C H A P I T R E V

L ' E S P R I T C R É A T E U R

Comme dans le baiser de ceux qui s'aiment, l'échange est réciproque entre l'esprit créé et l'Esprit créateur. L'union ne résulte pas du geste de la seule créature : le Créateur ne manque pas d'agir lui aussi, et même de façon incomparable : "l'Esprit créateur s'infuse en l'esprit créé".

Comme les amants, dans leurs baisers, ...ainsi l'esprit créé s'épanche tout entier dans l'Esprit qui le crée pour cela même ; en lui l'Esprit créateur s'infuse, comme il veut, et l'homme devient avec Dieu un seul esprit.

Sicut solet in amantium osculis, ...creatus spiritus in hoc ipsum creanti eum spiritui totum se effundit ; ipsi vero creator Spiritus se infundit, prout vult, et unus spiritus homo cum Deo efficitur (Cant 95 l. 24-27).

Quel est donc celui qui fait face à l'homme et qui est dénommé "l'Esprit créateur" ? Et que signifie son comportement dans le baiser qui l'unit à l'esprit créé ? Car l'Esprit créateur ne "s'épanche" pas à la manière de l'esprit créé : il "s'infuse".

I. L'ESPRIT CRÉATEUR.

"Esprit créateur", tel est le nom de l'acteur divin. Car c'est bien Dieu qui a l'initiative dans cette rencontre, un Dieu qui est Père, Fils et Esprit Saint et qui donc est tout entier impliqué même lorsque l'"infusion" a pour sujet le Père ou le Fils, et non l'Esprit Saint. Cependant ce n'est pas sans convenance que cette "infusion" a pour principal acteur l'Esprit Saint.

1. L'initiative est de Dieu.

Quand l'esprit créé "s'épanche" dans l'Esprit Saint, il se fait disponible, il s'abandonne à l'action de l'autre. Son geste est une disposition active (il est réponse positive à un appel), mais il laisse aussi entière liberté à l'Esprit, il ne provoque d'aucune manière un acte de Dieu.

Ceci se vérifie au début du Commentaire sur le Cantique. Quand le Christ et l'âme fidèle deviennent un seul esprit, toute l'opération est comme accomplie par le Christ : "il lui infuse la grâce de son amour ; attirant à lui son esprit, et lui infusant le sien, de sorte qu'ils soient réciproquement un seul esprit" (Cant 30 l. 18-19). Tout est ici suspendu au bon vouloir du Christ, à sa libéralité. À lui, toute l'initiative ; rien n'est dit de l'attitude de l'Épouse, bien qu'elle soit, selon les premiers mots du Cantique, toute affamée de ce baiser de l'Époux. C'est que le cri de l'Épouse peut rester vain. L'Époux ne répond qu'en toute liberté, et sa réponse est alors un geste décisif où il se donne en mettant en l'autre la "grâce de son amour", "son Esprit".

Que l'Esprit créateur s'infuse en l'homme n'est en aucune façon au pouvoir de l'esprit créé. Quand celui-ci "s'épanche" vers l'Esprit créateur, il ne fait que souscrire à l'attirance qui est exercée sur lui (spiritum ejus sibi attrahens ; Cant 30 l. 18). Aussi, à plus forte raison, est-ce gratuité totale quand l'Esprit créateur s'infuse en lui.

2. Le Père et le Fils infusent l'Esprit Saint.

L'Esprit créateur est dit ici s'infuser lui-même dans l'esprit créé. Or, quand le verbe "infuser" (infundere) est utilisé dans le contexte immédiat de l'unité d'esprit, il admet plusieurs sujets.

Dans le commentaire sur le lectulus floridus, l'Esprit lui-même est sujet, alors que nous venons de voir qu'au début du Commentaire le Christ Époux était le sujet. Les deux textes ne sont pas en cela exclusifs l'un de l'autre. Quand l'Esprit se donne, ne peut-il pas tout en même temps être donné par le Christ ? L'Esprit ne correspond-il pas alors au désir du Christ, n'est-il pas tout simplement sa volonté ? L'Esprit ne fait jamais que réaliser ce que désire le Christ, ce qui est l'objet de sa prière.

Ceci est la prière du Fils à son Père : Je veux, c'est-à-dire: par la puissance de ma volonté qui est l'Esprit Saint, je fais...

Haec est oratio Filii ad Patrem. Volo, id est, voluntatis meae virtute, qui Spiritus sanctus est, efficio... (Nat Corp 107 l. 9-10).

Et par ailleurs le Christ ne peut aimer sans que l'Esprit ne soit concerné. Le don premier que l'Époux accorde à l'Épouse ne saurait être autre que "la grâce de son amour", à savoir l'Esprit Saint.

Dans l'Adv Ab, ce n'est pas le Christ, mais Dieu qui infuse son amour.

Lorsque (Dieu) aime l'homme, cela signifie qu'il rend digne de lui celui en qui il infuse son amour, l'Esprit Saint.

Cum autem diligit hominem, hoc est dignum eum efficit cui infundat dilectionem suam Spiritum sanctum (Adv Ab 261 B 8-10).

Dieu n'"effectue", n'opère en l'homme que conformément à ce qu'il est, à savoir "dilection" (Cum se diligit, hoc est, est quod est ; Adv Ab 261 B 6) ; or cette dilection est l'Esprit Saint. Aussi quand l'Esprit s'infuse lui-même en l'homme est-il toujours "dilection de Dieu".

Lui qui est la bonté mutuelle du Père et du Fils en même temps que leur bonté à l'égard des créatures n'agit jamais en son seul nom. C'est donné, "infusé", par le Père et le Fils, qu'il se donne, qu'il "s'infuse".

3. L'Esprit créateur est à l'oeuvre.

Pourquoi est-ce particulièrement à l'Esprit Saint qu'il convient de s'infuser ? C'est qu'Esprit créateur, il est présent à toutes les créatures mais spécialement à l'homme.

A. L'Esprit "plane sur les eaux".

"L'Esprit du Seigneur a rempli tout l'univers, et de même qu'au commencement on a dit qu'il planait sur les eaux, de même il plane sans cesse sur la créature fluctuante" (Adv Ab 266 B 15 - C 2). Créateur, il accorda ses bienfaits : aux uns l'être, à d'autres la vie, à d'autres la capacité de sentir, à d'autres encore la faculté de discerner. Mais son oeuvre ne cesse pas avec la création. L'Esprit plane toujours sur ses créatures et leur prodigue ses dons.

En particulier, il "plane" sur l'homme : sa bienfaisance s'exerce vis-à-vis de ces pauvres dont l'amour est indigent et qui sont tendus anxieusement vers ce qu'ils aiment (Etenim pauperum spiritu amori indigo et egeno, et ad id quod amant anxio, superfertur Spiritus sanctus, amor Dei ; Spec 108 l. 13). L'Esprit va jusqu'à s'unir leur esprit afin qu'ils deviennent un seul esprit avec Dieu (et unit eum sibi ut creditur cum Deo, unus cum eo fiat spiritus hominis credentis ; Spec 109 l. 7-8). Or comment est décrite cette oeuvre bienfaitrice ininterrompue de l'Esprit ? "Il fait ses oeuvres en eux".

B. L'Esprit est à l'oeuvre en l'homme.

L'Esprit, qui "plane" sur ces pauvres, "fait ses oeuvres en eux" (superfertur Spiritus sanctus, amor Dei, hoc est facit opera sua in eis ; Spec 108 l. 13).

En effet l'Esprit n'est pas seulement créateur ni promesse de vie pour l'homme(1)

. Il est selon l'expression de la Lettre d'Or, l'omnipotens artifex, l'"artisan tout-puissant" (Epist 265). Dans le comportement vertueux de l'homme, l'Esprit est celui qui "fait toutes choses", qui "ordonne toutes choses", qui "vivifie toutes choses" (omnia facientem, ordinantem, vivificantem ; Epist 264). Cet "artisan tout-puissant" accomplit tout avec force (agens omnia fortiter ; Epist 265) ; en particulier, c'est lui qui "vivifie l'esprit de l'homme" (ipse vivificat spiritum hominis ; Epist 265). C'est-à-dire qu'il est le seul à faire que l'on trouve Dieu, qu'on le possède, qu'on jouisse de lui (Solus ipse est qui docet invenire, habere et frui ; Epist 266), comme c'est déjà lui qui fait "chercher comme il convient" (Ipse tamen est et sollicitudo bene quaerentis ; Epist 266).

