T R O I S I È M E P A R T I E



L ' U N I T É D ' E S P R I T

D A N S L ' H I S T O I R E D E L ' H O M M E

L'unité d'esprit est vécue ici-bas : elle s'inscrit nécessairement dans le cours du temps. Plus précisément, elle est vécue par tel homme à tel moment de son histoire particulière. Et puisqu'il est esprit créé ou, si l'on préfère, créature spirituelle, cette histoire particulière se concentre dans son itinéraire spirituel. Il convient donc de se demander en quel point de cet itinéraire l'unité d'esprit s'inscrit-elle. Cette question admet plusieurs réponses que l'on examinera d'abord (Chap. VII). Mais à quoi tient cette pluralité ? À notre statut de créature sans doute, mais aussi à celui qui a toute l'initiative pour ce qui est de l'unité d'esprit : l'Esprit Saint qui s'infuse en l'esprit créé quand il veut et comme il veut (Chap. VIII).



C H A P I T R E V I I



L ' U N I T É D ' E S P R I T

E T L ' I T I N É R A I R E S P I R I T U E L

D E C H A C U N

Dans les oeuvres de Guillaume, "être un seul esprit avec Dieu" ne désigne pas uniquement le terme de la vie spirituelle ou un sommet mystique. L'unité d'esprit intervient aussi à d'autres moments.

Tel était le cas chez Origène où l'expression visant l'union de l'homme avec Dieu caractérise une assez grande diversité de situations spirituelles. Il en est de même chez S. Bernard et, à un moindre degré, chez Augustin (I.).

Chez Guillaume, l'usage de la formule paulinienne est tout aussi divers que chez Origène. Mais cet usage semble obéir à une logique globale selon laquelle l'unité d'esprit est essentielle à la vie de l'homme : à la totalité de ses jours (II.).

I. L'UNITÉ D'ESPRIT ET L'ITINÉRAIRE SPIRITUEL CHEZ ORIGÈNE, AUGUSTIN ET BERNARD.

1. Origène.

Dans son Commentaire du Cantique, l'unité d'esprit est le partage de l'Épouse, Épouse qui est déjà "parfaite". Mais cette prérogative n'est pas l'apanage de la seule Épouse du Cantique. Parmi les nombreux emplois de l'expression dans les diverses oeuvres d'Origène, du moins les emplois qui concernent l'union de l'homme et de Dieu en cette vie, on trouve d'autres bénéficiaires qui ne sont pas présentés comme déjà "parfaits".

A. Ceux qui découvrent la foi chrétienne et ceux qu'on baptise.

Ces "païens" qui étaient loin de Dieu et qui, un jour, accèdent à la connaissance de la vérité divine entrent par là en participation de l'être qui subsiste toujours. Or participe à cet être de Dieu celui qui, s'étant uni à lui, est devenu un seul esprit avec lui.

Unique est cette substance de Dieu qui est toujours ; si quelqu'un s'unit à lui, il devient un seul esprit avec lui, et par celui qui est toujours, on dit que celui-là est aussi. En effet de celui qui est loin de Dieu, et n'entre pas en participation avec lui, on dit assurément qu'il n'est pas ; comme c'était notre cas, à nous les païens, avant que nous soyons venus à la connaissance de la vérité.

Una est illa Dei substantia quae semper est ; cui si quis se adjunxerit, unus fit cum eo spiritus, et per illum qui semper est, etiam ipse esse dicitur. Qui vero longe est ab eo, nec participium ejus sumit, ne esse quidem dicitur, sicut eramus nos gentes priusquam ad agnitionem veritatis divinae veniremus (Commentarium in Epistolam ad Romanos L. IV, 5 ; PG 11 Ser lat, 527 D 5-11).

Le baptême, ou toute "grâce de l'Esprit" (sive per baptismum, sive per gratiam Spiritus ; Traité des Principes 2.10.7 ; PG 11, 239 B 14), accorde ce donum Spiritus à l'âme et ainsi lui permet, en s'unissant au Seigneur, de ne faire qu'un seul esprit avec cet Esprit. Le texte le prouve par l'expérience contraire ; si ce donum spiritus est enlevé à l'âme, alors celle-ci se trouve séparée de cet Esprit avec lequel, en s'unissant au Seigneur, elle aurait du être un seul esprit (separata ab eo Spiritu cum quo adjungens se Domino unus spiritus esse debuerat ; ib., 239 C 7-8).

