C H A P I T R E I I



L ' U N I T É D ' E S P R I T

E S T L ' E S P R I T S A I N T

Les oeuvres de Guillaume mettent l'unité d'esprit en rapport avec l'Esprit Saint de deux manières. Dans une série de propositions, l'Esprit est l'artisan de l'unité (I.). On ne fera à présent que noter le fait, qui sera largement explicité dans la Seconde Partie, où seront examinés les comportements de l'Esprit Saint et de l'esprit l'un vis-à-vis de l'autre, et dans la Troisième Partie où ressortira l'initiative de l'Esprit.

Que l'Esprit opère l'unité d'esprit est une donnée déjà présente chez Origène et fréquente chez S. Bernard. Mais Guillaume se distingue de Bernard en ce que, par rapport à l'unité d'esprit, l'Esprit Saint n'est pas seulement "celui qui effectue". Plusieurs textes, dont Cant 95, affirment que l'unité d'esprit "n'est rien d'autre que... l'Esprit Saint". L'Esprit n'est donc pas seulement la cause, il est l'essence même de l'unitas spiritus (II.).

I. L'ESPRIT SAINT EST L'ARTISAN DE L'UNITÉ D'ESPRIT,

MAIS IL EST AUSSI BIEN PLUS QU'ARTISAN.

1. Origène.

À propos de l'unité d'esprit et de l'unité en Dieu selon Jn 17, 21-22, Origène connaît plusieurs acteurs. Par exemple, si l'homme désire devenir "homme de vertu", qu'il revête le Christ, et se joigne à lui en toutes choses(1)

: alors il deviendra avec lui un seul esprit, et sera fait "homme de vertu". Le Verbe peut bien sûr venir lui-même au-devant de celui qui le cherche : ainsi le Verbe trouve celui qui le cherche près des eaux que sont les Écritures (te Verbum Dei inveniens ad aquam, assumat et conjungat sibi)(2)

et l'unit à lui de telle sorte que cet homme devient avec lui "un seul esprit".

Mais l'Esprit Saint lui aussi mène à l'union avec Dieu. Dans un passage du Commentaire sur l'Épître aux Romains, le don de l'Esprit a pour fruit l'accomplissement de la prière du Christ à son Père (être "un" en eux), cette unité étant elle-même commentée par la formule tirée de l'Épître de Pierre : "participants de la nature divine"(3)

.

Rien d'étonnant donc à ce qu'il intervienne dans la réalisation de l'unité d'esprit, comme il l'est dit, en négatif, dans ce passage du Traité des Principes(4)

:

le don de l'Esprit sera assurément ôté à l'âme, et la partie qui restera, c'est-à-dire la substance de l'âme, est mise avec les infidèles, coupée et séparée de cet Esprit avec lequel, en s'attachant au Seigneur, elle aurait dû être un seul esprit.

auferetur profecto ab anima donum Spiritus, et pars reliqua quae superest, id est animae substantia, cum infidelibus ponetur, divisa ac separata ab eo spiritu, cum quo adjungens se Domino unus spiritus esse debuerat.

Tant qu'il n'était pas "ôté" à l'âme, ce don de l'Esprit s'unissait à l'âme et ils ne formaient qu'"un seul esprit". La présence de l'Esprit est condition sine qua non de l'unité d'esprit.

2. S. Bernard.

Ce rôle de l'Esprit figure aussi chez S. Bernard ; il s'y trouve même davantage souligné. La conclusion du Sermon 1 pour l'Octave de Pâques(5)

rapporte à chacune des personnes divines une oeuvre qui lui est propre. Il revient à l'Esprit de rendre "un seul esprit avec Dieu" : Spiritus sanctus adhaerentes Deo unum spiritum faciat esse cum eo.

Afin de mieux situer cette oeuvre de l'Esprit, il faut reprendre ici un point abordé au chapitre précédent : l'union avec Dieu ne saurait être immédiate, elle suppose quelque intermédiaire (medium). Ce sont là les expressions mêmes du Sermon 4 De div. :

Nous ne pouvons pas lui être uni immédiatement mais cette conjonction pourra peut-être avoir lieu grâce à quelque intermédiaire.

Immediate ei jungi non possumus, sed per medium aliquod poterit fieri fortassis ista conjunctio (S.B.O. VI.1, p. 95, l. 16-17).

La suite du texte admet comme medium la charité : tout comme la "colle" (gluten), la charité lie de par sa nature même.

Il est collé à lui par la colle, c'est-à-dire par la charité, celui qui lié aussi suavement que sûrement, adhérant au Seigneur est un seul esprit.

Glute ei conglutinatur, id est caritate, qui tam suaviter quam secure ligatus, adhaerens Domino unus spiritus est (ib., p. 96, l. 4).

La même image (gluten) figure dans l'excursus du Sermon 71 sur le Cantique. Cette "colle" est la condition de l'unité d'esprit entre l'homme et Dieu ; elle est aussi le signe matériel de la distance qui sépare les "substances" différentes de l'homme et de Dieu.

L'homme et Dieu, parce qu'ils ne sont pas d'une seule substance ou nature, ne peuvent pas être dits un ; cependant ils sont dits un seul esprit en vérité certaine et absolue, s'ils adhèrent l'un à l'autre par la colle de l'amour.

Homo et Deus, quia unius non sunt substantiae vel naturae, unum quidem dici non possunt ; unus tamen spiritus certa et absoluta veritate dicuntur, si sibi glutino amoris inhaerent (S.C. 71 ; S.B.O. II, p. 220, l. 11).

L'amour, ou la charité, est donc le nom de cet intermédiaire qui seul permet l'union avec Dieu. Si riche qu'elle soit, cette union tiendra toujours tout entière dans "la communion des volontés et l'accord dans la charité" (communio voluntatum et consensus in caritate ; ib, p. 221, l. 11).

S. Bernard dit cependant davantage. C'est ainsi qu'au Sermon 1 pour l'Octave de Pâques il voit dans l'unité d'esprit l'oeuvre de l'Esprit Saint. Or cet Esprit est présenté dans la phrase suivante comme celui qui est le "lien indissoluble de la Trinité" ; davantage encore :

Comme le Père et le Fils sont un, par lui (l'Esprit Saint) nous aussi nous sommes un en eux.