C. Conclusion.

L'Esprit Saint, origine et fin de l'homme, est chaque jour ouvrier en l'homme ; et son action n'est pas une aide passagère, une collaboration efficace : elle est encore "créatrice", elle est existence nouvelle, désirée certes (l'homme sait ce que c'est que "chercher Dieu" ; Epist 266), mais existence inimaginable et inaccessible ("Seul l'Esprit fait trouver..." ib.), existence plénière déployée par l'Esprit lui-même.

Pour rendre compte d'une telle activité, le verbe effundere, "s'épancher" vers l'homme, s'ouvrir vers lui, est plus qu'insuffisant ; l'Esprit ne reste pas à distance de l'esprit de l'homme mais le pénètre, l'envahit totalement, ce qu'indique le verbe choisi infundere.

II. L'ESPRIT CRÉATEUR S'INFUSE EN L'ESPRIT CRÉÉ.

Lorsque l'esprit créé et l'Esprit créateur se "transfusent" mutuellement, le comportement propre à l'Esprit créateur est de "s'infuser". Mais cette action en entraîne, semble-t-il, une autre : "affecter" (afficere), qui permet une élucidation des plus précises de la relation de Dieu et de l'homme, de cette relation qui reçoit aussi le nom d'"unité d'esprit".

1. L'infusion et ce qu'elle entraîne.

A. Infundere.

a. In-fundere.

Infundere implique l'idée d'in-habitation. Selon Nat Corp 106, Dieu et l'homme demeurent l'un dans l'autre : l'unité d'esprit signifie que "l'âme demeure tout entière en Dieu par une affection fidèle", et que "Dieu demeure en elle par son opération toute-puissante" ((anima illa) tota manens in Deo per fidelem affectionem, eumque quem amat in se habens manentem per omnipotentem operationem, unus spiritus cum eo existens ; Nat Corp 106).

On pourrait ici encore noter l'initiative divine. Si l'inhabitation est nécessairement réciproque, son effectuation ne l'est pas. Dieu intervient "par son opération toute-puissante". L'âme ne peut répondre de semblable façon ; elle répond non par une action quelconque mais par son amour, sa "fidèle affection". Le fait de venir habiter relève uniquement de Dieu.

Il reste que l'infundere, contrairement à l'effundere, inclut l'inhabitation réciproque des deux partenaires.

b. In-fundere.

La racine -fundere ajoute une nuance par rapport au thème de l'habitation. Ce qui s'infuse remplit tout l'espace qui est proposé. Et donc, non seulement l'un se situe en l'autre, mais il le pénètre totalement.

Le De contemplando Deo noue ces deux thèmes complémentaires :

par l'Esprit Saint habitant en nous, nous avons la charité de Dieu répandue en nous

per quem habitantem in nobis, caritatem Dei habemus diffusam in cordibus nostris (Cont 11 l. 103-104).

Texte qui ne fait qu'amplifier légèrement la Lettre de S. Paul aux Romains : charitas Dei diffusa est in cordibus nostris per Spiritum sanctum, qui datus est nobis Ro 5, 5).

L'in cordibus et le diffusa est de ce verset se retrouvent tous deux dans l'infundere. L'Esprit Saint, charité de Dieu, vient habiter dans le coeur de l'homme, et rien n'échappe à son empire. Ce qui fait dire qu'alors l'homme et Dieu sont un seul esprit. L'esprit créé laisse en effet l'Esprit Saint opérer en lui : cette oeuvre est telle que cet homme vit, mais que l'Esprit lui-même est devenu sa vie.

B. Les effets de l'infusion de l'Esprit.

D'autres textes ne font pas suivre aussi immédiatement l'infusion de l'Esprit et l'unité d'esprit. Des expressions très caractéristiques interviennent. Même si elles ne peuvent être totalement étudiées pour elles-mêmes, il y a lieu de les repérer pour percevoir la vision théologique qui y est engagée, et mesurer par là tout ce que recouvre en fait l'infundere.

La Lettre d'Or établit, en une seule phrase, une séquence de quatre verbes : le premier est infundere, le dernier efficere avec pour complément l'unité :

L'amour de Dieu, ou l'Amour-Dieu, l'Esprit Saint, s'infusant en l'amour et en l'esprit de l'homme, se l'affecte à soi ; et Dieu, s'aimant lui-même à partir de l'homme, fait un avec lui son esprit et son amour.

Amor enim Dei, vel Amor Deus, Spiritus sanctus, amori hominis et spiritui se infundens, afficit eum sibi ; et amans semetipsum de homine Deus, unum secum efficit et spiritum ejus et amorem ejus (Epist 170 l. 3-6).

Quand l'Esprit divin pénètre dans l'esprit humain, le premier résultat est que cet esprit humain se trouve "affecté à", mis en mouvement vers l'Esprit Saint ; et il est aussi dit quelque chose au sujet de Dieu : Dieu "s'aimant lui-même à partir de l'homme".

Ces deux dernières formules se retrouvent insérées entre les deux mêmes verbes dans un des chapitres de l'Adv Ab :

Quand (Dieu) aime l'homme, cela signifie qu'il fait digne celui en qui il infuse son amour, (qui est) l'Esprit Saint, pour que, à partir de l'homme et dans l'homme même, Dieu s'aime lui-même très justement et très miséricordieusement.

Quand dans cette rencontre l'esprit de l'homme est mis en mouvement vers l'Esprit Saint, il est fait un seul esprit avec lui.

Cum autem diligit hominem, hoc est dignum eum efficit cui infundat dilectionem suam Spiritum sanctum, ut de ipso et in ipso homine Deus rectissime et misericordissime diligat semetipsum.

In quo cum spiritus hominis Spiritui sancto afficitur, unus cum eo efficitur (Adv Ab 261 B 8-13)

L'infusion de l'Esprit entraîne les mêmes effets que ceux signalés dans la Lettre : "Dieu s'aime lui-même à partir de l'homme", "l'esprit de l'homme est mis en mouvement vers (afficitur) l'Esprit Saint", enfin "l'esprit humain est fait un seul esprit avec l'Esprit Saint". Mais les deux premiers aspects sont davantage explicités car ils prennent le contre-pied des thèses d'Abélard.

2. "Être fait vers" (affici) Dieu et devenir un seul esprit avec Dieu.

Guillaume s'en prend à deux expressions d'Abélard.

Quant à ce qu'Abélard affirme : "la charité de Dieu s'élance vers un autre pour que la charité puisse être" et "Dieu ne peut s'aimer soi-même"...

Quod dicit "quia charitas Dei in alium tendit, ut charitas esse possit, nec potest Deus diligere semetipsum"...

Abélard se prévaut de S. Grégoire : pas de charité possible s'il n'y a pas au moins deux partenaires. L'amour consiste à aimer un autre que soi ; or l'autre, pour Dieu, c'est la créature humaine ; c'est donc dans cet amour pour l'homme que Dieu est charité ; cet élan d'amour, c'est l'Esprit Saint. Une phrase d'Abélard noue ces thèmes, y compris celui de l'union à Dieu :

Procéder, pour Dieu, c'est en quelque sorte s'élancer vers quelque chose par un sentiment (affectum) de charité, de telle sorte qu'évidemment il l'aime et se l'unisse par l'amour.

Procedere ergo Dei est sese in aliquam rem per affectum charitatis quodammodo extendere, ut eam videlicet diligat, ac se ei per amorem conjungat (Adv Ab 258 A 6-9).

Cette théologie soulève l'indignation : "il enlève ce qu'il veut, il ajoute ce qu'il veut, il fait toutes choses nouvelles, nouvelles expressions, nouveaux dogmes..." (Adv Ab 258 C 5-6). Ce qui est en cause n'est rien moins que la personnalité divine de l'Esprit Saint. La logique abélardienne impose, sans la moindre distinction, au Dieu un et trine un schéma psychologique tiré de nos relations humaines. Et comme résultat, l'Esprit n'est plus consubstantiel au Père et au Fils mais simplement un sentiment éprouvé par Dieu lorsqu'il est en présence de l'homme.

Reprenons l'énoncé des deux formules abélardiennes et lisons la réfutation qui en est faite.

Quant à ce qu'Abélard affirme : "la charité de Dieu s'élance vers un autre pour que la charité puisse être" et "Dieu ne peut s'aimer soi-même".

