C H A P I T R E I V

L ' E S P R I T C R É É

L'Époux et l'Épouse, - l'Esprit créateur et l'esprit créé -, sont tous deux engagés dans le baiser qui les unit. Cependant l'attitude que chacun adopte par rapport à l'autre les différencie clairement, tout en les unissant si bien qu'ils sont un seul esprit :

...L'esprit créé s'épanche tout entier dans l'Esprit qui le crée pour cela même ; en lui l'Esprit créateur s'infuse, comme il veut, et l'homme devient avec Dieu un seul esprit.

Creatus spiritus in hoc ipsum creanti eum spiritui totum se effundit ; ipsi vero creator Spiritus se infundit, prout vult, et unus spiritus homo cum Deo efficitur (l. 24-27).

Ces quelques lignes révèlent une certaine vision de l'homme. Pour la dégager, on s'arrêtera aux différentes expressions qui apparaissent ici. Les deux premières établissent ce que l'on pourrait nommer le "statut de l'esprit créé". Ce qui est comme le constitutif même de sa condition de créature, c'est sa finalité ("il est créé pour cela même") ; et cette finalité n'est autre que de vivre en plénitude de l'Esprit créateur (l'esprit créé s'épanche "dans l'Esprit"). Une dernière expression indique le mode d'effectuation de cette finalité ("il s'épanche tout entier").

Ce ne sont là que quelques traits. Mais affirmer que tel est le rapport de l'homme à sa fin (et situer par là même quelle est son origine) dessine nécessairement de façon déjà bien précise une anthropologie, même si la figure n'apparaît pas encore complètement. Un exposé systématique concernant l'anthropologie présente dans les oeuvres de Guillaume se devrait d'aller à la recherche de tous les traits complémentaires.

Il y aurait ainsi à faire droit, par exemple, aux différents niveaux de ressemblance qu'expose la Lettre d'Or. Il en sera question, en particulier lorsqu'il s'agira d'étudier le rapport entre l'unité d'esprit et la ressemblance avec Dieu. Mais à présent, on pourrait relever que, selon l'analyse d'Epist 259-262, l'homme fait à l'image et à la ressemblance de Dieu est tout entier tendu vers la plus haute ressemblance, à savoir l'unité d'esprit c'est-à-dire l'Esprit Saint (Epist 263), que cette structure de l'homme (anima, animus, spiritus) a donc pour clef de voûte l'esprit (spiritus), et que cet homme trouve sa plénitude dans l'Esprit Saint. On pourrait vérifier de même cette primauté de l'esprit en ce que, dans l'unité d'esprit, l'esprit de l'homme se conforme à lui-même ce qui lui est inférieur, l'anima, et qu'il conforme le corps à celle-ci, et qu'alors l'esprit, l'âme et le corps sont ordonnés comme il leur convient (Epist 289). Il est clair que l'homme ne peut être réduit à son seul esprit, mais il est clair aussi que c'est par son esprit qu'il atteint sa propre plénitude. Et c'est pourquoi considérer l'homme comme esprit permet une authentique découverte de cet homme, même si le portrait complet n'en est pas tracé.

Qu'en est-il donc de cette créature particulière : l'homme, l'"esprit créé" ? En quoi l'Esprit a-t-il affaire avec la fin de cet homme ? Et comment cet homme parvient-il à ce pour quoi il est fait ? La réponse à ces questions n'évoquera que les très grandes lignes. L'homme est cet être qui toujours est appelé à être "fait vers" Dieu (Deo affectus). Et cette orientation lui est offerte par l'Esprit Saint, qui est en définitive la vie véritable de l'homme. Cette esquisse sera approfondie au chapitre suivant. Alors un débat avec Abélard, - à propos de la question : Dieu peut-il être "affecté" ou non ? -, permettra de nouer fermement autour des termes affici et affectus les éléments entraperçus maintenant. Il apparaîtra d'ailleurs bien normal que la réalité de l'homme se révèle en plus grande lumière lorsqu'il sera question de l'oeuvre de l'Esprit à son égard.