Est enim Spiritus ipse indissolubile vinculum Trinitatis, per quem sicut Pater et Filius unum sunt, sic et nos unum simus in ipsis (S.B.O. V, p. 117, l. 20ss).

Cette perspective qui n'apparaît que dans la dernière phrase de ce sermon n'est pas autrement expliquée.

Mais les Sermons sur le Cantique reconnaissent eux aussi l'Esprit Saint présent dans l'unité d'esprit tant désirée par l'Épouse. Cette Épouse "entend dans le secret de sa conscience l'Esprit du Fils crier : Abba Père" (S.C. 8, 9 ; S.B.O. I, p. 41, l. 18-19) ; elle " se sent touchée par le même Esprit que le Fils" (ib., l. 20) ; "dans l'Esprit du Fils", elle se reconnaît épouse du Fils (ib., l. 21-22). Aussi est-ce grâce à l'Esprit que s'attachant au Seigneur elle est un seul esprit avec lui (ib., l. 27-28).

Tel est l'"heureux baiser" (ib., l. 16) vécu par l'Épouse. Mais Bernard a pris soin, au préalable, de préciser quel était le baiser auquel elle pouvait prétendre. Ce baiser est certes l'Esprit Saint. Mais entre le Père et le Fils, l'Esprit Saint est osculum de ore, baiser pris directement de la bouche(6)

, entre l'Époux et l'Épouse, l'Esprit Saint est osculum de osculo, baiser du baiser(7)

.

Cette distinction est heureuse pour autant qu'elle parvient à préserver le caractère absolument unique de l'unité du Père et du Fils. L'homme, bien sûr, est créature et donc tout à fait différent du Créateur, et cela ne peut que persister dans leur union même. Mais l'Esprit, lui, n'est-il pas le même dans la vie trinitaire et dans la vie de l'homme ? Ou pour reprendre l'image bernardine, la "colle" qui réalise la "conjonction" de l'homme et de Dieu, qui les fait être un seul esprit(8)

, est-elle différente de cette "colle résistante", de ce ciment solide qui est entre le Père et le Fils (Spiritum sanctum... qui Patris Filiique imperturbabilis pax sit, gluten firmum...(9)

)?

Si le baiser que nous recevons ne saurait être absolument identique au baiser trinitaire, l'Esprit Saint, lui, n'est-il pas toujours le même ? Celui qui fait l'homme un seul esprit avec Dieu n'est-il pas le même qui est "le lien indissoluble de la Trinité", celui "par qui, comme le Père et le Fils sont un, de même nous aussi sommes un en eux"(10)

?

Comme dans cette finale du Sermon 1 pour l'Octave de Pâques, le Sermon 8 sur le Cantique ne se pose pas la question. Bernard constate simplement l'oeuvre de l'Esprit dans l'un et l'autre cas et veille à préserver la nécessaire distance entre l'unité trinitaire et l'union de l'homme avec Dieu. En prendre acte permet d'indiquer la différence de point de vue d'avec Guillaume de Saint-Thierry pour qui l'unité d'esprit, à l'instar de l'unité du Père et du Fils, s'éclaire à partir de la personne même de l'Esprit Saint.

3. Guillaume de Saint-Thierry.

Dans les oeuvres de Guillaume, c'est une opération propre de l'Esprit que d'unir l'homme à Dieu. Bon nombre de passages le notent. L'Esprit "nous unit à Dieu" ; l'Esprit "unit notre esprit à lui" ou "unit Dieu à nous et nous à Dieu".

Deo nos unit (Cont 11 l. 17) ;

sibi uniens (Nat Corp 107) ;

unit eum sibi (Spec 109 l. 7) ;

sibi et uniens spiritum nostrum (Cont 11 l. 90) ;

Deum nobis et nos uniens Deo (Cont 11 l. 13).

Et le fait de rendre l'homme un avec Dieu n'est pas sans rapport avec ce qu'il est dans la Trinité : il existe une certaine convenance à ce que ce soit l'Esprit, unité du Père et du Fils, qui réalise l'unité de l'homme avec Dieu.

(Tu nous fais) un en toi par ta propre unité, c'est-à-dire par ton Esprit Saint lui-même.

Unum nos in te efficiens per unitatem tuam id est ipsum spiritum sanctum tuum (Cont 11 l. 110-111).

Ces textes utilisent non seulement le verbe, assez peu précis en lui-même, "unir", mais font appel à l'expression paulinienne, "être un seul esprit avec Dieu". Cette formule désigne le terme de l'oeuvre de l'Esprit en l'homme. Ainsi, par exemple, dans le Premier Livre de l'Epist, l'Esprit s'infuse en l'esprit de l'homme, il l'attache à soi, et, au terme, a lieu l'unité d'esprit.

Spiritus sanctus, amori hominis et spiritui se infundens, afficit eum sibi ; et amans semetipsum de homine Deus, unum secum efficit et spiritum ejus et amorem ejus (Epist 170, l. 3-6).

Dans bon nombre de passages, l'unité d'esprit est explicitement rapportée à l'opération de l'Esprit Saint.

Mais ce rapport d'effectuation n'épuise pas le discours sur l'Esprit Saint et l'unité d'esprit. En effet, selon le Second Livre de l'Epist, celle-ci n'est pas seulement "effectuée" par l'Esprit Saint ; elle est aussi l'Esprit Saint lui-même.

On l'appelle unité d'esprit, non pas tant parce que l'Esprit Saint l'effectue ou qu'il affecte à elle l'esprit de l'homme, mais parce qu'elle est elle-même l'Esprit Saint lui-même.

Dicitur autem haec unitas spiritus, non tantum quia efficit eam, vel afficit ei spiritum hominis Spiritus sanctus, sed quia ipsa ipse est Spiritus sanctus (Epist 263).

Cette affirmation de l'Epist se retrouve dans le Cantique. Ainsi, en Cant 95, la "conjonction admirable"... "n'est autre que l'unité du Père et du Fils... l'Esprit Saint".

Cette perspective, caractéristique des oeuvres de Guillaume, est étrangère à Bernard. Un langage différent se met ici au point en vue de rendre compte, le plus richement possible, de l'expérience mystique qui fut celle de Guillaume.

II. L'UNITÉ D'ESPRIT DE L'HOMME AVEC DIEU,

C'EST L'ESPRIT SAINT.