B. Ceux qui reçoivent des dons spirituels particuliers.

À certains de ces baptisés, est accordé un don spirituel particulier, comme par exemple une parole de sagesse, ou une parole de science, ou quelqu'autre (alieni sermo sapientiae, vel sermo scientiae, vel alterius cujusque datus est doni ; ib, 239 C 1-2). Ceux qui reçoivent ces dons et les vivent droitement ont, tout comme les nouveaux baptisés, leur âme ne faisant qu'un seul esprit avec l'Esprit qu'elle reçoit (cf. ib., 239 C 7-8).

C. Ceux que le Seigneur "trouve".

Celui qui est en train de lire les Écritures, de "relire" et de "chercher", trouvera, ou du moins, s'il persévère, il sera trouvé par le Verbe de Dieu qui viendra le prendre et l'unir à lui pour qu'il devienne avec lui un seul esprit.

Tu cum relegis et requiris, etiam ipse discutias et invenias, certe vel in horum inquisitione permaneas, ut et te Verbum Dei inveniens ad aquam assumat et conjungat sibi, ut efficiaris cum eo unus spiritus (Hom. in Genesim X, 5 ; SC 7 B p. 274 l. 49-52).

Ainsi le Seigneur vient, quand il veut, au devant de celui qui le cherche en méditant la Parole, et se l'unit.

D. Ceux qui vivent selon Dieu.

Ceux qui, en imitant le Christ, sont devenus étrangers au péché, ont été faits un seul esprit avec Dieu, et vivent unis à lui.

Imitatione Christi peccato moriamur alieni ab eo effecti, et Deo vivamus jungentes nos ei, et unus cum ipso spiritus facti (Com. in Epist. ad Rom. L. V, 10 ; PG 11 Ser Lat 594 B ).

Vivre l'unité d'esprit est le propre de l'homme juste : "l'homme juste et le Christ sont un seul esprit" (Entretien avec Héraclide 3, l. 19-20). Et il ne peut en être autrement, car ne faire qu'un seul esprit avec Dieu est le chemin pour comprendre sa volonté et l'accomplir :

Nous pouvons, en nous unissant à lui, être un seul esprit avec lui, et ainsi comprendre sa volonté de telle sorte que, comme elle est parfaite dans le ciel, elle soit ainsi accomplie sur la terre (De Oratione PG 11, 501-502).

C'est donc aussi le chemin pour devenir "homme de vertu". Car devenir un seul esprit avec le Christ est la réalisation plénière du conseil de l'Apôtre : revêts-toi du Christ.

Si donc tu veux porter le titre d'"homme de vertu", 'revêts-toi du Christ Seigneur', qui est la Vertu de Dieu et la Sagesse de Dieu et, en tout point, unis-toi au Seigneur jusqu'à ne faire qu'un esprit avec lui et alors tu deviendras "homme de vertu".

Si ergo vis appellari vir virtutis, indue te Christum Dominum, qui est Dei virtus, et Dei sapientia, et in omnibus adjunge te Domino, ita ut unus cum eo spiritus fias, et tunc vir virtutis efficieris (Hom. sur les Nombres 25,5 ; SC 29, p. 484).

Le mode et le terme de la vie selon Dieu sont donc l'unité d'esprit avec Dieu. Celle-ci n'est plus ici liée à une grâce particulière et, de soi, passagère, ni à une venue du Seigneur lors d'une occasion précise ; cette unité d'esprit épouse une durée ; elle devient le tissu de la vie réellement chrétienne : une vie revêtue du Christ Seigneur.

E. Ceux qui sont "parfaits".

L'"homme de vertu" est sans doute déjà du nombre des "parfaits", de ceux qui ont atteint cette perfection en laquelle ils sont un seul esprit avec Dieu. Telle paraît être la définition même du "parfait" :

Ceux qui désormais sont parfaits, et qui, unis au Seigneur, ont été faits un seul esprit avec lui, ne sont pas sous la loi, mais bien plutôt sont eux-mêmes la loi.

Hi qui jam perfecti sunt, et Domino conjuncti unus spiritus cum ipso effecti sunt, nec ipsi in lege sunt, sed magis ipsi sunt lex (Comm. in Epist. ad Rom. III, 6 ; PG 11 Ser Lat 492 D 1-4).

Et tel est bien le terme de la quête spirituelle, tel est ce vers quoi l'homme "progresse".

...Jusqu'à ce que l'âme parvienne à un tel progrès que, étroitement attachée à Dieu par la douceur de la charité, elle se détourne des charmes du corps et des attraits de la chair, ayant été faite un seul esprit avec Dieu.