I. L'esprit créé pour cela même

1. Les êtres créés.

L'homme fait partie de la série des créatures, mais il est aussi une créature absolument particulière ; et cette particularité se manifeste d'ailleurs suprêmement en ce qu'il peut devenir un seul esprit avec Dieu. Ces deux points ressortent d'un chapitre de l'Adv Ab. Contre la thèse d'Abélard selon laquelle l'Esprit Saint serait l'âme du monde, ce chapitre établit les rapports qu'entretiennent l'Esprit et le monde : l'Esprit est présent à toutes les créatures, mais il l'est d'une façon unique à l'homme.

L'"Esprit du Seigneur" qui remplit la terre entière (Adv Ab 266 B 16 ; cf. Sag 1, 1a) et qui, depuis le commencement du monde, plane sur les eaux (Adv Ab 266 C 1 ; cf. Gn 1, 2) donne en effet à toute chose d'exister, et d'exister en harmonie avec le reste de l'univers créé (Adv Ab 266 C 4-6). À chacune, l'Esprit accorde le "don" qui lui revient : l'être au monde minéral, la vie au monde végétal, les sens au monde animal, le jugement aux hommes (Adv Ab 266 C 6-7). En ce sens, l'Esprit plane sur toute créature de quelque ordre qu'elle soit, et toute créature est également "fluctuante" (sic jugiter superfertur fluctuanti creaturae ; Adv Ab 266 C 2).

L'homme, pourtant, paraît émerger de la série des êtres créés. En lui accordant le "discernement" ((dans) discernere hominibus ; C 7), l'Esprit paraît lui reconnaître un certain pouvoir de choisir par lui-même. Et c'est aussi cet homme que l'Esprit peut rendre "saint" (C 9), un de ces "quelques saints hommes" dont l'esprit est fait un avec Dieu (D 1-3).

2. L'esprit "créé pour cela même".

En effet, pourquoi l'homme reçoit-il ce don particulier : la capacité de "discerner" ? Parce que l'esprit de l'homme n'est pas simplement créé comme toute partie de l'univers. Parce que, selon Cant 95, il est "créé pour cela même" (in hoc ipsum creanti eum Spiritui ; l. 24-25). La formule est explicitée brièvement : "pour s'épancher dans l'Esprit Saint". La même formule (in hoc ipsum) joue un rôle important dans un autre chapitre de l'Adv Ab : elle permet de clore toute une discussion (sur l'Esprit Saint vu par Abélard comme un affectus de Dieu) en prenant appui sur l'autorité de l'"Apôtre", deux fois nommé et dont on cite effectivement les paroles (il s'agit de quelques mots empruntés à II Co 5, 5 : Qui autem efficit nos in hoc ipsum, Deus, qui dedit nobis pignus spiritus ) :

...puisque, comme dit l'Apôtre, (l'homme) est fait par Dieu pour cela. "Lui, en effet, qui, dit l'Apôtre, nous fait pour cela même, Dieu.

cum sicut dicit Apostolus, in hoc a Deo efficitur. "Qui enim, ait Apostolus, in hoc ipsum nos efficit Deus (Adv Ab 261 C 2-5).

Mais quelle est donc cette finalité inscrite de quelque manière en l'homme ? Et n'est-elle pas de nature à remettre en cause cette liberté de choix qui est justement ce qu'il a en propre ?

A. L'homme est fait pour "être tourné vers" Dieu.

Selon Adv Ab 261, l'homme "fait pour cela même" "est fait tourné vers Dieu" :

l'homme est fait vers Dieu, puisque, comme dit l'Apôtre, il est fait par Dieu pour cela

homo Deo afficitur, cum sicut dicit Apostolus, in hoc a Deo efficitur (Adv Ab 261 C 3-4).