Si l'unité d'esprit est l'Esprit Saint lui-même, on retrouve ici, mais transposée, la même question qu'au chapitre précédent. Les textes semblaient alors confondre l'unité d'esprit et l'unum des personnes divines. À présent le risque est de confondre l'unité d'esprit et l'Esprit Saint.

Une première donnée en effet est que l'unité d'esprit semble n'être pas autre chose que l'unité même de la Trinité, c'est-à-dire l'Esprit Saint. Une telle affirmation appelle bien évidemment quelques précisions qu'il n'est pas besoin de solliciter puisqu'elles sont données de suite par la finale de la même phrase de Cant 95. L'unité d'esprit

...n'est autre que... l'unité du Père et du Fils... l'Esprit Saint, le même étant le donateur, le même étant le don.

...non est alia quam unitas Patris et Filii Dei... Spiritus Sanctus, Deus, caritas, idem donans, idem et donum.

É. GILSON eut le grand mérite de relever ces derniers mots : Spiritus sanctus... idem donans, idem et donum. La distinction qu'ils inscrivent lui a permis de laver une fois pour toutes Guillaume du soupçon de panthéisme. Soupçon séculaire puisqu'il est déjà le fait de Jean GERSON (1363-1429)(11)

. Selon l'unité d'esprit guillelmienne, l'homme ne devient-il pas l'Esprit Saint lui-même ? É. GILSON montre qu'il n'en est rien puisque l'Esprit qui est le don est toujours aussi le donateur, et l'union est donc toujours en l'homme "l'oeuvre de Dieu" et "le don d'une grâce" (p. 119). Cette "distinction, écrit GILSON, entre le Donateur et le don est impliquée dans chacun de ses textes ; elle l'est dans l'antithèse même entre donans et donum, deux termes qui s'y opposent constamment" (o.c., p. 228). Depuis cette mise au point, la plupart des travaux d'ensemble sur Guillaume abondent en ce sens.

Il nous semble cependant, à la suite de P. VERDEYEN(12)

, que plusieurs interprètes récents de Guillaume, peut-être encore prisonniers du débat auquel GILSON avait brillamment mis fin en faisant valoir que l'unité d'esprit était unitas similitudinis et que donc elle "ne saurait en aucun cas devenir une unité de nature" (p. 229), se sont montrés par trop sur la réserve dans leur appréciation de l'unité d'esprit dans l'oeuvre de Guillaume. Aussi convient-il de prendre d'abord toute la mesure de ce qui paraît aujourd'hui encore comme une mystique audacieuse, tout en ne perdant pas de vue toutes les indications complémentaires insérées dans les textes, et tout en considérant aussi, dans un second temps, cette distinction capitale : idem donans, idem et donum.

1. "(L'unité d'esprit)... n'est autre que l'unité du Père et du Fils, ...l'Esprit Saint" (Cant 95).

Cette formule de Cant 95 est la première à devoir être prise en compte. Mais il faut aussi considérer deux autres textes, Cant 131, Epist 263, qui ont le même axe, à savoir : l'unité d'esprit est l'Esprit Saint lui-même.

En effet chacun de ces trois textes met en lumière un aspect plus particulier de cette donnée fondamentale et en rend raison. Le premier passage (Cant 95) rapproche jusqu'à les faire se rejoindre l'unité de l'homme avec Dieu et celle du Père et du Fils ; il le fait en termes d'"unité". Or un rapport semblable est établi, en Cant 132, mais cette fois en termes d'"embrassement", d'échange. Le troisième texte, celui d'Epist 263, permet d'aller plus loin encore, grâce à sa réflexion sur les relations entre le Père et le Fils, entre l'homme et Dieu.

A. Cant 95 : L'unité d'esprit et l'unité du Père et du Fils

sont la même unité, l'Esprit Saint.

C'est qu'il est le théâtre de cette conjonction merveilleuse, de cette mutuelle fruition de suavité, de joie incompréhensible, inimaginable pour ceux-là même en qui elle s'accomplit, de l'homme vers Dieu, de l'esprit créé vers l'esprit incréé ; on les nomme Époux et Épouse, et la langue humaine, entre temps, cherche des mots pour exprimer tant bien que mal la douceur et la suavité de cette union, qui n'est autre que l'unité du Père et du Fils, que leur baiser, leur étreinte, leur amour, leur bonté et tout ce qui, dans cette infiniment simple unité, leur est commun à tous deux ; tout cela c'est l'Esprit Saint, Dieu, Charité, le même étant le donateur, le même étant aussi le don.

In hoc siquidem fit conjunctio illa mirabilis, et mutua fruitio suavitatis, gaudiique incomprehensibilis et incogitabilis, illis etiam in quibus fit, hominis ad Deum, creati spiritus ad increatum ; qui Sponsa dicuntur ac Sponsus, dum verba quaeruntur quibus lingua hominis utcumque exprimi possit dulcedo, et suavitas conjunctionis illius, quae non est alia quam unitas Patris et Filii Dei, ipsum eorum osculum, ipse amplexus, ipse amor, ipsa bonitas, et quidquid in unitate illa simplicissima commune est amborum ; quod totum est Spiritus Sanctus, Deus, caritas, idem donans, idem et donum.

a. Plus que l'union des époux.

Dans le petit lit fleuri, a lieu la "conjonction" tant désirée. Conjonction de l'homme et de Dieu, de l'esprit créé et de l'Esprit incréé, selon les noms qui désignent dans cette phrase les deux partenaires. Pour dire leur union de la manière la moins mauvaise possible, il est fait appel à la métaphore du mariage. On les nomme Époux et Épouse, mais ce langage reste en deçà de la réalité. Le langage humain n'est que balbutiement lorsqu'il s'agit d'exprimer "la douceur et la suavité de cette conjonction". Une conjonction tout à fait "étonnante" (mirabilis) qui va plus loin que l'union des époux.

b. Une unité non différente de celle du Père et du Fils.

