D E U X I È M E P A R T I E

L'UNITÉ D'ESPRIT

EST

RÉCIPROCITÉ ENTRE L'HOMME ET DIEU

Là, dans ce lit, s'échange cet embrassement, ce baiser par lesquels l'Épouse commence à connaître comme elle-même est connue ; et comme il arrive dans les baisers des amants qui, par un certain suave contact mutuel, transfusent l'un dans l'autre leur esprit, l'esprit créé s'épanche tout entier dans l'Esprit qui le crée pour cela même ; en lui, l'Esprit créateur s'infuse, comme il veut, et l'homme est fait un seul esprit avec Dieu.

Ibi etenim comparat se sibi ille amplexus, et illud osculum, quo cognoscere incipit Sponsa, sicut et cognita est ; et sicut solet in amantium osculis, suavi quodam contactu mutuo sibi spiritus suos transfundentium, creatus spiritus in hoc ipsum creanti eum Spiritui totum se effundit ; ipsi vero Creator Spiritus se infundit, prout vult, et unus spiritus homo cum Deo efficitur.

Comme les "souffles" (spiritus) de ceux qui s'aiment passent de l'un en l'autre, ainsi l'esprit de l'homme et l'Esprit de Dieu s'échangent-ils. Mais au terme, le baiser mène comme au-delà de lui-même : il conduit Dieu et l'homme à une "unité d'esprit".

En un premier temps, il faut relever d'une part la réalité de la réciprocité signifiée par le baiser, et d'autre part le fait de l'unité comme forme ultime de ce baiser (Chapitre III.). Ce qui pose question : comment un baiser, un embrassement, peut-il déboucher sur une unité réelle ? En guise de réponse, le texte décrit un geste de l'esprit créé (Chapitre IV) puis celui de l'Esprit créateur (Chapitre V). Et cette double considération suffit pour reconnaître l'existence de l'unité d'esprit. À ce point se présente une question nouvelle, en quelque sorte inverse de la première : qu'en est-il du dialogue entre l'Époux et l'Épouse ? N'aurait-il cours qu'au temps des préparations, à l'époque des fiançailles (Chapitre VI) ?



C H A P I T R E I I I

U N É C H A N G E C O N D U I T À

L ' U N I T É D ' E S P R I T

L'Époux et l'Épouse, Dieu et l'homme, unis dans une "conjonction merveilleuse", une unité qui n'est autre que l'unité du Père et du Fils, s'embrassent l'un l'autre (amplexus ; Cant 95 l. 21), se donnent un "baiser" (osculum ; l. 21). Leur baiser est bien un véritable échange ; les descriptions données dans la fin du paragraphe 95 ne laissent aucun doute sur la réalité de la réciprocité.

On devra cependant constater que, dans cette relation mutuelle, l'un des deux est premier absolument.

I. Le baiser : un échange.

Une fois évoquée la "conjonction" nuptiale, l'intérêt se porte sur ce qui en est le signe le plus parlant : l'"embrassement", le "baiser", perçus comme un échange, une "transfusion" de "souffles", d'"esprits" :

comme il arrive dans les baisers des amants qui, par un certain suave contact mutuel, transfusent l'un dans l'autre leur esprit

sicut solet in amantium osculis, suavi quodam contactu

mutuo sibi spiritus suos transfundentium (l. 22-24).

Deux formules insistent sur le rapport mutuel : mutuo contactu, sibi spiritus suos transfundentium. Et chacune est aussi l'écho d'une autre description du baiser où la réciprocité est chaque fois nettement marquée.

1. Un contact mutuel : Cant 95 et Cant 30.

Que le baiser suppose un contactus mutuus était un élément essentiel de la quasi-définition de l'osculum, au commentaire du premier mot du Cantique.

Le baiser, c'est une extérieure et affectueuse conjonction des corps, signe et stimulant d'union intérieure. Il emprunte le ministère de la bouche et vise à la conjonction, non seulement des corps, mais aussi, du fait du contact mutuel, à la conjonction des esprits.

Osculum amica quaedam, et exterior conjunctio corporum est, interioris conjunctionis signum et incentivum. Quod oris ministerio exhibetur, ut non tantum corporum, sed ex mutuo contactu, etiam spirituum conjunctio fit (Cant 30 l. 7-11).

Le baiser est une union des corps ; il signifie aussi l'union "intérieure", l'union des personnes, et la fait grandir. Et tout cela s'opère grâce à un "contact mutuel".

2. Une "trans-fusion" réciproque : Cant 95 et Excerpta Ambrosii.

L'échange des "souffles" qu'est le baiser se fait comme par une pénétration réciproque du souffle de l'un dans l'autre. Et c'est pourquoi il est aussi question d'"infusion".

Déjà, en Cant 30, la "conjonction" qui se fait par le "contact mutuel" permet l'"infusion" de la grâce de l'amour en l'Épouse, l'"infusion" de l'esprit de l'Époux en l'Épouse (Cant 30, l. 18 et l. 19).