...Donec in tantum profectum veniat anima, ut dulcedine charitatis Deo astricta, corporis blandimenta et carnis illecebras abhorrescat, unus cum Deo spiritus facta (Comm. in Epist. ad Rom. VII, 12 ; PG 11 Ser Lat 661 C 9-12).

L'"Épouse parfaite", du Commentaire sur le Cantique, est assurément à compter parmi ces "parfaits". Elle a "déjà tellement progressé" (in Cantico Canticorum sponsa jam in tantum profecerat ; Comm. in Cant. Prol. ; PG 13, 81 B 7-8), qu'"elle est devenue avec lui un seul esprit" (ib, 81 C 4).

D'être unie à son Époux (adhaerens ei et conjuncta ; ib, C 3) n'arrête cependant pas son mouvement : elle "monte" (conscenderit ; ib, C 2) avec lui. La perfection n'est donc pas synonyme de repos, de fixité : elle semble être elle-même mouvement.

F. Conclusion.

Ainsi toute la vie du chrétien est concernée par l'unité d'esprit avec Dieu. Il lui est donné de la vivre de par le baptême ; il l'éprouve aussi à certains instants de rencontre privilégiée avec le Christ, ou dans la mise en oeuvre de grâces particulières au service des frères. L'unité d'esprit est la condition de la vie selon la justice dans la mesure où celle-ci suppose que l'on imite le Christ, que l'on se revête du Christ. Elle est encore l'objectif que l'on ne peut rejoindre que moyennant une progression, puisqu'elle est cette perfection désirée en laquelle l'union avec Dieu est accomplie. Une union qui, même accomplie, laisse pourtant l'espace pour une nouvelle "montée", pour une forme de croissance.

Toutes ces interventions de l'unus spiritus au cours de la vie du chrétien méritaient d'être relevées car elles apparaissent aussi dans l'oeuvre de Guillaume. Chez Augustin et Bernard, qui ont chacun privilégié un emploi particulier, on retrouve d'ailleurs une diversité du même genre.

2. S. Augustin.

S. Augustin semble ne pas avoir eu beaucoup recours à la formule paulinienne. L'emploi qui est de loin le plus fréquent est lié au débat anti-arien. En dehors de ce contexte, on peut relever quelques acceptions différentes, dont l'une sera recopiée par Guillaume dans son Commentaire de l'Épître aux Romains.

A. L'unité d'esprit comme sommet de la vie spirituelle.

Selon le L. XIV du De Trinitate, l'esprit (mens) qui adhèrera parfaitement à Dieu sera un seul esprit avec lui, et il entrera alors en participation de la nature, de la vérité et de la béatitude divines.

Cum illi penitus adhaeserit, unus erit spiritus : cui rei attestatur Apostolus, dicens, 'Qui autem adhaeret Domino,unus spiritus est : accedente quidem ista ad partecipationem naturae, veritatis, et beatitudinis illius (De Trin. XIV 14, 20 ; Bibliothèque Augustinienne16, p. 398).

Cette expérience de plénitude est aussi présente dans ces nombreuses occurrences où, pour combattre la position arienne, la formule unum de Jean est mise en valeur par opposition avec celle de Paul, unus spiritus. Car dire que l'esprit de l'homme et l'Esprit de Dieu ne sont qu'un seul esprit alors qu'ils sont évidemment deux "substances" différentes, c'est énoncer une perfection réelle et étonnante, même si cette perfection est distincte de la perfection propre au Dieu un et inférieure à elle.

Si on a pu dire sans erreur : un seul esprit, en parlant de ceux qui sont de substances différentes, combien plus on dit sans erreur : un seul Dieu, en parlant de ceux qui sont d'une seule substance ?

Si enim de his qui diversae substantiae sunt, recte dici potuit, unus spiritus est ; quanto magis de his qui unius substantiae sunt recte dicitur, unus Deus est ? (Contra Maximinum II, 20 ; PL 42, 788).

Mais d'avoir été souvent utilisée comme repoussoir, la formule paulinienne en est sans doute devenue moins maniable en dehors du débat arien. Aussi les autres emplois sont-ils vraiment rares. Retenons-en deux.



B. L'unité d'esprit est vécue par les coeurs droits.

Augustin, en commentant le Ps 31, explique le verset : "Glorifiez-vous, tous les coeurs droits". En quoi consiste la gloire du coeur droit ? En ce qu'il adhère à Dieu et est un seul esprit avec lui. Gloire à laquelle ne saurait avoir part le coeur mauvais et tortueux.