La seule parole adéquate que l'on puisse lui appliquer vient d'ailleurs : du Père et du Fils. Il n'est plus question alors de comparaison, de plus ou moins grande ressemblance. La description est maintenant donnée au moyen d'une relation précise, qui, de toute évidence, veut bannir l'équivoque : cette conjonction "n'est pas autre chose que...". Certes on pourrait souhaiter que la tournure affirmative soit plus claire encore : elle "est..." Ce "est" n'a pas été retenu, non sans raison. Le "non pas autre chose que" signifie une certaine identité, mais peut permettre de préserver l'originalité des deux réalités ainsi rapportées l'une à l'autre. Cependant, par elle-même, cette formule insiste sur la non-différence entre l'union de l'homme avec Dieu, l'"unité d'esprit" (selon le nom qui lui sera donné dans la phrase suivante), et l'unité du Père et du Fils. L'unité d'esprit ne fait pas nombre avec l'unité du Père et du Fils ; elle ne subsiste pas à côté d'elle. Ce qu'elle est se laisse tout à fait ramener à ce qu'est l'unité du Père et Fils.

Ajoutons que l'unité du Père et du Fils est une unité unique. Absolument réelle, elle est cependant toute particulière, elle qui est toute d'échange. Et l'Esprit qui est unité du Père et du Fils est en même temps leur baiser, leur embrassement : il est donc en même temps unité et amour. C'est pourquoi l'unité d'esprit qui est l'unité du Père et du Fils est aussi leur amour. C'est ce dernier aspect que présente Cant 132.

B. Cant 132 : L'embrassement de l'Époux et de l'Épouse et l'embrassement du Père et du Fils sont le même embrassement, l'Esprit Saint.

Lorsque le désir de l'Épouse se trouve comblé, lorsqu'elle est "un seul esprit" avec celui qu'elle aime (Cant 131 l. 36), elle se réjouit, tenue embrassée par son Époux (gaudet in amplexu Sponsi ; l. 45). Mais qu'est-ce que cet "embrassement" ?

Cet embrassement intéresse l'homme, mais il surpasse l'homme. Cet embrassement, c'est l'Esprit Saint, lui, la communion du Père et du Fils de Dieu ; lui, leur charité, leur amitié, leur embrassement ; tout cela à la fois, il l'est, lui-même, dans l'amour de l'Époux et de l'Épouse. Mais là, c'est majesté de nature consubstantielle ; ici, don de la grâce ; là dignité, ici condescendance. Pourtant, c'est le même Esprit, le même absolument.

Amplexus iste circa hominem agitur, sed supra hominem est. Amplexus etenim hic Spiritus sanctus est. Qui enim Patris et Filii Dei Communio, qui Caritas, qui Amicitia, qui Amplexus est, ipse in amore Sponsi et Sponsae ipsa omnia est. Sed ibi majestas est consubstantialis naturae, hic autem donum gratiae ; ibi dignitas, hic autem dignatio ; idem tamen, idem plane Spiritus.

a. L'amplexus du Père et du Fils.

Pour mieux répondre à la question posée, notons d'abord qui est l'Esprit. La description qui en est ici donnée est toute constituée en termes d'échange, de relations mutuelles entre le Père et le Fils : il est "communion du Père et du Fils de Dieu, leur charité, leur amitié, leur embrassement". L'Esprit est par tout lui-même échange entre le Père et le Fils.

b. L'amplexus de l'Époux et de l'Épouse est l'Esprit Saint, l'amplexus du Père et du Fils.

Dans l'unité de l'homme avec Dieu, l'Esprit est aussi : communion, charité, amitié, embrassement. Ce qui a fait écrire que "l'embrassement (de l'Époux et de l'Épouse), c'est l'Esprit Saint". Entre l'Épouse et l'Époux, il ne se passe pas autre chose qu'entre le Père et le Fils. Ils vivent le même échange. Certes des nuances existent (l. 5-7 : ibi... hic) ; parler d'identité totale, absolue serait un contresens. Mais les autres indications du texte n'ôtent rien à la vigueur de l'affirmation. Ces deux "embrassements", celui de l'Époux et de l'Épouse, et celui du Père et du Fils, sont bien l'unique et même Esprit : "le même Esprit pourtant, le même absolument" (...idem tamen, idem plane Spiritus).

En l'Épouse qui ne fait plus qu'un seul esprit avec son Époux, se déploie toute la richesse de l'échange entre le Père et le Fils. L'étreinte qui la réjouit n'a pas d'autre réalité que celle qui réjouit le Père et le Fils, tout comme son unité avec son Époux n'avait pas d'autre réalité, selon Cant 95, que l'unité même du Père et du Fils.

c. Cela, même si existe une différence essentielle.

Il est bien clair pourtant que l'homme reste homme : l'embrassement qu'il vit le "dépasse" (supra hominem est) ; et la "nature consubstantielle" est bien unique, sa majesté ne se confond avec rien d'autre. L'embrassement de l'Époux et de l'Épouse diffère d'ailleurs par un point de l'embrassement du Père et du Fils. "Là c'est majesté de la nature consubstantielle, ici c'est don de la grâce". Les deux embrassements sont le même mais, dans le cas de l'Époux et de l'Épouse, il est "donné". Cela ne récuse aucunement la non-différence entre les deux étreintes. Mais ce "don" oblige à considérer d'autres perspectives dont il faudra tenir compte.

C. Epist 263 : La relation de l'homme à Dieu et celle du Fils

au Père et du Père au Fils sont la même relation, l'Esprit Saint.

On l'appelle 'unité d'esprit'... parce qu'elle-même est l'Esprit Saint lui-même, Dieu charité. Elle se produit, en effet, lorsque Celui qui est l'amour du Père et du Fils, leur unité, leur suavité, leur bien, leur baiser, leur étreinte et tout ce qui peut être commun à l'un et à l'autre dans cette unité souveraine de la vérité et dans la vérité de l'unité, devient - à sa manière - pour l'homme à l'égard de Dieu, ce qu'en vertu de l'union consubstantielle il se trouve être pour le Fils à l'égard du Père, et pour le Père à l'égard du Fils...

Dicitur autem haec unitas spiritus... quia ipsa ipse est Spiritus sanctus, Deus caritas ; cum qui est amor Patris et Filii, et unitas et suavitas, et bonum et osculum, et amplexus et quicquid commune potest esse amborum, in summa illa unitate veritatis, et in veritate unitatis, hoc idem homini, suo modo fit ad Deum, quod consubstantiali unitate, Filio est ad Patrem, vel Patri ad Filium...

a. Relation du Fils vers le Père et du Père vers le Fils.