À cela, sur l'autorité des Saintes Écritures qui se prononcent là-dessus de plusieurs manières, et selon la raison même de notre foi, nous répondons que Dieu ne s'élance nulle part par son amour, lui qui n'aime que soi-même.

C'est quand il s'aime que se vérifie la parole : il est ce qu'il est. Car comme il est son propre bien, de la même façon il est pour soi-même sa propre dilection.

Quand il aime un homme, cela signifie qu'il fait digne celui en qui il infuse son amour, (qui est) l'Esprit Saint, pour que, à partir de l'homme et dans l'homme même, Dieu s'aime lui-même très justement et très miséricordieusement.

Quand dans cette rencontre l'esprit de l'homme est mis en mouvement vers l'Esprit Saint, il est fait un seul esprit avec lui, et par le fait même qu'il est aimé, il aime lui aussi ; quand Dieu s'aime dans l'homme, cela signifie qu'il aime l'homme en s'aimant lui-même. Cela signifie que l'homme aime Dieu et que l'homme se trouve en Dieu et Dieu en l'homme.

Dans cette rencontre, Dieu n'est d'aucune manière mis en mouvement vers l'homme, mais l'homme est mis en mouvement vers Dieu, car selon les paroles de l'Apôtre l'homme est fait pour cela même : "Car, dit l'Apôtre, Dieu nous fait pour cela même" (II Co 5, 5).

Il est donc inexact que Dieu dans sa procession s'élance vers l'homme selon une bienveillante affection, c'est-à-dire l'Esprit Saint. Au contraire, c'est l'homme bien affecté dans l'Esprit Saint qui est recueilli et élevé en Dieu, pour que se réalise ce qui est écrit : "Il appartient au Seigneur de nous élever" (Ps 88, 19).

Quod dicit "quia charitas Dei in alium tendit, ut charitas esse possit, nec potest Deus diligere semetipsum",

nos dicimus cum multimoda sanctarum auctoritate Scripturarum, et secundum ipsam fidei rationem, quia nusquam Deus diligendo se extendit, qui non diligit nisi semetipsum.

Et cum se diligit, hoc est, est quod est ; quoniam sicut ipse suum bonum, sic ipse sibi sua dilectio est.

Cum autem diligit hominem, hoc est dignum eum efficit cui infundat dilectionem suam Spiritum sanctum, ut de ipso et in ipso homine Deus rectissime et misericordissime diligat semetipsum.

In quo cum spiritus hominis Spiritui sancto afficitur, unus cum eo efficitur, et in eo ipso quod diligitur, diligit, quia cum Deus in homine diligit se, hoc est quod hominem diligit in se, hoc est quod homo diligit Deum, et quod homo in Deo est, et Deus in homine.

In quo nequaquam Deus homini, sed homo Deo afficitur, cum sicut dicit Apostolus, in hoc a Deo efficitur. "Qui, ait Apostolus, in hoc ipsum nos efficit Deus".

Non ergo Deus procedendo extenditur ad hominem per benignitatis affectum, id est per Spiritum sanctum, sed bene affectus homo in Spiritu sancto colligitur et assumitur ad Deum, et sit quod legitur. "Quia Domini est assumptio nostra" (Adv Ab 261 A 15 - C 10).

Face à Abélard, une première objection s'impose : Dieu n'est-il pas amour en lui-même ? Il faut cependant pousser plus loin cette affirmation, et montrer qu'en Dieu il ne peut y avoir de sentiment qui le porte au dehors de lui. En effet si un tel sentiment pouvait exister, cela ouvrirait la porte à toutes les opinions avancées par Abélard. Le point essentiel de cette réfutation est donc que Dieu n'aime jamais que lui-même, autrement dit : Dieu n'éprouve aucun affectus, Dieu n'est jamais "affecté".

Cependant Dieu a créé, et il entretient un rapport tout particulier avec la créature humaine. On pourrait penser que Dieu est sensible à l'amour de l'homme, qu'il est touché par lui. Ce serait là une lecture psychologique du même genre que celle proposée par Abélard. L'Adv Ab contraint à une approche plus théologique, une approche qui fait droit avant tout au mystère divin. Dieu n'est pas touché, il est au contraire toujours acteur : il "fait" que l'homme l'aime.

Cette oeuvre divine a pour effet que l'homme devient "mis en mouvement vers Dieu" (Deo affectus). Ce n'est pas là, pour l'homme, un destin absolument nouveau et irrésistible, car Dieu l'a créé justement pour cela.

L'homme ainsi "mis en mouvement vers Dieu" (Deo affectus) devient "un seul esprit avec Dieu". Et c'est grâce à cette unité d'esprit que l'homme aime Dieu d'une part, et que, d'autre part, Dieu aime l'homme tout en n'aimant jamais que lui-même. Dans le mystère de cette unité, se laissent percevoir avec le plus de force et de netteté le mystère de Dieu et le mystère de l'homme, et celui de leur rencontre.

A. Dieu n'est pas affecté.

Face à Abélard pour qui le Saint-Esprit est réduit à n'être qu'un affectus divin, à n'être que la bénignité de Dieu envers les créatures (...Spiritum sanctum quasi definiens benignitatem Dei in creaturas, sive affectum ; 260 C 9-10), Guillaume oppose un principe catégorique : "Dieu n'est jamais affecté" (nequaquam Deus homini... afficitur ; 261 C 2). Principe qu'il a posé, en le justifiant, dès le premier mot de sa réfutation : le Dieu immuable ne peut être affecté, touché, par quoi que ce soit ni ne peut s'élancer vers quoi que ce soit (Moveri enim affectu, sive in aliquid intendi, quam inconveniens sit incommutabili Deo, luce clarius est ; 260 C 7-8).

Ce même principe jouait déjà un rôle important dans le Cont Deo. C'est lui qui, par deux fois, ouvre une discussion dont le dénouement contient, dans les deux cas, l'unité d'esprit. Ces deux exposés ne sont pas strictement identiques ; le second complète le premier.

Non, tu n'es pas affecté vers nous ou par nous, quand tu nous aimes ;...

Non enim afficeris ad nos, vel a nobis cum nos amas... (Cont 7 l. 4-5).

Dieu ne peut l'être car il est toujours identique à lui-même.

Tu es ce que tu es, toi qui es toujours le même

es quod es, qui semper idipsum es (l. 5-6).

Cette immutabilité divine fait que rien ne peut arriver à Dieu comme de l'extérieur, rien ne peut provoquer en lui un changement en plus ou en moins :

Pour toi qui es toujours le même, rien ne s'ajoute si, en aimant, nous progressons vers toi ; rien ne s'enlève, si nous nous en allons loin de toi.

Tibi autem qui semper idem es, nichil accedit, si amando proficimus ad te ; nichil decedit si deficimus a te (l. 11-12).

La même question resurgit plus loin, toujours dans le Cont Deo :

Nous, nous te chérissons par l'affection de l'amour, que tu as mise en nous. Toi au contraire, créateur de toutes choses, et des affections bonnes, et des âmes qui doivent être affectées, est-ce par une affection d'amour accidentelle et incidente que tu aimes ceux que tu aimes, et es-tu affecté en quelque manière, en quelque chose, toi qui fais tous les êtres et toutes les choses ?

Sed nos te diligimus affectu amoris a te nobis indito. Tu vero conditor omnium, et affectuum bonorum et animarum afficiendarum, numquid accidenti vel incidenti amoris affectu amas quos amas, et aliquo modo in aliquo afficeris, qui omnes et omnia facis ? (Cont 11 l. 1-5)

La réponse négative est catégorique ("Non certes. C'est absurde, c'est contraire à la foi") ; l'explication est plus riche que celle donnée en Cont 7 :

c'est impossible au créateur de toutes choses

alienum ab omnium creatore (l. 5-6).

Cette réponse nouvelle figurait déjà dans la question. Celle-ci s'adressait au "créateur de toutes choses", à "toi qui fais tous les êtres et toutes les choses". En somme, celui qui fait toutes choses ne saurait "être fait" par elles, si peu que ce soit. Aussi, au problème qui subsiste : "Comment donc nous aimes-tu, si ce n'est point par l'amour que tu nous aimes ?" (l. 7-8), la réponse ne peut être du côté d'un amour dans lequel Dieu serait passif ; elle est à chercher du côté d'un amour où Dieu sera ce qu'il est : créateur.