Ton coeur aussi longtemps qu'il est mauvais et tortueux ne peut se diriger exactement selon la rectitude de Dieu et ne peut se placer en lui de telle sorte qu'il adhère à lui, et qu'ait lieu : 'Qui adhère au Seigneur, est un seul esprit".

Cor tuum quamdiu pravum est et distortum, non potest colliniari rectitudini Dei, et non potest in illo collocari ut haereat illi, et fiat : Qui adhaeret Domino, unus spiritus est (Enarr. in Ps. XXXI, II, 25-26 ; Corpus Christ. XXXVIII, p. 243, l. 42-45).

Au long des jours, le coeur droit vit selon Dieu et en Dieu : il ne fait qu'un seul esprit avec lui. Mais l'unité d'esprit ne survient pas qu'au terme d'un certain parcours ; selon un autre passage, elle est donnée au commencement même.

C. L'unité d'esprit a lieu lors de la justification.

Qui croit en Christ est justifié, c'est-à-dire reçoit une "grâce spirituelle" dont le fruit immédiat est de rendre ce nouveau croyant un seul esprit avec le Seigneur.

Nous lisons que sont justifiés dans le Christ ceux qui croient en lui, cela à cause d'une communication cachée et d'une inspiration de la grâce spirituelle, par laquelle celui qui adhère au Seigneur est un seul esprit.

legimus justificari in Christo qui credunt in eum, propter occultam communicationem et inspirationem gratiae spiritualis qua quisquis haeret Domino unus spiritus est (De peccatorum meritis et remissione I, X, 11 ; PL 44, 115).

Avant même d'avoir mené une vie sainte, d'avoir imité le Christ comme l'ont fait les saints (cf. ib.), le croyant, à l'instant même de sa justification, reçoit cette grâce spirituelle. Il la reçoit quelle que soit la qualité de sa vie antérieure.

Ainsi, chez Augustin, ce qui constitue très certainement l'union la plus grande avec Dieu que l'homme puisse espérer : être un seul esprit avec lui, est pourtant déjà donné dès l'entrée en vie chrétienne. Tout chrétien vit l'unité d'esprit avec Dieu, même si elle est aussi ce sommet de vie spirituelle vers lequel il va tendre.

3. S. Bernard.

Contrairement à S. Augustin, S. Bernard fait grand usage de I Co 6, 17. Le verset retrouve ici une plus riche palette de significations. Très particulièrement, il caractérisera ces moments privilégiés d'union à Dieu qui méritent à S. Bernard le nom de "mystique".

A. L'unité d'esprit : une réalité de la consommation des siècles.

Avant de chercher ce qu'il en est en cette vie, signalons la remarque de Bernard : cette unité d'esprit semble davantage relever de l'avenir que du présent (de hac autem : Qui adhaeret Domino, unus spiritus est. Et quoniam in futuro magis speranda est, - res est enim futuri temporis magis quam praesentis - ; 5 S. Assumpt., 11 ; S.B.O. V, p. 258, l. 14-15). Être un seul esprit avec Dieu" est une des notes de la "troisième union", cette union "que nous attendons et vers laquelle nous soupirons", celle de la "parfaite glorification".

Cet achèvement s'accomplira lorsque le Christ aura remis la royauté à Dieu le Père. Ils seront alors non plus deux en une seule chair mais en un seul esprit.

Consummatio erit illa, cum tradiderit Christus regnum Deo et Patri : et erunt duo non jam in carne una, sed in spiritu uno (2 S. in Nativ., 6 ; S.B.O. IV, p. 256, l. 6-7).

B. L'unité d'esprit éprouvée à de rares instants privilégiés.

L'unité d'esprit n'est pourtant aucunement la marque exclusive de ce qui adviendra lors de la fin des temps. Bernard s'en sert avec éclat pour évoquer ces sommets d'amour possibles dès ici-bas et dont il n'aurait rien su dire s'il n'en avait eu lui-même l'expérience.

L'esprit, enivré de l'amour divin, s'oubliant lui-même, devenu à lui-même comme un vase brisé, se dirige tout entier vers Dieu et, s'attachant à lui, devient un seul esprit avec lui.

Divino debriatus amore animus, oblitus sui, factusque sibi ipsi tanquam vas perditum, totus pergat in Deum et, adhaerens Deo, unus cum eo spiritus fiat (De diligendo Deo. 27 ; S.B.O. III, p. 142, l. 12).