Un tel homme ainsi "fait vers" (affectus) est unifié et élevé "vers Dieu" (bene affectus homo in Spiritu sancto colligitur et assumitur ad Deum ; Adv Ab 261 C 8-9).

Si l'esprit créé est susceptible de vivre pleinement cela un jour, c'est qu'il en a la possibilité. C'est qu'il est de toujours ouvert sur l'incréé, sur l'Esprit créateur. Cette ouverture le rend susceptible d'"être tourné vers l'Esprit Saint" (cum spiritus hominis Spiritui sancto afficitur ; Adv Ab 261 B 12), comme le dit encore ce même chapitre de l'Adv Ab.

Ainsi sous la formule "être fait vers Dieu", on est en droit de lire le "tu nous as fait orientés vers toi" augustinien (fecisti nos ad te). L'homme, en son esprit, est, à tout instant, orienté vers lui.

B. Cette fin est une "offre" divine réalisée par l'Esprit.

Si l'homme n'est pas enfermé dans le créé mais est appelé à aller à Dieu, c'est que Dieu s'adresse à lui d'une manière toute spéciale. Certes, comme à toutes les choses de ce monde, l'Esprit donne à l'homme l'existence, et il la lui donne sans cesse de même que continuellement il plane sur les eaux (Adv Ab 266 C 2 ; cf. Gn 1, 2). Mais toute son action n'est pas décrite par là, il s'en faut de beaucoup : à preuve ce passage du Cont Deo qui cite aussi Gn 1, 2 mais en dégage une signification plus riche :

...l'Esprit Saint procédant du Père et du Fils : lui qui, depuis le début de la création, plane sur les eaux, c'est-à-dire les esprits fluctuants des fils des hommes, il s'offre à tous, attire tout à soi : en inspirant, en aspirant ; en écartant ce qui est nuisible, en pourvoyant de ce qui est utile ; il unit Dieu à nous et nous à Dieu.

...spiritus sanctus a patre procedens et filio : qui ab initio creaturae superfertur super aquas, id est, mentes filiorum hominum fluitantes, omnibus se offerens, omnia ad se trahens, inspirando, aspirando, noxia arcendo, providendo utilia, Deum nobis et nos uniens Deo (Cont 11 l. 9-14).

Cet Esprit créateur vient en quelque sorte au-devant des fils des hommes, et son activité les concerne directement : il se présente à eux, mais aussi attire à soi (se offerens, ...ad se trahens) ; son souffle vient en eux et dans le même temps les emporte en lui (inspirando, aspirando) ; il les dégage de ce qui est nuisible pour leur fournir ce qui est utile (noxia arcendo, providendo utilia). L'Esprit paraît prendre possession de tout l'esprit de l'homme, mais cette impression est clairement démentie par le premier verbe : il "s'offre". L'Esprit, même si puissant, ne s'impose pas ; il ne fait jamais que se proposer, et attend une réponse de la part des "fils des hommes".

Cette offre a certes une ampleur unique. Elle embrasse tous les hommes (omnibus se offerens) et tout l'homme (inspirando, aspirando), et tout ce qui concerne l'homme (noxia ...utilia). Aussi le dernier verbe n'étonne pas : elle obtient que Dieu soit uni à l'homme, et l'homme à Dieu (deum nobis et nos uniens deo). L'Esprit, dans l'instant même où il fait exister l'esprit créé, l'emporte jusqu'à l'unir à Dieu.

Quoiqu'il en soit du contenu si riche de ce don (l'union à Dieu), il demeure cependant toujours un don véritable : une "offre" qui suppose un accord de la part de l'homme, une "offre" à laquelle on peut toujours se soustraire.

II. (Il s'épanche) dans l'Esprit

Mais pourquoi ce don se révèle-t-il si précieux pour celui qui le reçoit ? En quoi concerne-t-il les "esprits fluctuants des fils des hommes" ? Que représente-t-il pour la vie de l'esprit créé ?