B. Dieu effectue.

L'amour de Dieu ne consiste pas en une affection mais sera "effectuation". Comme le Dieu créateur est uniquement actif, ainsi Dieu qui aime est lui aussi action, action créatrice. Aimer, pour Dieu, c'est "faire" que l'autre l'aime (sic nos efficiens tui amatores, Cont 11 l. 29 ; Amas itaque nos in quantum nos efficis tui amatores, l. 53-54) ; lui "fait" que nous soyons bénéficiaires de la prière du Christ (participes efficimur ut dictum est orationis illius Christi ; l. 41-42) ; lui aime non par une "affection" mais par une "effectuation" :

Lorsque ton amour, ...l'Esprit Saint habitant en nous, est à ton égard ce qu'il est, ... nous t'aimons, ou tu t'aimes en nous, nous par l'affection, toi par l'effectuation, nous effectuant un en toi...

Cumque amor tuus,...spiritus sanctus habitans in nobis ad te est quod est..., amamus te, vel amas tu te in nobis, nos affectu, tu effectu, unum nos in te efficiens...(l. 105...110).

Comme l'explique aussi le Cont Deo, l'amour par lequel Dieu nous aime est "(sa) bonté, l'Esprit Saint procédant du Père et du Fils". L'Adv Ab ne peut en rester à cette réponse, car, selon Abélard, Dieu s'élance vers la créature par l'Esprit Saint entendu comme "sentiment de bonté", affectum charitatis. À cette idée abélardienne, Guillaume oppose sa propre vision :

Cette procession, par laquelle Dieu procède par le moyen de l'Esprit Saint vers la créature, est, en Dieu, non selon les 'affections', mais selon les 'effectuations'"

Haec processio, qua procedit Deus per Spiritum sanctum in creaturam ; est autem in Deo non secundum affectus, sed secundum effectus (Adv Ab 262 A 12-15).

L'amour absolument premier de Dieu "rend l'homme digne", il le transforme, il le "fait" autre (Cum autem diligit hominem, hoc est dignum eum efficit... Adv Ab 262 B 8-9). Cet amour divin en acte s'exprime dans l'infusion de l'Esprit :

il fait digne celui auquel il infuse son amour l'Esprit Saint

efficit cui infundat dilectionem suam spiritum sanctum (B 8-10).

Ainsi par grâce divine, naît, subsiste et grandit l'amour de l'homme pour Dieu. Dieu lui-même en est l'origine ; il ne commence pas par recevoir à la manière de l'homme touché et éveillé par l'amour d'un autre, Dieu n'est pas changé lorsque l'amour de l'homme se porte vers lui ou se ferme à lui ; il "n'est pas affecté". Mais Dieu n'est évidemment pas indifférent : il aime d'une manière qui dépasse notre intelligence de créature. Il aime à la façon du créateur qu'il est, il dépose l'amour en nos coeurs, il "fait" que nous l'aimions.

Oeuvre de Dieu qui constitue même son dessein éternel sur l'homme, selon la parole de l'Apôtre :

En cela, Dieu n'est jamais fait vers l'homme, mais l'homme est fait vers Dieu, puisque, comme dit l'Apôtre, il est fait par Dieu pour cela. 'Lui, Dieu, qui, dit l'Apôtre, nous fait pour cela même'

In quo nequaquam Deus homini, sed homo Deo afficitur, cum sicut dicit Apostolus, in hoc a Deo efficitur. 'Qui enim, ait Apostolus, in hoc ipsum nos efficit Deus' (Adv Ab 261 C 2-5).



C. L'homme est affecté.

L'amour dont nous l'aimons est exprimé par la même forme verbale affici, qui ne peut absolument pas être appliquée à Dieu, mais qui convient parfaitement à la créature puisqu'elle est créée telle qu'elle puisse le vivre. L'homme "fait vers" (affectus) Dieu est mis, par Dieu, dans une situation nouvelle par rapport à lui.

a. "Être fait vers" Dieu (Deo affectus).

* Celui qui "est fait vers" Dieu est mis en mouvement vers lui.

Le fait d'être affecté présente plusieurs caractéristiques. La première souligne l'idée de mouvement connotée par le préfixe ad. Citons encore l'Adv Ab :

C'est pourquoi Dieu, lorsqu'il procède, ne s'élance pas vers l'homme, par une tendre affection, c'est-à-dire par l'Esprit Saint, mais l'homme bien 'affecté' dans l'Esprit Saint est unifié et élevé vers Dieu

Non ergo Deus procedendo extenditur ad hominem per benignitatis affectum, id est per Spiritum sanctum, sed bene affectus homo in Spiritu sancto colligitur et assumitur ad Deum (Adv Ab 261 C 6-9).

L'affectus a pour effet de mettre en mouvement, de faire s'élancer vers. Ainsi l'homme touché (bene affectus) par l'Esprit Saint se trouve pris dans une dynamique qui l'emporte "vers Dieu" (ad Deum). Et Dieu lui-même, s'il pouvait être touché par un affectus, s'élancerait vers l'homme.

En effet si Dieu pouvait être pris d'un "mouvement de bienveillance" (affectum benignitatis), alors il "s'élancerait vers l'homme" (extenditur ad hominem). La racine du verbe extendi comporte déjà l'idée de mouvement ; la particule ex met en relief le fait que l'on s'élance hors de soi-même.

Ainsi tout affectus signifie une mise en mouvement vers autre que soi. L'homme affecté, atteint par Dieu, s'élance donc vers Dieu.

* L'affecté appartient à celui qui l'affecte.

Le Nat Corp propose un autre trait caractéristique de cet affici, et cela en une formule lapidaire, en-tête d'un précieux développement complémentaire.

Tout ce qui est affecté vers Dieu n'est plus sien, mais appartient à celui par qui il est affecté.

Quicquid enim ad Deum afficitur non est suum, sed ejus a quo afficitur (Nat Corp 106 l. 1-2).

Il s'agit donc aussi d'une prise de possession ; l'on pourrait parler d'une substitution de sujet. En l'homme "fait vers" Dieu, celui qui est désormais le maître n'est plus l'homme, mais celui qui l'"affecte", à savoir Dieu. L'homme ne s'appartient plus. Cependant il faut relever que, dans l'énoncé même de cette affirmation, est explicitement présent le premier trait relevé : l'homme affecté "vers Dieu", c'est-à-dire l'homme mis en mouvement vers Dieu. Il semble que ces deux aspects soient inséparables : l'homme est fait vers Dieu et tout en même temps il est saisi en tout son être par Dieu.

* L'homme vit.

La suite du texte précise la position de l'un et de l'autre.

Si cette âme prie, ce n'est plus elle mais l'Esprit Saint qui prie à sa place...

Si orat..., non ipsa sed Spiritus sanctus pro ea orat (Nat Corp 106 l. 3-4).

C'est elle et, dans le même moment, ce n'est plus elle.

Quand elle intercède par des gémissements ineffables, on dit que c'est plutôt l'Esprit qui intercède

...Interpellante ea gemitibus ineffabilibus, ipse potius interpellare dicatur (Nat Corp 107 l. 6-7).

Cependant cette explication deux fois répétée, si elle confirme l'adage cité en tête, le nuance aussi. L'homme "fait vers" Dieu ne s'appartient plus, il est devenu propriété de celui qui l'"affecte", mais il ne cesse pas pour autant d'exister comme homme. Au contraire : c'est dans cette situation qu'il trouve la vie (même si cette vie lui vient de Dieu) :

Comme le corps vit de l'âme, ainsi cette âme vit de Dieu.

Sicut enim corpus vivit ex anima, sic ex Deo vivit anima illa (Nat Corp 106 l. 8-9).

Bien plus : c'est là que cette âme trouve sa joie, sa vraie béatitude (o beata anima et vere beata l. 3).

Ainsi quand Dieu "affecte" l'homme, celui-ci est comme investi en sa personne même par Dieu ; mais c'est aussi à ce moment que, de par l'oeuvre de Dieu, il devient pleinement homme. On peut se demander pourquoi le fait que Dieu affecte a une répercussion de ce genre en l'homme.

b. L'homme : un être capable d'être affecté.

Pour rendre compte du fait que l'Esprit Saint "affecte" à soi l'amour et l'esprit de l'homme, l'Epist signale qu'en l'homme façonné par Dieu existe un "amour", un "affectus", et elle le définit en quelques mots :

L'amour de Dieu, ou l'Amour-Dieu, l'Esprit Saint, s'infusant dans l'amour et l'esprit de l'homme, l'"affecte" à soi ;... De même en effet que le corps ne reçoit la vie que de son esprit, de même ce mouvement du coeur de l'homme qu'on appelle 'amour' ne vit, autrement dit n'aime Dieu, que de l'Esprit Saint.