Pour l'Epist, l'Esprit Saint est certes "amour du Père et du Fils, et leur unité..." (l. 4), mais il est perçu aussi au sein même de la relation réciproque qui existe entre le Père et le Fils.

"Pour le Fils", l'Esprit est "vers le Père" : il est la relation même du Fils au Père. Relation exprimée par la préposition ad. Et de même, l'Esprit est, pour le Père, "vers le Fils". L'Esprit est celui en qui le Fils s'élance "vers" le Père comme il est aussi celui en qui le Père s'élance "vers" le Fils. L'Esprit est cet élan réciproque. En ce sens, on peut dire qu'il est désigné de manière précise par la préposition ad.

Or c'est "de par l'unité consubstantielle" que l'Esprit est ainsi relation ad. Aussi cette relation, loin de compromettre l'unité, doit-elle être reconnue comme ce qui permet son existence et la constitue. Ce qui annonce la formulation plus tardive selon laquelle les personnes divines sont des relations substantielles. Mais l'Epist s'intéresse d'abord à l'Esprit et à la "relation" qu'il est : du Père "vers" le Fils et du Fils "vers" le Père. Relation qui est le tissu même de leur unité.

b. Même relation ad entre l'homme et Dieu (mais ici "à la manière possible à l'homme" : suo modo) qu'entre le Père et le Fils (et le Fils et le Père).

Ces brefs développements de théologie trinitaire veulent seulement éclairer la nature de l'unité d'esprit et le rôle qu'y joue l'Esprit Saint. Ce rôle est précisément "le même" (idem) que celui qu'il joue dans le mystère trinitaire. "L'Esprit ...pour l'homme, devient vers Dieu... cela, le même, que... pour le Fils, il est vers le Père, et que, pour le Père, il est vers le Fils".

Il s'agit d'ailleurs plus que d'un rôle. L'Esprit est tout entier relation du Fils vers le Père et du Père vers le Fils, il est tout entier cette relation ad. Or, selon l'Epist, l'Esprit est aussi cette relation ad qui existe entre l'homme et Dieu dans l'unité d'esprit. L'homme vit donc, dans l'unité d'esprit, cette qualité de relation qu'est l'Esprit au sein de la Trinité. Il lui est donné de vivre la relation du Fils vers le Père et du Père vers le Fils. Et vivant cette relation, il vit aussi leur unité consubstantielle.

Une autre formule apporte une sorte de confirmation.

Dans l'embrassement et le baiser du Père et du Fils, la conscience bienheureuse se trouve en quelque sorte 'milieu'.

In amplexu et osculo Patris et Filii, mediam quodammodo se invenit beata conscientia (l. 9-11).

Texte qui est d'ailleurs aussi repris en tous ses éléments dans le Spec :

Dans l'embrassement et le baiser du Père et du Fils, qui est le Saint-Esprit, l'homme se trouve en quelque sorte 'milieu'.

In amplexu et osculo Patris et Filii, qui Spiritus Sanctus est, hominem quodammodo invenire se medium (Spec 111 l. 3-5).

La conscience bienheureuse est donc "lieu" de l'embrassement du Père et du Fils. L'échange entre le Père et le Fils se passe en elle. En elle, se déploie la double relation du Père "vers" le Fils et du Fils "vers" le Père. L'homme qui est fait un seul esprit avec Dieu vit donc cette relation qu'est l'Esprit Saint. La relation qui l'unit à Dieu n'est pas autre chose que les relations qui subsistent dans l'unité consubstantielle.

D. Conclusion.

La tournure employée pour décrire l'unité de l'homme avec Dieu ("elle n'est pas autre chose que l'unité du Père et du Fils" ; Cant 95) est aussi celle qu'induit la description de l'"embrassement" : l'embrassement de l'homme et de Dieu n'est pas autre chose que l'embrassement du Père et du Fils ; elle convient encore à propos de la "relation" de l'homme à Dieu : la relation de l'homme "vers" Dieu n'est pas autre chose que la relation du Père au Fils et du Fils au Père.

L'affirmation fondamentale selon laquelle "l'unité d'esprit est l'Esprit Saint lui-même", affirmation contenue dans les trois textes évoqués, se trouve ainsi déployée en ses conséquences : ce qui est vécu dans l'unité d'esprit, c'est inséparablement l'unité du Père et du Fils, leur échange d'amour, leur relation elle-même. L'unité d'esprit est "tout cela qu'est l'Esprit Saint" (quod totum est Spiritus Sanctus ; Cant 95 l. 19).

Une expression classique rendrait sans doute service : ne s'agit-il pas d'une 'participation à la vie divine' ? Cependant les textes de Guillaume obligent à une formulation plus stricte. On dira donc que, dans l'unité d'esprit, ce qui est vécu ne diffère pas de l'unité et de l'amour du Père et du Fils. Mais il faut alors tenir compte de l'ensemble des éléments présents dans les textes et non relevés jusqu'à présent, ainsi que du "don" qu'est l'unité d'esprit selon Cant 132.

2. "(L'unité d'esprit)... c'est l'Esprit Saint, le même est donateur, le même est aussi le don" (Cant 95).

Ne retenir que l'élément de phrase "l'unité d'esprit... est l'Esprit Saint" serait amputer la présentation, toute en nuances, de cette réalité. Ce serait d'ailleurs passer sous silence les derniers mots de la même phrase de Cant 95, ces quelques mots qui situent l'Esprit Saint lui-même et demandent donc que l'on s'y arrête : "l'Esprit Saint, le même est donateur, le même est aussi le don".

En effet l'unité d'esprit ne confond nullement l'homme et Dieu, l'homme et l'Esprit. Elle se réalise en l'homme selon une certaine manière. Une manière qui, en fait, se révèle toute relative à la personne de l'Esprit Saint se donnant lui-même. Ainsi quand Dieu propose à l'homme une rencontre et une unité, le geste même qu'il pose, un geste de grâce, donne à l'homme son propre espace. Et c'est pourquoi l'homme ne sera jamais davantage lui-même que dans l'unité d'esprit avec Dieu.