De même, dans la définition du baiser que donne S. Ambroise(1)

et que recopie Guillaume dans son anthologie de textes d'Ambroise sur le Cantique, on retrouve les verbes transfundere et infundere.

Le baiser est ce par quoi ceux qui s'aiment l'un l'autre adhèrent l'un à l'autre, et sont comme abreuvés par une suave grâce intérieure. Par ce baiser, l'âme adhère au Verbe de Dieu, baiser par lequel l'esprit de celui qui le lui donne lui est transfusé : de même en effet ceux qui se donnent un baiser, ne se satisfont pas d'une prélibation des lèvres, mais semblent s'infuser l'un à l'autre leur esprit.

Osculum est enim quo invicem amantes sibi adhaerent, et velut gratiae interioris suavitate potiuntur. Per hoc osculum adhaeret anima Dei Verbo, per quod sibi spiritus transfunditur osculantis : sicut etiam hi qui se osculantur, non sunt labiorum praelibatione contenti, sed spiritum suum sibi invicem videntur infundere (Commentarium in Cant. Cant. e scriptis S. Ambrosii collectus PL 15, 1855 C 1-7).

Ici, à la différence de Cant 95, seul l'esprit du Verbe est "transfusé" dans l'âme, et la réciproque n'est pas exprimée. Mais le baiser, comme le décrit Ambroise, est une "infusion" des esprits, et cette infusion est réciproque selon la finale du passage : "ils semblent s'infuser l'un à l'autre leur esprit" (spiritum suum sibi invicem videntur infundere).

L'invicem ne figure pas en Cant 95, mais la réciprocité ne fait absolument pas défaut : l'Époux et l'Épouse "se transfusent leurs esprits" (sibi spiritus suos transfundentium).

3. Conclusion.

Comme ceux qui s'aiment l'un l'autre (invicem amantes), selon les mots d'Ambroise, l'Époux et l'Épouse sont pris dans le jeu "mutuel" et réciproque (invicem) du baiser. Rien ne permet de retrancher quoi que ce soit à la réalité de cet échange. Là paraît d'ailleurs résider, selon les trois textes examinés, tout l'intérêt de l'image du baiser.

Il reste que, dans les deux passages tirés du Commentaire sur le Cantique, ce baiser conduit à une unité. Une unité qui pourtant n'évince pas la réciprocité puisque le Christ et l'âme fidèle, par le baiser, sont "réciproquement un seul esprit" (ut invicem unus spiritus sint ; Cant 30 l. 19).

Un autre texte du Cantique manifeste, dans un langage différent, cette rencontre mutuelle. Pour parvenir à l'"embrassement mutuel" et à l'"unité d'esprit", l'Époux et l'Épouse "s'approchent l'un de l'autre".

II. Un "rapprochement mutuel", mais qui semble ne pas l'être (Cant 155).

1. Un "rapprochement mutuel".

...Le rapprochement mutuel du Miséricordieux et de l'amante dissoudra tout à fait les inimitiés du péché, bloc médian du mur de séparation, et se réalisera la vision mutuelle, le mutuel embrassement, la mutuelle joie, l'unité d'esprit.

...Donec miserantis et amantis mutua appropinquatio, solvat omnino inimicitias peccati, medium maceriae dividentis, et fiat mutua visio, mutuus amplexus, mutuum gaudium, unus spiritus (Cant 155 l. 23-26).

La distance qui sépare l'un de l'autre le Miséricordieux et l'amante disparaît du fait de leur "rapprochement mutuel". L'un et l'autre sont en mouvement. Et chacun des deux agit en relation à l'autre une fois la rencontre effectuée, puisqu'ils se voient alors l'un l'autre, ils s'embrassent l'un l'autre, ils se réjouissent l'un par l'autre (mutua visio, mutuus amplexus, mutuum gaudium). La réciprocité paraît être la note propre de leur union (même si, au même instant, se réalise l'"unité d'esprit").

2. L'un des deux a, cependant, toute l'initiative.

L'Époux fait l'Épouse "aimante". Alors même qu'il va être question de "rapprochement mutuel", l'affirmation posée au début de la même phrase, dont on a lu la fin ci-dessus, concerne l'oeuvre de l'Époux.

Et ainsi, toi le premier, en la voyant, tu fais qu'elle te voie, et en te tenant debout pour elle, tu fais qu'elle se tienne debout pour toi...

Sicque tu prior videns eam facis videntem te, et stans illi stabilem facis tibi, donec... (l. 21-23).

Lui a l'initiative absolue. Si elle est capable de quelque chose dans sa relation avec lui, elle le lui doit entièrement, à chaque instant. Ce qui n'empêche pas l'approche "mutuelle" : elle le voit, elle se tient devant lui, en cela elle s'approche réellement de lui ; mais tout cela, elle le reçoit de lui.