Amor enim Dei, vel amor Deus, Spiritus santus, amori hominis et spiritui se infundens, afficit eum sibi ; ...Sicut enim non habet corpus unde vivat nisi de spiritu suo, sic affectus hominis qui amor dicitur non vivit, hoc est non amat Deum, nisi de Spiritu sancto (Epist 170 l. 3-9).

On peut relever au moins deux données anthropologiques essentielles : l'homme est porteur d'un affectus, d'un amour ; mais cet amour ne s'éveille vraiment que grâce à l'Esprit Saint.

* En l'homme : un amour qui tend vers Dieu.

Qu'est-ce que cet amour qui gît en tout homme ? Le Spec le décrit comme un élan qui emporte vers Dieu

...l'amour de Dieu plane sur l'amour de ses fidèles ; en l'attirant par son souffle, et en le comblant de ses bienfaits, il l'emporte vers lui - cet amour qui le suit par quelque appétit naturel et qui, comme le feu, tend naturellement en haut...

...amor Dei fidelis sui superfertur aspirando, et benefaciendo rapiens eum ad se, naturali quodam appetitu se sequentem, et instar ignis vim habentem naturalem sursum tendendi,... (Spec 109 l. 4-7).

L'amour de l'homme est, par nature, un "appétit", c'est-à-dire un élan, une tendance qui porte dans une direction déterminée : vers le haut (sursum). Le texte désigne même expressément l'objet de cet "appétit naturel" : "l'amour de Dieu... l'emporte vers lui". L'amour du fidèle suit donc l'amour de Dieu à son égard pour deux raisons. La première est que cet amour de Dieu le "ravit", l'attire à lui ; la seconde est que l'amour qui gît en l'homme aspire à cet amour de Dieu, aussi naturellement que le feu tend vers le haut.

Tous ces éléments figurent aussi dans la description de la voluntas (Epist 234): elle est un "appétit naturel" ; comme le feu, elle tend vers son lieu, c'est-à-dire vers le haut ; et aspire "vers Dieu".

La volonté est quelque appétit naturel de l'âme raisonnable ; autre quand elle tend vers Dieu et s'affaire autour des biens intérieurs qui lui sont propres ; autre quand elle se replie sur le corps... Quand la volonté tend vers le haut, comme le feu vers son lieu propre : c'est-à-dire...

Voluntas naturalis quidam animi appetitus est, alius ad Deum, et circa interiora sua, alius circa corpus... Haec, cum sursum tendit, sicut ignis ad locum suum : hoc est ...(Epist 234-235).

Une telle volonté, dès qu'elle s'élance effectivement vers les hauteurs, est amour (hoc est, cum sociatur veritati, et movetur ad altiora, amor est ; Epist 235).

Cependant cette volonté, cet amour naturel, l'"appétit naturel" qui l'habite, sont incapables de conduire par eux-mêmes jusqu'à Dieu en personne : comme l'affirme le même passage de l'Epist, il y faut la "grâce" pour que la volonté soit soutenue dans son élan (cum, ut promoveatur, lactatur a gratia ; Epist 235). Il y faut l'intervention de Dieu lui-même.

* L'amour de l'homme n'aboutit que par intervention divine.

C'est bien pourquoi "l'amour de Dieu plane sur l'amour de son fidèle" ; il multiplie à son égard ses bienfaits et se montre particulièrement actif, il "l'aspire" et "le ravit" (Spec 109).

Un passage antérieur du Spec traitait de ce même rapport entre l'amour de Dieu et notre amour, "notre 'affectus' naturel". Il apporte une précision quant à la manière selon laquelle Dieu se manifeste bienveillant et emporte l'amour humain :

L'amour de Dieu est à notre amour, à notre 'affectus' naturel, ce que l'âme est à notre corps. Si l'amour de Dieu est en lui, notre amour vit ;...

Amori vero nostro, affectui nostri illi naturali, sic est amor Dei, sicut corpori nostro anima sua est. Si in ipso est, vivit... (Spec 99 l. 1-3).

Si l'amour de Dieu se trouve "dans" l'affectus naturel de l'homme, cet affectus "vit". S'il n'habite pas l'affectus, celui-ci n'est qu'un cadavre (sin autem, non nisi morticinum quoddam est...; Spec 99). C'est-à-dire qu'il est alors incapable de rejoindre Celui pour qui il est fait : Dieu.

Reste à savoir comment s'effectue cette inhabitation de l'amour de Dieu. Le premier texte cité à propos de l'affectus hominis donnait déjà la réponse. Seul l'Esprit Saint peut rendre notre affectus naturel vivant, seul il peut faire que notre amour et notre esprit soient une seule chose avec Dieu : "De même que le corps n'a la vie que de son esprit, de même l'affectus hominis qu'on appelle 'amour' ne vit, autrement dit n'aime Dieu, que de l'Esprit Saint" (Epist 170).

Pour aimer Dieu, l'homme a donc reçu une faculté qui l'entraîne mystérieusement vers lui. Mais cette faculté ne s'éveille et ne se déploie que sous la touche de l'Esprit. C'est lui qui l'anime et porte, par elle, l'homme à sa perfection dans l'unité avec Dieu.

* L'affectus est la réponse réelle de l'homme à l'amour de Dieu.

Cette présence déterminante de l'Esprit, loin d'étouffer les ressources propres de l'homme, les porte à un accomplissement qu'elles ne pouvaient entrevoir. Aussi bien, dans le dialogue qui s'instaure entre l'homme et Dieu, la réponse humaine, fruit du travail de la grâce, porte encore toujours le nom d'affectus. Déjà le Cont Deo nommait ainsi notre amour, alors qu'il dépend clairement de cet Esprit Saint qui habite en nous et qui est un amour qui convertit toutes nos affections et les sanctifie :

Lorsque ton amour... l'Esprit Saint habitant en nous est... amour qui convertit en soi... toutes les affections de notre âme et les sanctifie : alors nous t'aimons, ou tu t'aimes en nous, nous par l'affectus toi par l'efficace.

Cumque amor tuus... Spiritus sanctus habitans in nobis... est... amor... animae nostrae omnes affectiones in se convertens, et sanctificans, amamus te, vel amas tu te in nobis, nos affectu, tu effectu... (Cont Deo 11 l. 105-110).

Lui nous aime par son action ; nous, nous l'aimons par l'affectus : notre affectus naturalis en lequel est venu demeurer l'Esprit.

Dans le Commentaire sur le Cantique, l'analyse, sans être différente, est plus précise encore. L'image du dialogue fait mieux ressortir ce qui est le propre de chacun, et ainsi rend plus évidente encore et l'oeuvre de Dieu en l'homme, et la réalité de la réponse de celui-ci, réponse qui demeure sienne alors même qu'elle est opération divine.

...l'Époux et l'Épouse se parlent l'un à l'autre, l'Épouse par l'affectus de dévotion, l'Époux, lui, par le travail effectué par la grâce opérante. Autrement dit, le propos de l'Époux consiste dans l'oeuvre de la grâce 'affectante' ; la réponse de l'Épouse, dans la joie de la conscience bien 'affectée'.

Sponsus et Sponsa ad invicem loquuntur, Sponsa devotionis affectu, Sponsus vero gratiae operantis effectu. Vel Sponsi alloquium opus est 'afficientis' gratiae ; Sponsae responsum, ipsum gaudium bene 'affectae' conscientiae (Cant 93 l. 13-17).

Quand l'Époux "affecte" l'Épouse, celle-ci lui répond par un affectus (ici un affectus devotionis). Certes cet affectus relève de l'oeuvre qu'il a effectuée en elle mais il n'en est pas moins la réponse de l'Épouse, puisque la grâce a fait s'épanouir en elle son affectus naturel, c'est-à-dire sa personne tout entière faite pour aimer l'Époux.

* Conclusion.

Dieu a voulu créer un homme tel qu'il puisse être "fait vers" (Deo affectus) Lui : il ne lui a pas seulement donné forme, mais, comme le dit l'Epist, il a voulu aussi lui donner vie. Certes grâce au "souffle de vie" l'homme est une "âme vivante", mais une autre vie lui est promise : l'amour de Dieu.