1. L'Esprit est la vie de l'homme (Adv Ab 266).

L'Esprit créateur est "esprit de vie" ; il "vivifie".

L'Esprit Saint esprit de vie vivifie d'une manière ceux dont il est dit : "C'est l'Esprit qui vivifie". Il vivifie d'une autre manière les autres vivants. Il vivifie d'une manière ceux qui vivent de lui, et lui-même est leur vie, d'une autre manière ceux qui vivent en eux-mêmes sous son action, et quelle que soit leur âme qui est en eux.

Spiritus sanctus spiritus vitae aliter eos vivificat, de quibus dictum est : "Spiritus est qui vivificat", aliter caetera viventia ; aliter eos qui vivunt de ipso, et ipse vita eorum est ; aliter ea quae vivunt in semetipsis agente ipso, et qualiscumque anima eorum in eis est (Adv Ab 266 C 10 - D 1).

Créateur, il fait exister tous les êtres "vivants". Mais sa puissance vivifiante ne s'arrête pas à soutenir ces êtres ; elle se propose "autrement" à ceux qui s'ouvrent à elle. Car il en est qui "vivent en eux-mêmes" ; et parmi ces derniers, il faut compter tous les êtres qui ont une âme, mais aussi un certain nombre d'hommes. À ceux-là qui "vivent en eux-mêmes", l'Esprit est présent et agissant d'une manière identique, il leur est présent en tant que leur créateur. Mais il est des hommes qui ne vivent pas en eux-mêmes. Leur vie n'est pas une vie identique à celle de n'importe quel autre vivant ; leur vie est alors non pas celle reçue par création, mais celle qui leur vient de l'Esprit : "ils vivent de lui, et lui-même est leur vie".

Ainsi quand l'Esprit Saint s'offre à tous les hommes et les attire à lui, il vient en fait à eux comme étant leur vie véritable. Il les suscite dans l'existence - ce qu'il fait pour n'importe quel être -, mais il les crée tels qu'ils puissent trouver leur vie en lui, ou plutôt tels qu'ils puissent accueillir cette vie qu'il est, accueillir "l'Esprit qui vivifie".

2. La vie de l'homme, c'est l'amour de Dieu (Epist 169).

Cette vie véritable, quelle est-elle ? Quel est l'horizon véritable de l'homme ? Un bref passage de l'Epist raconte à sa façon la création de l'homme.

Non seulement l'homme doit être façonné et formé, mais il doit être vivifié. En effet Dieu a d'abord formé l'homme, il a ensuite soufflé sur sa face le souffle de vie, et l'homme est devenu un être vivant. La formation de l'homme, c'est l'éducation morale ; sa vie, c'est l'amour de Dieu.

Non solum enim faciendus est homo et formandus, sed et vivificandus. Primo enim formavit Deus hominem, deinde inspiravit in faciem ejus spiraculum vitae, et factus est homo in animam viventem. Formatio hominis institutio est moralis ; vita ejus amor Dei est (Epist 169 l. 4-9).

Un "souffle de vie" (spiraculum vitae) fait de la forme sculptée un "être vivant". Derrière ce souffle de vie, on reconnaît l'Esprit créateur, source de vie. Ce n'est là que le commencement d'une histoire. Une autre "formation" et une autre "vie" s'ouvrent devant cet être. Il est vivant, comme l'est tout animal ; mais c'est pourtant une autre "vie" qui est la sienne, qui est même la seule à être "sa" vie : vita ejus amor Dei est.

Cet "amour de Dieu" est vraiment, et lui seul, la vie de l'homme car il déploie ce qui existe en chacun : cet affectus qu'on appelle 'amour'. Bien plus : sans l'amour de Dieu, l'affectus hominis ne vit pas (affectus hominis qui amor dicitur non vivit, hoc est non amat Deum... ; Epist 170 l. 8-9); cet homme est en fait encore "mort" : la vie à laquelle son être aspire ne l'anime pas encore.