Sa situation ne permettait d'ailleurs pas à l'Épouse d'aller vers son Époux. Le désir du Bien-aimé habitait toujours son coeur (o desiderium animae ejus l. 13), mais un mur la séparait de lui, un mur si épais que nul passage ne s'ouvrait à l'Épouse pour contempler l'Époux (per densum hunc parietem luti, nulla Sponsae ad Sponsum pateat via contemplationis l. 11-13). Ce mur n'est en fait qu'elle-même, son "esprit", sa "mémoire", sa "conscience", "infectée" par des choses extérieures, ce qui la rend incapable d'être tournée vers Dieu (exterioribus infecta, ...non potest esse Deo affecta ; l. 7-8), incapable de s'élancer vers lui.

Mais si l'Épouse ne sait pas rejoindre son Époux, celui-ci peut venir à elle.

Mais... toi cependant, ...toi tu y fais pour toi des fenêtres droites.

Sed... tu tamen, ...tu tibi facis in eo fenestras rectas (l. 13-14).

À lui revient toute l'initiative : "Ainsi , toi, le premier, tu fais..." (l. 21-22).

Son action est double : sa justice approuve tout le bien qui existe en l'Épouse, et sa miséricorde prend en pitié ce qui a besoin de miséricorde. Justice et miséricorde viennent à bout de ce mur qui les sépare, ce mur de péché ("Vos péchés dressent une séparation entre vous et Dieu" l. 11 ; "les inimitiés des péchés, bloc médian du mur de séparation" l. 24-25).

Cependant nous devons lire que le mur est "dissous" (solvat ; l. 24) par le rapprochement mutuel de l'Époux et de l'Épouse. Non seulement l'Époux mais l'Épouse aussi s'approche. Celle-ci n'est en effet plus la même ; elle a cessé d'être "infectée", elle est devenue susceptible d'être tournée vers Dieu. Lui, son Époux, l'a rendue telle ; lui a fait (facis videntem te, et... stabilem facis tibi ; l. 22-23) qu'elle mérite le nom d'"amante" (l. 23) et le soit réellement. Celle qui s'approche de son Époux n'est plus celle qui est accablée par ses péchés : elle est devenue, par lui, "celle qui aime".

3. Le Christ rédempteur et l'unité d'esprit.

D'autres textes de Guillaume indiquent le rôle déterminant du Christ rédempteur. S'il en est qui aiment Dieu, c'est que le Christ les renouvelle de jour en jour à l'image de Dieu (per Christum ad illam renovamur de die in diem), eux qui, par Adam, avaient vieillis privés d'elle ; or "aimer Dieu... n'est rien d'autre que d'être et d'être un seul esprit avec lui" (Cont 11 l. 118-122). Sans le Christ, il n'est personne qui aime Dieu, personne qui soit un seul esprit avec lui.

L'Adv Ab met en rapport direct le mystère du Crucifié et l'unité d'esprit :

(La foi) comprend... pour autant que dans la charité du crucifié cet homme est fait un seul esprit avec Dieu.

Ipsa intelligit... in quantum in charitate crucifixi homo ille unus efficitur spiritus cum Deo (Adv Ab 273 A 9-12).

L'unité d'esprit n'a pas d'autre source que celle-là : "l'amour du Crucifié". Or cette charitas crucifixi ne saurait être que la charitas communis Patris et Filii (274 D 9), autre nom de la bonitas Dei et donc de l'Esprit Saint (274 D 9-10) : bonitas Dei, hoc est Spiritus sanctus est, charitas communis Patris et Filii. C'est par l'Esprit que le Christ a opéré notre salut (274 D 2-7 : Christus... qui per Spiritum sanctum semetipsum obtulit ...Deo) ; alors l'"esprit d'adoption" nous a été donné, et il "témoigne en nos consciences que nous sommes fils de Dieu" (cf. 275 B 6-8). Ainsi l'Esprit qui a affaire avec l'unité d'esprit est-il toujours aussi cet Esprit qui anima Jésus pendant le mystère de sa passion, l'Esprit de celui qui a fait miséricorde, abattant le mur qui nous séparait de Dieu.

III. CONCLUSION.

Un geste d'une qualité unique, - l'amour absolument "premier" (prior ; Cant 155 l. 21) manifesté par l'Époux -, rend possible et effectue ce baiser dans lequel les amants transvasent leur esprit l'un dans l'autre. Un baiser qui est bien un réel échange. Mais un baiser qui, de par l'initiative absolue de l'Époux, est lui aussi unique : un baiser qui pourra donc être non seulement étreinte mutuelle, infusion réciproque de leur esprit, mais encore unité.

Cette unité qui s'origine dans le mystère du Christ sauveur est "unité d'esprit". Mais le texte ne nous livre pas seulement son nom spécifique. Il indique aussi de manière précise comment l'esprit de l'homme et l'Esprit de Dieu vivent cette unité. Pour la mieux percevoir, il faut aller plus avant dans la découverte de l'homme comme être spirituel, et de l'Esprit divin, source de vie pour l'homme. Et le lieu où l'un et l'autre se dévoilent n'est autre que leur relation.

1. 1 De Isaac et anima PL 14, 506 B 13 - C 4.



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