Sa vie, c'est l'amour de Dieu.

Vita ejus amor Dei est (Epist 169).

Et c'est en vue de cet amour de Dieu qu'existe en l'homme un affectus. Cet affectus ne suffit cependant pas à rejoindre Dieu lui-même. Il permet seulement d'accueillir l'amour de Dieu se présentant lui-même, l'Esprit Saint toujours proche de l'esprit créé et toujours éminemment créateur, non seulement de la vie animale, mais de la vie véritable et définitive. L'Esprit, amour Dieu, révèle à cet affectus naturel ce pour quoi il est fait. En "s'affectant" cet affectus, l'Esprit se révèle comme le terme véritable de son élan et par là le fait naître véritablement à lui-même ; l'affectus devient ainsi, de par l'Esprit Saint, vie de l'homme, c'est-à-dire amour pour Dieu.

L'affectus de l'homme ne vit c'est-à-dire n'aime Dieu... que de l'Esprit Saint.

Affectus hominis... non vivit, hoc est non amat Deum, nisi de Spiritu sancto ( Epist 170).

L'homme est donc fait "pour cela même" : pour être affecté par Dieu. Car sans cela, il n'atteindrait jamais à la seule vie qui mérite ce nom : l'amour de Dieu. L'apôtre Paul n'est pas seulement appelé en renfort pour battre en brèche les idées d'Abélard ; il vient souligner une donnée fondamentale de l'anthropologie guillelmienne : "...l'homme est fait vers Dieu, puisque, comme le dit l'Apôtre, il est fait par Dieu pour cela. 'Lui, Dieu, qui, dit l'Apôtre, nous fait pour cela même'" (Adv Ab 261 C 2-5).

Dieu a fait l'homme pour qu'il puisse être affecté : ce dessein, il ne cesse de l'accomplir effectivement. Son Esprit Saint est à l'oeuvre en l'amour de l'homme et se l'"affecte".

Ainsi Dieu est-il vraiment Dieu, non soumis à quelque changement, "affection", que ce soit. Et l'homme affecté par Dieu est-il vraiment homme : celui que Dieu aime d'un amour absolument premier et celui qui, à son tour et en toute vérité, aime Dieu.

D. L'homme devient un seul esprit avec Dieu.

Quand Dieu infuse son Esprit en l'homme, celui-ci n'est pas seulement "affecté" par Dieu, tourné et mis en mouvement vers lui. Un tel homme "devient un seul esprit" avec Dieu. Un grand nombre de cas vérifient la présence simultanée de ces deux formules. En quoi la seconde, l'unité d'esprit, complète-t-elle la première ? Par l'unité qu'elle évoque, elle permet de répéter avec force que Dieu n'aime jamais que lui-même ; elle permet aussi de rendre compte d'un réel amour mutuel entre Dieu et l'homme.

a. Celui qui "est affecté" devient "un seul esprit avec Dieu".

Les deux passages où il est question d'"infusion" de l'Esprit Saint en l'homme relient très étroitement les deux expressions, que ce soit Adv Ab 261 (In quo cum spiritus hominis Spiritui sancto afficitur ; unus cum eo spiritus efficitur) ou Epist 170 (Spiritus sanctus, ...se infundens, afficit eum sibi ; et amans semetipsum de homine Deus, unum secum efficit et spiritum ejus...").

L'Exposé sur le Cantique établit une relation plus étroite encore, si c'était possible.

Lorsque l'homme est fait à la ressemblance de celui qui le fait, il est mis en mouvement vers Dieu, c'est-à-dire un seul esprit avec Dieu.

Cumque efficitur ad similitudinem facientis, fit homo Deo affectus ; hoc est cum Deo unus spiritus (Cant 94 l. 20-22).

Le premier terme, Deo affectus, semble ici appeler nécessairement le second, cum Deo unus spiritus. Leurs accents sont pourtant divers : l'un évoque plutôt le mouvement vers Dieu et donc la relation entre Dieu et l'homme, l'autre plutôt l'unité entre Dieu et l'homme. Le 'c'est-à-dire' affirme, en tout état de cause, la vérité simultanée de ces deux faits. Une certaine priorité paraît revenir à l'"être affecté" puisqu'il apparaît en premier lieu, au terme d'une progression de l'homme vers Dieu ("selon la mesure du progrès ou de la ressemblance... Et lorsque l'homme est fait à la ressemblance, il est mis en mouvement vers Dieu...").

Le Cont Deo présente une construction analogue à celle d'Adv 261, même si toute une explication sépare les deux expressions :

Mais quand nous t'aimons, notre esprit est assurément 'affecté' de ton Esprit Saint : par lui, habitant en nous, nous possédons la charité de Dieu, répandue en nos coeurs. Et quand ton amour, ...l'Esprit Saint habitant en nous est vers toi ce qu'il est..., nous t'aimons, ou tu t'aimes en nous, nous par l'affectus , toi par l'effectuation,... de telle sorte que... pour nous qui aimons Dieu..., aimer et craindre Dieu et observer ses commandements ne soit rien d'autre qu'être, et être un seul esprit avec Dieu.

Sed cum te amamus, afficitur quidem spiritus noster, spiritui tuo sancto : per quem habitantem in nobis, caritatem Dei habemus diffusam in cordibus nostris. Cumque amor tuus, ...spiritus sanctus habitans in nobis ad te est quod est... amamus te, vel amas tu te in nobis, nos affectu, tu effectu, ...ut...nobis... amantibus Deum nichil sit aliud amare et timere Deum et mandata ejus observare, quam esse, et unum spiritum cum Deo esse (Cont 11 l. 102...122).

Notre amour envers Dieu indique que notre esprit se trouve affecté par l'Esprit Saint ; et si tel est le cas, notre amour "n'est rien d'autre" qu'être un seul esprit avec Dieu. Telle paraît l'arête de ce long passage. Il faut noter que la seconde phrase si longue possède deux propositions principales, coordonnées étroitement par un vel : "nous t'aimons, ou tu t'aimes en nous". Cette dernière expression n'est pas tellement différente des seuls mots intercalaires figurant dans la phrase très brève d'Epist 170 : "Dieu s'aimant de l'homme".

Cont 7 paraît aussi supposer que l'unité d'esprit est corrélative au fait d'être mis en mouvement vers Dieu (Deo affectus). Leur relation n'est pas explicitée, mais la suite de la phrase dépeint elle aussi l'amour de l'homme pour Dieu (au point qu'il ne s'aime plus lui-même qu'en Dieu) et l'amour que Dieu a pour lui-même. "O heureuse, très heureuse âme, qui mérite ainsi d'être mise en mouvement vers Dieu par Dieu de telle sorte que, par l'unité d'esprit, elle aime, en Dieu, Dieu seul, non pas l'un de ses biens propres, et ne s'aime soi-même qu'en Dieu ; comme Dieu, en lui-même, aime et approuve ce que Dieu doit aimer et approuver, c'est-à-dire lui-même" (l. 21-26).

Dans le Spec, les termes sont énoncés en ordre inverse :

et l'homme devient un seul esprit avec Dieu, auquel il est affecté

et unus spiritus efficitur homo cum Deo, cui afficitur (Spec 99 l. 7-8).

Mais tout le contexte indique que l'"être affecté" est condition et cause de l'unité d'esprit, au point que cette unité d'esprit apparaît comme une explicitation du fait d'"être affecté à Dieu". La racine du mot "affecter" et ses différentes acceptions constituent en effet comme la trame du texte (Spec 99-101). L'objet de l'étude est notre amour qui est aussi appelé "cet affectus naturel qui est nôtre". C'est qu'il peut être "vivant" ou "mort". Il sera "vivant" si l'amour de Dieu est "en lui". Par un tel affectus, l'homme "est transformé en ce qu'il sent ...et devient un seul esprit avec Dieu" (Spec 99). Pour justifier la possibilité de cette transformation, Guillaume cite Augustin décrivant le rôle de la volonté dans la sensation (Spec 100) puis applique cette analyse à la relation entre l'homme et Dieu ; mais Dieu, l'Esprit Saint, est alors l'acteur premier, et son geste est d'affecter à soi, de mettre en mouvement vers soi, la volonté de l'homme. Cet "affecter" entraîne une transformation soudaine et totale (Spec 101), transformation qui n'est pas différente de celle produite par l'affectus de celui qui aime (Spec 99). Ainsi l'unité d'esprit, qui va de pair avec cette transformation (transformatur...et unus spiritus efficitur Spec 99), est-elle le fruit de l'affectus naturel de l'homme affecté par l'Esprit Saint.

