’établirai pour ainsi dire le siège de ma royauté : c’est à partir de toi que je rendrai mes jugements, c’est par toi que j’exaucerai les prières. Personne ne m’a davantage servi au temps de mon abaissement ; il n’est personne que je veux servir davantage dans ma gloire. Tu m’as communiqué, entre autres choses, ce qui me donne d’être homme : je te communiquerai ce qui me donne d’être Dieu. Tu me demandais le baiser de ma bouche. Ce n’est pas assez, tout entier je te baiserai toute entière : je n’appliquerai pas mes lèvres sur tes lèvres, mais mon esprit sur ton esprit, dans un baiser éternel et indissoluble. Car j’ai désiré ta beauté avec plus d’ardeur encore que toi la mienne, et je ne m’estimerai pas assez glorifié tant que tu ne seras pas toi-même avec moi dans ma gloire.

Le chœur des anges

— Gloire à toi, Seigneur Jésus !

L’assemblée des fidèles

— Gloire à toi, Seigneur Jésus ! […]

 

*

*          *

 

            Par la bouche de Gabriel, Guerric, nous l’affirme : tous peuvent oser exprimer le même désir que Marie, tous peuvent aspirer à cette rencontre nuptiale avec Jésus. L’assomption qui nous attend sera notre accueil en Dieu, notre divinisation. Un poème de Marie Noël, intitulé lui aussi Assomption[6], évoque ce mystère de notre arrivée au ciel. Dans ce cas, il ne s’agit plus de Marie, mais d’une simple femme, une pauvre d’entre les pauvres. Mais les rapprochements avec les mots et les images déployés par Guerric sont saisissants. Il s’agit de la même intrigue : les anges parlent, agissant dans leur rôle d’intermédiaire au service de la rencontre entre Jésus et une créature humaine au moment de son départ de la terre. Ce texte, proposé en contrepoint, donnera de mieux ressentir encore la force du sermon de Guerric.

 

 

Viens, Fanny ! Viens ! […]

Tu n’as rien eu, Fanny, rien que ta peine au monde,

Ni foyer au dedans, ni soleil au dehors ; […]

 

Tu n’as rien possédé, ni le temps de ta vie,

Ni les pas de tes pieds, ni l’œuvre de tes mains.

 

Ni dans ton cœur le don d’une pauvre tendresse…

Sur la terre, autrefois, tu vins à l’abandon,

 

De la terre, à présent, tu t’en vas en détresse.

Tu n’as rien eu, rien, rien ! Pas même ton pardon…

 

Lève-toi maintenant dans tes haillons splendides !

Viens, dans le dénuement de ton morne départ,

 

Viens, Fanny, prends les cieux, prends Dieu dans tes mains vides !

Prends l’éternelle joie, ô femme, c’est ta part. […]

 

Viens, viens, abandonnée ! Entre, ô fille sans père,

Le baiser du Seigneur, viens, c’est toi qui l’auras…

 

Sur ta nuit, sur le feu de tes dernières fièvres,

Sur tes sueurs, tes maux, tes charges, tes liens,

 

Sur tes larmes, dans l’ombre il a posé ses lèvres…

Ô reine ! Ô bien-aimée ! Ô bienheureuse ! Viens !

 



[1] Guillevic, Art poétique, Gallimard, 1989, p. 150.

[2] Voir Guerric d’Igny, Sermons, Tome 1, Introduction, p. 26. Toute l’œuvre de Guerric qui nous soit conservée est accessible en latin et en français dans cette édition de la collection Sources Chrétiennes, 166 et 202, aux éditions du Cerf.

[3] Il nous a été donné de vérifier la pertinence de cette adaptation, lorsqu’en mars 2000, dans le cadre d’une session de l’ITIM, session de formation théologique pour jeunes moines et moniales, nous avons pu réaliser la mise en scène concrète de cette pièce de théâtre.

 

[4] Même si elle doit beaucoup à celle des Sources Chrétiennes, la traduction a été refaite pour épouser au mieux le mouvement du texte.

[5] Répons chanté dans la liturgie de la fête, reprenant le verset biblique du Cantique des Cantiques 5,8.

[6] Ce poème, d’une dizaine de pages, a été achevé en 1913, et fait partie du recueil Les chants de la merci, Stock, 1948, p. 73-83. Nous citons la fin du texte.