3. Conclusion.

Vivre ne consiste donc pas à être une "âme vivante" ; la vie véritable est l'amour de Dieu. En effet notre être n'est pleinement "vivant" que lorsqu'il aime Dieu. Cet amour-là demande pourtant à être "formé" et "vivifié". Comme la création elle-même, ce sera là oeuvre de Dieu. Plus précisément : oeuvre de l'"amour de Dieu", c'est-à-dire de l'"amour Dieu, l'Esprit Saint" (Epist 170 l. 3).

C'est donc bien de l'Esprit que dépend notre vie puisqu'il "vivifie" notre amour. Par là se vérifie la formule : "Lui-même est leur vie" (Adv Ab 266 D 1).

III. L'esprit créé s'épanche tout entier...

C'est par un mouvement de tout ce qu'il est que l'esprit créé répond à l'offre divine, à l'offre de cette "vie" qui dépasse celle commune à tous les vivants de ce monde.

L'esprit créé s'épanche tout entier dans l'Esprit qui le crée...

Creatus spiritus... creanti eum Spiritui totum se effundit (Cant 95 l. 24-25).

Notons d'abord que le dialogue ne serait qu'illusion s'il n'y avait cette différence fondamentale séparant les deux esprits : la différence de la création. L'esprit de l'homme n'existe qu'en tant que créé par l'Esprit Saint. Et cet acte créateur n'est nullement une simple émanation ; il pose des êtres qui ont leur propre manière de vivre même s'ils sont sous l'action de l'Esprit (ea quae vivunt in semetipsis agente ipso ; Adv Ab 266 C 13 - D 1).

Et cependant l'esprit créé ne peut vivre véritablement que si l'Esprit Saint est sa vie. Cet Esprit s'"offre" à celles de ses créatures qu'il a doté du pouvoir de discernement. Il leur revient de répondre, de s'élancer vers celui qui les appelle. Et puisqu'avec ce don de l'Esprit s'annonce la vie en plénitude, la réponse de l'esprit créé ne pourra être qu'une parole exprimée par tout son être. "Il s'épanche tout entier...".

1. L'homme s'élance vers le haut (Epist 235).

La Lettre d'Or décrit les différentes situations de l'homme par rapport à Dieu. Or il s'avère qu'une attitude fondamentale est requise : tendre vers Dieu, et non pas vers ce qui est de la chair. Si la volonté ne se laisse pas happer par l'abîme d'en bas, mais tend au contraire vers le haut, elle est alors en harmonie avec elle-même : son élan vers Dieu correspond à ce qu'elle est, tout comme le feu est conforme à sa nature lorsqu'il se dresse vers le haut.

Quand la volonté tend vers le haut, comme le feu vers son lieu propre... elle est charité, unité d'esprit...

Haec, cum sursum tendit, sicut ignis ad locum suum : hoc est, ...caritas est, unitas spiritus est... (Epist 235).

S. Augustin avait largement déployé cette métaphore.

un corps, en vertu de son poids, tend à son lieu propre (...). Le feu tend vers le haut, la pierre vers le bas : ils sont menés par leur poids, ils s'en vont à leur lieu (...). Nous partons en haut vers la paix de Jérusalem (...). Là nous placera la bonne volonté...

Corpus pondere suo nititur ad locum suum (...). Ignis sursum tendit, deorsum lapis. Ponderibus suis aguntur, loca sua petunt. (...) sursum imus ad pacem Hierusalem (...). Ibi nos conlocabit voluntas bona... (Conf. XIII, 10, 10 ; Bibliothèque Augustinienne 14, p. 440-441).