Ce texte du Spec permet d'évoquer aussi l'Epist. En trois passages, celle-ci rattache l'unité d'esprit à cette autre réalité appelée affectus (Epist 256-7 ; 275 ; 286-7). Ce lien ne peut étonner : l'unité d'esprit est en effet vécue par les "parfaits", c'est-à-dire ceux qui n'agissent pas seulement par raison, mais qui de plus sont entraînés par l'affectus, en même temps qu'ils sont pleinement illuminés par l'Esprit Saint (Sunt etenim animales, qui per se, nec ratione aguntur, nec trahuntur affectu ; ...sunt rationales, qui ...nondum habent affectum. Sunt perfecti, qui spiritu aguntur, qui a Spiritu sancto plenius illuminantur ; et quoniam sapit eis bonum cujus trahuntur affectu, sapientes vocantur ; Epist 43). L'affectus qui soulève ainsi ces hommes illuminés par l'Esprit ne diffère pas de cet amantis affectus, source de l'unité d'esprit dans le Spec. Il s'agit bien dans les deux cas d'un affectus de l'homme, de son affectus naturel, mais que touche l'Esprit Saint. Dès lors, il n'est pas étonnant que, dans l'Epist, l'unité d'esprit apparaisse lorsque l'affectus s'élance si ardemment vers le Bien qu'il ne puisse en être détaché (Cui bono, amore ipsius boni, sic se intendit pius affectus, ut non se inde revocet, donec unum vel unus cum eo spiritus fuerit effectus ; Epist 275 l. 1-3) ; lorsqu'il n'y a plus seulement "jugement de la raison" mais encore "affectus de l'esprit" :

...dans quelle mesure et de quelle manière veut-il Dieu : jusqu'au mépris de soi et de tout ce qui existe ou peut exister ? et cela non seulement en vertu d'un jugement de la raison, mais encore d'un affectus de l'esprit, de telle sorte que la volonté soit déjà plus que volonté : amour, dilection, charité, unité d'esprit ?

...Deum quantum et quomodo velit, utrumque in contemptum sui ipsius, omniumque quae sunt vel esse possunt ; et hoc non tantum ex judicio rationis, sed etiam ex affectu mentis, ut jam voluntas plus quam voluntas sit, ut amor sit, ut dilectio sit, ut sit caritas, sit unitas spiritus (Epist 256 l. 4-9).

Par discernement de la raison, par acquiescement de la volonté, par affectus de l'esprit, par la réalité de ses actes, elle se hâte de jaillir en liberté et unité d'esprit...

Et judicio rationis, et assensu voluntatis, et mentis affectu, et operis effectu, erumpere festinat in libertatem spiritus et unitatem (Epist 286 l. 7-9).

Quand le Nat Corp énonce sous forme de thèse la situation de l'homme "affecté" par Dieu, il en démontre la vérité en signalant que Dieu et l'homme sont un seul esprit :

Tout ce qui se laisse affecter vers Dieu cesse de s'appartenir pour être à Celui qui l'affecte.... cette âme vit de Dieu, ...ne faisant avec Lui qu'un seul esprit

Quicquid enim ad Deum afficitur non est suum, sed ejus a quo afficitur. ...ex Deo vivit anima illa...unus spiritus cum eo existens (Nat Corp 106).

Dans cette unité d'esprit, d'une part l'âme engage envers Dieu une "fidèle affection", d'autre part Dieu est actif par son "opération toute-puissante" (...tota manens in Deo per fidelem affectionem, eumque quem amat in se habens manentem per omnipotentem operationem, unus spiritus cum eo existens ; Nat Corp 106) ; l'"être affecté" qui recouvre l'unité d'esprit signifie donc ici encore amour de l'homme et oeuvre de Dieu qui fait que cet amour s'élance "vers" lui.

Ce que désire l'Épouse du Cantique - devenir un seul esprit avec Dieu (Cant 131 l. 36) - est l'objet de la prière qui précède. "Esprit Saint, habite en nous" (l. 1-2 ; cf l. 10-11) ! Si la prière est exaucée, l'amour humain est touché et transformé par cet Esprit. Il est question alors d'un "mouvement de l'amour illuminé" (affectus amoris illuminati ; l. 26). Et l'unité d'esprit a lieu parce qu'existe cet affectus renouvelé par l'Esprit.

Tous ces textes corroborent le lien étroit aperçu d'abord en Epist 170 et Adv Ab 261. Lorsque l'homme, sans qu'il y mette aucun obstacle, est affecté par l'Esprit, il est alors aussi un seul esprit avec Dieu.

b. Être un seul esprit avec Dieu.

Pourquoi Guillaume ne se contente-t-il pas des mots de la racine "affect" pour décrire la relation de Dieu et de l'homme ? Pourquoi lui conjoint-il cette formule à première vue si différente : être un seul esprit avec Dieu ? C'est qu'elle permet de mieux comprendre que Dieu n'est pas 'affecté' par l'homme, alors même qu'il aime réellement l'homme et que l'homme l'aime tout aussi réellement.

Curieusement le recours à l'unité d'esprit permet de prendre en compte tout à la fois ces deux points essentiels : la transcendance de Dieu (Deus non afficitur) mais aussi cette autre réalité spirituelle capitale : l'amour mutuel entre Dieu et l'homme. Celui-ci est exprimé, en Epist 170, par deux formules : "Dieu s'aime de l'homme" ; "l'homme aime Dieu à partir de l'Esprit Saint" .

* Dieu s'aime de l'homme.

En Epist 170, l'unité d'esprit est coordonnée à l'afficere divin. Une explication se trouve cependant intercalée : "et Dieu s'aimant à partir de l'homme" (Amor Dei, ...Spiritus sanctus, ...se infundens, afficit eum sibi ; et amans semetipsum de homine Deus, unum secum efficit et spiritum ejus et... ; Epist 170 l. 3-6).

Or c'est là un des thèmes à propos desquels les opinions d'Abélard obligent Guillaume à développer son propre point de vue. En faisant appel à l'autorité des Écritures et à la ratio fidei, Guillaume soutient que :

Dieu, lorsqu'il aime, ne s'élance pas (à l'extérieur de lui-même), lui qui n'aime que lui-même.

Nusquam Deus diligendo se extendit, qui non diligit nisi semetipsum (Adv Ab 261 B 4-5).

Deux cas sont abordés : l'amour que Dieu a pour lui-même ; l'amour qu'il a pour l'homme. Dans ce dernier cas, comment peut-on dire qu'il s'aime ?

Quand il aime l'homme, cela signifie qu'il fait digne celui en qui il infuse son amour l'Esprit Saint, pour que Dieu s'aime lui-même très justement et très miséricordieusement, à partir de l'homme même et dans l'homme même.

Cum autem diligit hominem, hoc est dignum eum efficit cui infundat dilectionem suam spiritum sanctum, ut de ipso et in ipso homine Deus rectissime et misericordissime diligat semetipsum (Adv Ab B 8-11).

Remarquons au passage que, selon la phrase suivante, un tel homme est mis en mouvement vers (afficitur) l'Esprit Saint et il est fait un seul esprit avec Dieu.

Le texte cité présente deux affirmations apparemment contradictoires : Dieu aime l'homme et cependant, en cela, il ne fait que s'aimer lui-même. L'explication se trouve dans ce qui se passe en l'homme : dans ce que l'Esprit accomplit en lui. Plus précisément encore : dans l'unité d'esprit entre l'Esprit Saint et l'esprit de l'homme qui seule permet de tenir ensemble ces deux affirmations.

Quand l'Esprit est infusé dans l'homme, l'esprit de l'homme est tout entier pénétré par l'Esprit Saint, par l'Amour-Dieu. Ainsi Dieu considère et aime son propre amour en l'homme. Et c'est pour cela qu'il est dit de Dieu qu'il s'aime "à partir de l'homme et dans l'homme". Pourtant, l'esprit de l'homme totalement ouvert et empli par l'Esprit Amour est toujours celui que Dieu aime, celui que "Dieu aime en lui-même" (hoc est quod hominem diligit in se ; Adv Ab 261 B 15).

Dans l'unité d'esprit, l'Esprit Saint et l'esprit de l'homme ne sont véritablement plus qu'un. Au point que Dieu ne voit que son propre amour quand il considère l'homme. L'esprit de l'homme n'est cependant pas annihilé : il est plus que jamais aimé.