A. L'homme vit cette unité selon un "mode" qui lui est propre.

Les expressions très fortes mises en évidence dans la section précédente ont pu faire penser à une identité entre l'homme et Dieu. Or bien des indices interdisent une telle interprétation.

a. suo modo

En Epist 263, un suo modo empêche toute confusion. "L'Esprit... devient pour l'homme, selon le mode de l'homme, vers Dieu ce que, par l'unité consubstantielle, il est pour le Fils vers le Père, et pour le Père vers le Fils". Même si l'homme vit une relation qui n'est pas autre chose que les relations entre le Fils et le Père, il la vit "selon son mode". C'est dire qu'il vit cette relation en tant qu'homme. Et cela ne veut pas dire que donc il ne vit pas vraiment cette relation (le texte dit en effet le contraire). Il s'agit uniquement de faire droit à ce "mode", qui n'est l'objet d'aucune description ici.

b. fit

Cette même phrase présente encore deux autres nuances. L'unité d'esprit se laisse dater dans le cours du temps : "l'Esprit devient (fit) pour l'homme à l'égard de Dieu". Alors que dans la Trinité l'Esprit est toujours, de toute éternité, ce qu'il est ("ce qu'il est (est) pour le Fils à l'égard du Père"), c'est à un moment donné que l'Esprit devient (fit) pour l'homme à l'égard de Dieu ce qu'il est pour le Fils à l'égard du Père. L'Esprit le "devient" au temps que lui-même juge bon.

c. se invenit

"La conscience bienheureuse se trouve 'milieu' dans l'embrassement et le baiser du Père et du Fils" (Epist 263 l. 9-10 ; et aussi Spec 111 l. 3-5). Le verbe de la proposition est se invenire tant dans l'Epist que dans le Spec. D'être ainsi 'milieu', c'est quelque chose qui arrive à cette conscience. Elle ne s'y est aucunement mise ; il s'est fait qu'elle peut se découvrir à présent 'milieu'. L' initiative lui échappe alors même que "la conscience" est tout à fait touchée au point d'être déclarée "bienheureuse". Alors que l'homme se trouve comblé, il est totalement passif et pris tout entier dans l'Esprit, "embrassement du Père et du Fils".

d. quodammodo

La même phrase comporte encore un adverbe, présent aussi bien dans l'Epist que dans le Spec :

elle se trouve de quelque manière 'milieu'

mediam quodammodo se invenit.

Cet adverbe indéfini interdit toute confusion entre l'Esprit et l'homme. On peut certes s'interroger sur sa signification. On peut, semble-t-il, rapprocher ce quodammodo qui affecte la seconde proposition en cum (cum... quodammodo se invenit), de ce suo modo qui marque la première proposition (cum... suo modo fit).

e. Conclusion.

C'est bien à la manière humaine qu'est vécue l'unité d'esprit. Celle-ci ne s'inscrit pas en dehors du temps. Elle n'éteint pas non plus la conscience de l'homme mais la réjouit pleinement. Elle se réalise à l'initiative de Dieu et de par son action.

Mais ce "mode humain", bien indiqué par Epist 263, ne peut-il pas être caractérisé en lui-même ? Les deux extraits de l'Exposé sur le Cantique le permettent en effet.

B. Ce "mode propre à l'homme" est suscité par le geste de Dieu à son égard.

Epist 263 ne cherche pas à détailler ce que recouvre le suo modo. Il lui suffit de l'inscrire. Ainsi celui qui vit l'unité d'esprit ne se trouve pas soudain sublimé en quelque autre chose, en un être différent, qui ne pourrait d'ailleurs être que Dieu. Et cependant tout ce qu'il vit dans l'unité avec Dieu ne diffère pas de la vie même de Dieu. Ce cas de figure paradoxal se présente aussi en Cant 132.

a. Un paradoxe : circa hominem... sed supra hominem.

D'une part, l'homme est concerné par l'"embrassement" (circa hominem agitur). Cette étreinte l'atteint réellement. C'est elle d'ailleurs qui a fait lever la joie dans le coeur de l'Épouse : "elle goûte la joie dans l'embrassement de l'Époux" (gaudet in amplexu Sponsi ; Cant 131 l. 45). Sa conscience est "bienheureuse", selon le mot de l'Epist (263).

Mais cette étreinte est tout en même temps "au-dessus de l'homme" (supra hominem est). Et, de fait, elle est vraiment autre que l'homme puisqu'elle est Dieu même, l'Esprit Saint. Et c'est pourquoi elle est infiniment distante de l'homme : sa majestas et sa dignitas signalent qu'elle est tout autre que ce monde, comme l'est la "nature consubstantielle".

Comment alors envisager cette étreinte ? L'homme ne serait qu'effleuré par elle ? Mais elle implique l'Épouse et l'Époux, l'homme et Dieu, tout autant que le Père et le Fils le sont dans l'étreinte qu'est l'Esprit. Serait-ce alors que ce qui est goûté n'est pas vraiment l'Esprit lui-même ? Hypothèse intenable puisque c'est "tout à fait le même Esprit" qui est goûté dans l'unité d'esprit comme dans l'unité du Père et du Fils.

b. Une différence : hic... donum gratiae.

* la différence : un don

Il existe cependant une "différence". Différence qui ne réduit en rien la capacité chez l'homme de vivre un avec Dieu, qui n'est nullement une amputation de l'homme, et qui ne fait pas de cette étreinte une sorte de faux-semblant duquel Dieu serait en fait absent. Cette différence caractérise l'"ici-bas", c'est-à-dire l'homme comme homme, en l'opposant à Dieu comme Dieu dans sa "majesté" :

Là, c'est majesté de nature consubstantielle, mais ici c'est don de la grâce.

Ibi majestas est consubstantialis naturae, hic autem donum gratiae.

L'Esprit est "le même" mais, dans le cas de l'unité d'esprit, il est "donné". Ce que vit l'homme est bien la vie divine elle-même, mais il ne la vit que parce que Dieu lui en fait le don. Ce qui rend possible cette unité d'esprit dans tout ce qu'elle pourrait sembler avoir de plus paradoxal, c'est le "don" fait par Dieu, le geste gratuit qu'il pose (donum gratiae), la "condescendance", cette estime et cette attention qui le font se rapprocher de cet homme pourtant totalement étranger à la "dignité" divine (ibi dignitas, hic autem dignatio).

* ce don fait que l'homme vit suo modo

Ce "don" n'est pas seulement condition sine qua non pour que l'homme goûte quelque chose de Dieu ; il appelle un geste de réponse de la part de l'homme ; il attend un accueil. Tel est donc le "mode propre à l'homme" de vivre l'unité d'esprit : il reçoit le don qui lui est fait.