Selon la Lettre d'Or aussi, la "bonne volonté" est absolument requise. Elle se doit de vérifier divers critères. Si l'homme veut Dieu, "il lui faut examiner dans quelle mesure et de quelle manière il le veut" (discutiendum ei est, Deum quantum et quomodo velit... ; Epist 256 l. 4). Car il n'est d'unité d'esprit que pour celui dont la volonté est parfaite dans son progrès vers Dieu (Unitas vero spiritus cum Deo... proficientis in Deum voluntatis est perfectio ; Epist 257 l. 4-5) ; que pour celui dont l'élan amoureux se porte sans discontinuer vers le Bien (Cui bono ...sic se intendit pius affectus ...donec unus cum eo spiritus fuerit effectus ; Epist 275 l. 1-3) ; que pour celui dont la ratio et l'être tout entier "se hâtent" (festinat ; Epist 286 l. 8) vers Dieu.

Ce même élan habite l'Épouse : elle est tendue vers celui qu'elle nomme le "désir de son âme" (tu... o desiderium animae ejus ; Cant 155 l. 13). Elle aspire à voir son bien-aimé et à s'unir à lui (te exhibes, animae desideranti ; Exp Ro VIII, 3-4 ; p. 108, l. 718-719).

L'esprit créé se dresse ainsi vers Dieu qui le crée et se propose à lui. Un 'oui' qui mobilise tout l'être emporte l'homme et l'unit à Dieu.

2. L'esprit créé s'épanche tout entier (Cant 95).

L'Exposé sur le Cantique fait toute sa place à cette parole de l'homme. Il use pour cela d'un langage différent commandé par la métaphore de l'union des époux et de leur baiser. Dans leur étreinte, les amants font passer leur souffle de l'un en l'autre dans une "transfusion" mutuelle.

Mais celle-ci n'est pas strictement semblable d'un côté et d'autre. Passage à l'autre pour chacun des deux (creatus spiritus... Spiritui... se effundit ; ipsi vero creator Spiritus se infundit), mais la manière est diverse, selon la diversité des préfixes spécifiant la même racine fundere : ef-fundere - in- fundere.

Le jeu des mots transfundere, effundere, infundere ne saurait être fortuit. S. Ambroise, lu et copié par Guillaume, dépeignait le baiser à l'aide des verbes de cette même racine (cf. De Isaac et anima, PL 14, 506 B 15 - C 4 ; repris par Guillaume dans Excerpta Ambrosii, PL 15, 1855 C 2-6). Ceux qui s'embrassent semblent vouloir s'infuser l'un dans l'autre leur esprit (sicut etiam hi qui se osculantur,... spiritum suum sibi invicem videntur infundere) : cet invicem infundere est rendu dans le Commentaire sur le Cantique par transfundere (sicut solet in amantium osculis, ...sibi spiritus suos transfundentium). Mais S. Ambroise ne décrit pas de façon précise le geste de l'un par rapport à l'autre : l'âme "adhère" au Verbe de Dieu, et l'esprit du Verbe "est transfusé" à l'âme (Per hoc osculum adhaeret anima Dei Verbo, per quod sibi spiritus transfunditur osculantis ; PL 15, 1855 C 2-3).

L'Exposé sur l'Épître aux Romains recourt au même thème et au même vocabulaire, mais le jeu des verbes est beaucoup plus net :

comme il advient habituellement dans le baiser de l'amour, elle épanche en toi son esprit, et toi tu lui infuses le tien...

sicut in osculo amoris solet, ipsa tibi effundit spiritum suum, et tu ei infundis tuum (Exp Ro VIII, 3-4 ; p. 108, l. 720-721).

Il est question explicitement des deux "esprits" en présence et de leur échange. Mais les rôles ne sont pas interchangeables : leur distinction se trouve concrétisée dans les verbes effundere et infundere. Cette tournure est reprise sans changement dans le Commentaire du Cantique :

sicut solet in amantium osculis, ...creatus spiritus... Spiritui... se effundit; ipsi vero Creator Spiritus se infundit.