* L'homme aime Dieu à partir de l'Esprit.

La preuve en est que lorsque Dieu s'aime en l'homme, l'homme aime Dieu. Cette dernière proposition est juxtaposée à la précédente dans cette même phrase de l'Adv Ab :

lorsque Dieu s'aime en l'homme, cela signifie qu'il aime l'homme en lui-même, cela signifie que l'homme aime Dieu.

...cum Deus in homine diligit se, hoc est quod hominem diligit in se, hoc est quod homo diligit Deum... (Adv Ab 261 B 14 - C 1).

Retenons au moins de ce texte que, du fait de cette même unité d'esprit, il n'y a pas seulement amour de Dieu pour l'homme mais tout autant amour de l'homme pour Dieu.

L'Epist est sur ce point plus explicite. En effet, la question qu'elle se pose est en quelque sorte opposée à celle rencontrée dans l'Adv Ab. Il ne s'agit plus du mystère de Dieu et de son amour pour nous, mais du mystère de l'homme et de son amour pour Dieu: comment l'homme peut-il être vivant, à savoir un être qui aime Dieu ? La réponse décrit une intervention de l'Esprit qui opère l'unité d'esprit.

Seule une telle unité permet à l'homme d'aimer Dieu. L'homme, par lui-même, ne saurait rejoindre Dieu de quelque manière que ce soit. Il ne peut aimer Dieu que de par Dieu ; son affectus n'est vivant que "de l'Esprit Saint (affectus hominis qui amor dicitur non vivit, hoc est non amat Deum, nisi de Spiritu sancto ; Epist 170 l. 7-9). Et cette oeuvre de l'Esprit se réalise précisément dans l'unité d'esprit. L'Esprit ne peut intervenir à la manière d'un secours extérieur, ou d'un encouragement. Pour que l'homme puisse aimer vraiment Dieu, il faut que l'Esprit atteigne l'esprit de l'homme et l'envahisse tout entier. Paradoxalement, c'est alors seulement que l'homme aimera Dieu en toute vérité. L'Esprit Saint, Amour-Dieu, s'unit l'esprit de l'homme pour que, grâce à leur unité, l'homme soit vivant, qu'il aime son Dieu.

* Conclusion.

*** L'unité d'esprit signifie à la fois unité et amour mutuel.

L'unité d'esprit recouvre un double paradoxe. Quand Dieu s'aime à partir de l'homme, Dieu s'aime lui-même et cependant il aime l'homme. Quand l'homme aime à partir de l'Esprit, l'homme aime Dieu mais c'est l'Esprit qui aime(2)

.

Dans les deux cas l'unité d'esprit signifie qu'existent à la fois unité et réciprocité. D'une part Dieu et l'homme ne font qu'un. Et c'est pourtant dans cette situation que Dieu "aime" l'homme. D'autre part l'homme et l'Esprit Saint ne font qu'un. Et c'est pourtant dans cette situation que l'homme "aime" Dieu.

L'unité d'esprit effectuée entre l'Esprit Saint et l'esprit de l'homme est une unité réelle. Sinon tout ce que Guillaume cherche à démontrer dans l'Adv Ab tomberait : en aimant l'homme, Dieu aimerait autre chose que lui-même. Cette unité est opérée par l'Esprit Saint. Comme il s'agit d'une infusion, on peut la penser comme une pénétration de tout l'esprit de l'homme par l'Esprit Saint.

Mais cette unité est telle qu'elle permet à l'un d'aimer l'autre. Elle fait que Dieu aime l'homme en n'aimant que lui-même. Elle fait que l'homme aime Dieu, ce qui ne se peut que de par Dieu. L'unité d'esprit est en quelque sorte condition de la réciprocité entre Dieu et l'homme.

L'unité entre l'homme et Dieu ne permet donc pas seulement d'exprimer avec le maximum de force ce à quoi conduit le fait d'être fait vers (affici) Dieu par Dieu : l'homme est tellement fait vers lui qu'il devient une seule chose avec lui. Leur unité apparaît aussi comme le lieu de l'amour réciproque de Dieu et de l'homme. Leur unité conforte chacun dans son altérité.

*** L'unité d'esprit est telle parce qu'elle est oeuvre de Dieu qui crée et qui se donne.

L'étude des comportements respectifs de l'esprit créé (Chap. IV) et de l'Esprit créateur (Chap. V) apporte cependant des éléments qui éclairent l'unité d'esprit en la rapportant à deux traits du visage de Dieu. Le Dieu que l'homme rencontre est non seulement Père, Fils et Esprit Saint (cf. Première Partie, Chap. I et II). Il est aussi le Dieu créateur, à la fois transcendant et tout-puissant ; il est encore ce Dieu qui donne et se donne : il s'offre à l'homme dans ce geste où il tourne l'homme vers lui, dans ce geste où il "l'affecte" vers lui.

...L'unité est oeuvre de Dieu.

L'unité entre l'Esprit Saint et l'esprit de l'homme est réelle parce qu'elle est oeuvre de Dieu même. Ce Dieu qui l'"effectue" est un Dieu "qui n'est pas affecté". C'est-à-dire un Dieu qui n'est pas de l'ordre de notre univers, un Dieu absolument transcendant, qui ne peut de quelque manière être touché et changé par ce qui arrive ici-bas. Mais ce Dieu "effectue" en "affectant" l'homme : c'est dire qu'il est tout aussi absolument présent à la créature qu'il est absolument transcendant. Sa présence à la créature est "toute-puissante" : présence qui fait exister les êtres, présence qui fait "vivre" (au sens de l'Epist 170 et du Spec 99 : "aimer Dieu") les hommes. Ce geste de Dieu qui "affecte" a donc toute l'efficacité propre à la puissance divine. Pourquoi ne parviendrait-il pas à réaliser une unité réelle entre l'Esprit Saint et l'esprit de l'homme ? Le dernier mot de cette unité nous échappe toujours, tout comme nous échappe le geste divin qui lui donne naissance.

...L'échange amoureux existe puisque Dieu "donne" et "se donne".

Cette unité se présente comme étant aussi et tout autant échange réel entre Dieu et l'homme, amour mutuel ; elle paraît même être le lieu où cet amour mutuel se réalise parfaitement.

C'est que l'afficere de Dieu n'est pas une oeuvre quelconque, analogue à toutes ses autres oeuvres que sont la création des pierres, des plantes, des animaux et même des hommes. En affectant l'homme, Dieu lui infuse "sa dilection l'Esprit Saint". C'est à proprement parler l'amour divin qui est répandu en l'homme, cet être fait précisément "pour cela", à savoir "être affecté", c'est-à-dire être touché en toute sa faculté d'aimer par cet amour s'offrant à lui.

Afficere n'est donc autre chose que donner. Un don qui réveille en l'homme créé pour cela la capacité de s'ouvrir tout entier à lui.

...Conclusion.

Ainsi la qualité unique absolument de l'Esprit créateur rend-elle compte de la qualité unique de cette "conjonction" entre Dieu et l'homme, "conjonction" telle qu'elle est véritablement unité (cf. Première Partie). Le fait que l'Esprit se donne à l'homme sans aucune réserve rend compte aussi de la qualité de l'"échange mutuel" entre Dieu et l'homme, "baiser" dans lequel en toute vérité ils ne cessent de "transfuser l'un dans l'autre leur esprit".

L'unité d'esprit est donc toute dépendante : - de Dieu Trinité ; - de Dieu créateur de l'univers et de l'homme ; - de Dieu qui appelle les hommes qu'il a créés, à l'aimer. Elle est aussi relative à l'homme ; c'est en elle en effet que l'homme reçoit la vie véritable, c'est en elle qu'il réalise, grâce au don de Dieu, ce pour quoi Dieu l'a créé ; c'est en elle que l'homme vit avec Dieu dans une relation renouvelée, qualitativement autre, plus riche, où il naît de nouveau à lui-même.

1. 1 Cf. Deuxième Partie, Chap. IV.

2. 2 Ce que reprend en quelques mots une des prières de l'Exposé sur le Cantique :

fais en elle qu'elle (l'Épouse) t'aime de toi, ô son amour ; et que toi-même en elle, tu t'aimes d'elle.

Fac in ea ut amet te de te, o amor ejus ; et tu ipse in ipsa, de ipsa ames te (Cant 131 l. 12-13).



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