Certes on peut dénombrer quelques caractéristiques "humaines" : un être qui vit dans le temps (cf. fit), un être qui est absolument autre que Dieu le seul tout-puissant (cf. se invenit)... Mais l'homme n'est ce qu'il est que grâce au "don" que Dieu lui adresse. Ce don, en permettant à l'homme de répondre, le constitue comme partenaire pour un échange réel avec Dieu.

On pourrait signaler que l'homme comme créature est déjà en dialogue avec Dieu, et bien d'autres textes de Guillaume le disent (Cont 11 l. 11ss ; Adv Ab 266 C). Mais ce geste du Créateur trouve sa plénitude en même temps que son fondement dans l'offre décisive qu'il fait de lui-même dans la révélation plénière et le don de l'Esprit. La "condescendance", la "grâce", la "bonté" que peut témoigner le Créateur à l'égard de la créature et qui suscite chez elle une réponse pleine de "confiance" trouvent leur couronnement et, par là même, leur raison d'être dans cette unité où "la créature est unie à Dieu par la charité même qui fait que le Père et le Fils sont un" (haec mira Creatoris ad creaturam dignatio, magna gratia, incogitabilis bonitas, pia creaturae ad Creatorem fiducia... : ipsa caritate Deo uniri qua Pater et Filius unum sunt ; Spec 111).

* conclusion

C'est le don accordé par Dieu qui permet à l'homme de vivre pleinement comme homme, "à la manière d'un homme", c'est-à-dire ayant à donner réponse à Dieu.

Et cela a lieu dans le moment même où il se trouve pris dans l'"unité" du Père et du Fils, dans leur "embrassement", dans les "relations" qui les portent l'un vis-à-vis de l'autre. Dieu en effet ne se réserve rien ; il se donne lui-même : l'Esprit qui est le donateur, est aussi le don (Cant 95).

C. Par son geste qui fait exister l'homme comme homme (cf. suo modo), Dieu le fait un avec lui.

Quand l'Esprit donne à l'homme, cet homme ainsi appelé à répondre est fait un avec Dieu. Unité dont on mesurera d'abord toute la réalité. On entendra ensuite un autre langage utilisé par Guillaume pour la signifier elle aussi : l'homme devient "ce que Dieu est". Mais il le devient ici encore "par grâce", c'est-à-dire en vertu du geste de Dieu à son égard. C'est donc toujours un tel geste qui, instituant l'homme en réciprocité avec Dieu, l'établit dans une unité avec lui.

a. Unité de l'homme avec Dieu parce que l'Esprit donateur est lui-même le don.

La personne qui "donne" n'est pas explicitée en Cant 132. Par contre elle est clairement nommée en Cant 95. L'Esprit Saint est "le donateur". Rien de très nouveau en cela : tous les textes l'induisaient. Mais l'Esprit n'est pas uniquement "celui qui donne", il est aussi le don : Spiritus, Deus, caritas, idem donans, idem et donum.



* unité réelle

Si l'Esprit lui-même est le don offert à l'homme, il s'en suit que l'unité d'esprit ne peut être qu'une unité réelle entre l'homme et Dieu. S'opposer à cette thèse serait affirmer que ce n'est pas l'Esprit qui est donné . Or le Cant dit le contraire.

* sans intermédiaire

Puisque l'Esprit se donne lui-même, on ne peut non plus imaginer quelque "intermédiaire". L'unité ne saurait être que sans intermédaire, immédiate.

* plénière

Si l'Esprit est lui-même le don, c'est qu'il se donne sans aucune réserve. Il est totalement engagé dans l'offre qu'il fait de lui-même. Et l'unité qui s'opère ne peut être que plénière, totale.

* d'où le nom d'"unité d'esprit"

Et c'est pourquoi le nom d'"unité d'esprit" se vérifie maintenant pleinement. L'homme et Dieu sont véritablement "un seul esprit", puisque l'Esprit Saint, sans cesser d'être l'unité du Père et du Fils, se donne lui-même en plénitude à l'homme, et que cet homme le reçoit si bien qu'il devient lui-même "lieu" de l'unité du Père et du Fils. L'homme et Dieu sont donc devenus l'unique et même Esprit : Dieu l'est par lui-même, l'homme l'est par le don que l'Esprit fait de lui-même.

b. "Par grâce", l'homme devient "ce que Dieu est"

(Epist 263 l. 11-13).

* l'homme devient "ce que Dieu est"

Dans l'unité d'esprit l'homme devient "ce que Dieu est". Cette formule conclut la phrase unique d'Epist 263 et elle est la troisième et dernière explication de la proposition centrale "l'unité d'esprit est l'Esprit Saint lui-même".

On l'appelle 'unité d'esprit'... parce qu'elle est effectivement l'Esprit Saint lui-même, Dieu amour... lorsque..., lorsque..., lorsque, d'une manière ineffable, inimaginable, l'homme de Dieu mérite de devenir, non pas Dieu certes, mais cependant ce que Dieu est : l'homme étant par grâce ce que Dieu est en vertu de sa nature.

Dicitur autem haec unitas spiritus... quia ipsa ipse est Spiritus sanctus, Deus caritas... cum..., cum..., cum modo ineffabili, incogitabili, fieri meretur homo Dei, non Deus, sed tamen quod est Deus : homo ex gratia quod Deus ex natura (Epist 263).

Devenir "ce que Dieu est" signifie à la fois devenir semblable et devenir plus-que-semblable, car c'est aussi être un avec l'être même de Dieu.

* "non pas Dieu"

La pointe du texte est une affirmation nette de l'unité avec Dieu. Cependant celle-ci n'intervient pas sans être accompagnée de précisions.

Cet homme qui est devenu plus-que-semblable est encore semblable à Dieu. Il ne cesse pas d'être cet homme que Dieu a "créé... pour cela : pour être semblable à (lui)" (259 l.6). Ce qui signifie, pour le moins, que cet homme ne disparaît pas en Dieu, qu'il ne se confond pas avec lui, en dépit du fait qu'il soit devenu ce qu'est Dieu. Même dans cette unité, cet homme n'est pas "devenu Dieu", il lui fait encore face.