Seuls les noms des amants varient. "L'âme de désir" qui épanche son esprit est appelée ici "esprit créé" ; le "Seigneur" qui infuse son Esprit laisse place à cet Esprit lui-même : "Esprit créateur". Si on ne s'arrête pas à présent à cette dernière substitution de personnage, on notera que la formule s'enrichit d'une précision nouvelle : le rapport de création qui existe entre ces deux esprits, et qui les distingue. Quand les deux esprits se "transfusent" l'un en l'autre, ce sera pour l'un sous le mode de l'"effusion", c'est-à-dire d'un épanchement hors de soi ; pour l'autre sous le mode de l'"infusion", c'est-à-dire d'un épanchement dans un autre.

Le préfixe ex renforce le sens de la racine -fundere : le "au dehors" appuie l'idée de verser, de répandre. Le verbe effundere insiste donc sur le fait de s'ouvrir, de s'épancher hors de soi, de s'abandonner. Or l'esprit créé s'épanche "tout entier". Il n'est rien en lui qui reste en retrait. Il est tout entier ouvert, il s'abandonne tout entier ; comme vidé de lui-même, il n'est plus que disponibilité. Attitude qui n'a de sens que face à un autre.

Que l'"effusion" soit l'un des versants d'un échange est vérifié par l'Écriture :

Épanchez devant lui votre coeur (Ps 61, 9b),

Effundite coram illo corda vestra

et par l'usage qu'en fait le Commentaire :

Toujours l'action se passe dans la conscience et dans le coeur de l'Épouse, quelle qu'elle soit, qui devant le Seigneur son Dieu épanche son âme, et qui, avec joie, écoute ce que dit en elle le Seigneur Dieu.

Fit autem jugiter in conscientia, et corde Sponsae, quaecumque illa est, effundentis coram Domino Deo suo animam suam, et cum gaudio audientis, quid loquatur in ea Dominus Deus (Cant 34).

Ce jeu entre l'Époux et l'Épouse est échange de paroles, "dialogue" (collocutio ; Cant 34), entre celui qui adresse la parole (alloquentis) et celle qui répond (et respondentis). Épancher son âme devant Dieu n'est en fait que la manière, pour l'Épouse, de parler à son Époux : elle s'exprime ainsi.

Ceci peut être dit de l'esprit créé : quand il s'épanche, il est en fait en dialogue avec un autre, l'esprit créateur, et s'ouvre tout entier à lui. La parole qu'il lui adresse n'est autre que tout lui-même, se présentant à lui. Cette "effusion" est un "oui" à l'Esprit.

3. Conclusion.

Par cette "effusion", la volonté a déjà choisi entre ce qui est en haut et l'abîme d'en bas ; elle s'est tournée vers son lieu et s'élance en toute hâte (cf. Epist 235, 256, 257, 275, 286). En tant qu'abondon total de soi à l'Esprit, cette effusion manifeste tout le désir qui anime l'Épouse : en cet épanchement, elle n'est plus que désir (cf. Cant 155 ; Exp Ro VIII, 3-4 ; p. 108, l. 719).

IV. Conclusion.

Depuis l'origine, l'Esprit "plane" sur tous les êtres créés. Mais une créature se distingue de toutes les autres. Elle n'est pas enfermée en elle-même ; elle est faite, au contraire, ouverte sur l'au-delà du créé. Esprit créé, elle entend l'Esprit se présenter à elle. Elle le perçoit comme sa vie véritable, comme le seul qui puisse vivifier cet amour qui est déposé en elle. Encore faut-il qu'elle consente à cette oeuvre de l'Esprit, et qu'elle consente de tout son être pour que l'Esprit puisse devenir "sa" vie. C'est pourquoi l'esprit créé donne réponse en s'exposant tout entier à cet Esprit. La forme de cet acquiescement laisse toute sa place à l'initiative à la fois créatrice et "bienfaitrice", "béatifique", de la "bonté de Dieu", l'Esprit Saint.



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