Sans se référer au thème de la ressemblance, le Cant ajoute lui aussi une nuance analogue :

l'homme devient un seul esprit avec Dieu ; beau dans le Beau ; bon dans le Bon ; et, à sa propre manière, selon la force de sa foi, la lumière de son intelligence et la mesure de son amour, (il est ) en Dieu par grâce ce que Dieu est par nature.

...cum Deo unus spiritus ; pulcher in pulchro ; bonus in bono ; idque suo modo secundum virtutem fidei, et lumen intellectus et mensuram amoris, existens in Deo per gratiam, quod ille est per naturam (Cant 94 l. 21-25).

L'homme "est ce que Dieu est" mais il l'est toujours "à sa manière propre" (suo modo) et même selon le degré de sa foi, de son intelligence et de son amour. L'être de cet homme ne diffère pas de l'être même de Dieu tout en demeurant l'être d'un homme véritable, absolument distinct de Dieu (cf. le suo modo), tout en demeurant l'être de tel homme bien particulier, avec cette foi, cette intelligence et cet amour qui sont les siens.

De plus, pourquoi cet homme est-il dit "en Dieu" au moment même où l'on reconnaît qu'il "est ce que Dieu est" ? Sinon pour indiquer qu'il ne tient pas la place de Dieu, qu'il ne se confond pas avec lui, même s'il est ce que Dieu est.

Toutes ces nuances concordent et sont clairement synthétisées dans l'Epist : cet homme "ne devient pas Dieu". En effet l'homme à qui a été donnée la puissance de devenir enfant de Dieu (258 l. 6 ; cf. Jn 1, 12) peut effectivement devenir ce que Dieu est. Mais il ne peut devenir Dieu, conformément d'ailleurs à la suite du prologue johannique, reprise elle aussi par l'Epist : cet homme est né "de Dieu" (ex Deo 258 l. 9 ; cf. Jn 1, 13). S'il est "de Dieu", il ne saurait "être Dieu".

* l'homme le devient "par grâce"

D'où vient en effet que l'homme soit "ce que Dieu est" et ne soit pourtant "pas Dieu" ? C'est que, même alors, il ne cesse pas d'être "de Dieu". En effet Dieu ne dépend en aucune façon de quelque objet extérieur à lui ; ce qu'il est, il l'est "par nature". Mais l'homme qui devient ce que Dieu est ne le sera jamais "par nature", car ce sera toujours "de Dieu" qu'il le recevra : il ne le sera que "par grâce" (non Deus, sed tamen quod est Deus : homo ex gratia quod Deus ex natura ; Epist 263 l. 12-13 ; cf. aussi Cant 94 l. 24 : existens in Deo per gratiam, quod ille est per naturam).

Cette différence revient d'ailleurs à propos de l'unité divine et de l'unité d'esprit de l'homme avec Dieu. La première existe parce qu'elle est la "nature" divine, la seconde n'est pas un donné de la nature humaine mais au contraire ce qui lui est donné, offert, par grâce : "là, c'est majesté de la nature consubstantielle, mais ici c'est don de la grâce" ibi majestas est consubstantialis naturae, hic autem donum gratiae ; Cant 132 l. 5-6). Et le Nat Corp a cette formule bien frappée : "je fais... que comme moi et toi [le Fils et le Père] nous sommes un substantiellement (dans la substance), ainsi eux aussi soient un en nous par grâce" (efficio... ut sicut ego et tu unum sumus in substantia, sic et ipsi in nobis unum sint ex gratia ; 107 l. 9-10).

Si donc l'homme est un avec Dieu, il le devient "par grâce". Et c'est pour cela qu'il ne cesse de le recevoir. Le "par grâce" (ex gratia) rend compte de la réalité de l'unité en même temps qu'il établit la distinction la plus nette entre Dieu qui donne et celui qui accueille ce don.

On peut ainsi reconnaître, sous les mots ex gratia, celui que Cant 95 annonce comme étant lui-même "le donateur et le don" : l'Esprit Saint. Lui fait que l'homme devient ce que Dieu est tout en vivant "à sa manière", à la manière qui est propre à l'homme.

CONCLUSION (Première Partie).

L'unité d'esprit n'est donc autre que l'unité divine elle-même, à savoir l'Esprit Saint, amour et dilection du Père et du Fils. Elle n'est autre encore que leur embrassement ; et elle n'est autre que la relation du Père vers le Fils, et du Fils vers le Père.

Dans cette unité d'esprit, l'homme, loin de s'évanouir en Dieu, est en fait constitué "dans son mode propre" : comme faisant face à Dieu. En effet l'Esprit est "donateur", c'est-à-dire qu'il s'adresse à cet homme et lui donne. Et ceci a lieu dans le moment même où l'Esprit, qui est aussi le don, le fait un avec Dieu.

Ainsi l'unité d'esprit est non seulement unité réelle de l'homme avec Dieu mais aussi échange entre eux. Il y a donc lieu de se demander ce qui se passe entre l'esprit créé et l'Esprit incréé. Des éléments de réponse apparaissent dans la genèse de l'unité d'esprit telle que la décrit la phrase suivante de Cant 95.



Retour au Sommaire

1. 1 In numeros Hom. XXV, 5 ; PG 9 Ser Lat, 692 B 1-5.

2. 2 Hom. in Genesim X, 5 ; S.C. 7 B, p. 274.

3. 3 Comment. in Epist. ad Rom. 4, 9 ; PG 11 Ser Lat, 544 D 3-8.

4. 4 L. II, 10, 7 ; S.C. 252, p. 390-391.

5. 5 S.B.O. V, p. 117, l. 20.

6. 6 Cf. S.C. 8, 7 ; S.B.O. I, p. 40, l. 23 à p. 41, l. 1.

7. 7 id., p. 41, l. 1-3.

8. 8 Cf. ci-dessus : Sermon 4 De div. et S.C. 71.

9. 9 S.C. 8, 2 ; S.B.O. I, p. 37, l. 16-17.

10. 10 Sermon 1 pour l'Octave de Pâques ; S.B.O. V, p. 117, l. 20ss.

11. 11 Cité par P. VERDEYEN ; cf. La théologie mystique..., p. 81-83.

12.

12 Cf. P. VERDEYEN, La théologie mystique..., p. 84-86.



Retour au Sommaire