Expérience qui a lieu en cette vie, même si elle ne peut être que brève, fugitive. Expérience bienheureuse qui trouve dans la formule paulinienne quelques mots pour s'exprimer.

L'Épouse du Cantique y a goûté elle aussi. Elle a en effet vécu le plus haut degré de l'amour :

C'est une grande chose que l'amour, mais il a, en lui, des degrés. L'Épouse est au plus élevé.

Magna res amor ; sed sunt in eo gradus. Sponsa in summo stat (S.C. 83, 5 ; S.B.O. II, p. 301, l. 12).

Cet amour est tel qu'il la fait être un seul esprit avec le Verbe, comme l'énonce la suite du texte :

amour mutuel, intime et fort, qui unit les deux non pas en une seule chair, mais tout à fait en un seul esprit, qui fait que les deux ne soient plus deux mais un, selon ce que dit Paul : 'Qui s'attache au Seigneur est un seul esprit'.

amor mutuus, intimus validusque, qui non in carne una, sed uno plane in spiritu duos jungat, duos faciat jam non duos, sed unum, Paulo ita dicente : Qui adhaeret Deo, unus spiritus est (S.C. 83, 6 ; S.B.O. II, p. 302, l. 18-20).

"Bienheureux (celui) à qui il a été donné d'éprouver (experiri) une étreinte d'une telle suavité !" (l. 16).

C. L'unité d'esprit vécue par l'Épouse au long de sa quête.

Ce n'est pas seulement vers les derniers Sermons sur le Cantique que l'Épouse est un seul esprit avec Dieu. On peut dire qu'elle l'est dès avant même la première parole qu'elle profère dans le Cantique.

Selon Bernard, si l'Épouse brûle de désir et s'écrie : "Qu'il me baise d'un baiser de sa bouche", c'est en raison de ce qu'elle a déjà pu goûter, qui fut d'une foisonnante richesse : "infusion de joies, révélation de secrets, quelque mélange étonnant et en quelque sorte sans séparation de la lumière d'en haut et de l'esprit illuminé". Or Bernard récapitule tout cela en une sentence : "s'attachant à Dieu, elle est un seul esprit" (S.C. 2, 2 ; S.B.O. I, p. 9, l. 21). Aussi l'Épouse refuse-t-elle désormais qui que ce soit d'autre. Elle veut que son Époux lui-même lui accorde un baiser de sa bouche : tel est tout son désir, tel est l'objet de sa quête au long du Cantique.

D. L'unité d'esprit donnée par le Christ dans le mystère de son Incarnation et de sa Rédemption.

Du cas particulier qu'est l'histoire de l'Épouse, il semble que l'on pourrait rapprocher cette brève description de l'"âme fidèle". Elle est toute située en fonction du Christ :

(en lui) le Christ a l'âme fidèle qui s'attache à lui, avec laquelle il est un seul esprit

habet adhaerentem sibi fidelem animam, cum qua est spiritus unus (De diversis 33, 8 ; S.B.O. VI.1, p. 227, l.8-9).

Le Christ-Seigneur est en effet au centre : montagne, il attire toutes choses à lui, et les unit en lui de diverses manières. C'est donc ici de lui d'abord que dépend l'unité d'esprit. Il paraît n'en priver aucun croyant qui en vivra à condition d'être "fidèle".

Confirmation en est donnée par deux autres passages où l'unité d'esprit est toute dépendante de la condescendance divine manifestée dans l'oeuvre accomplie par le Christ.

À cause de toi il est sorti de Dieu le Père et il a quitté sa mère la Synagogue, pour que, t'attachant à lui, tu deviennes avec lui un seul esprit.

Propter te a Deo Patre exivit et matrem synagogam reliquit, ut, adhaerens ei, unus cum eo spiritus efficiaris (S. II après l'Oct. de l'Épiph., 3 ; S.B.O. IV, p. 321, l. 21-22).

Et cette unité d'esprit est offerte à quiconque depuis ce jour où il a formé chacun de son côté, le jour où pour chacun il s'est endormi sur la croix et a accueilli, dans ce but, le sommeil de la mort.

De latere enim suo te formavit, quando pro te obdormivit in cruce et ob hoc somnum mortis excepit (id. l. 19-20).

De manière analogue le 3ème Sermon pour l'Annonciation voit dans le Christ la source de toutes nos richesses. Parmi toutes ses oeuvres, l'Incarnation nous vaut de nous attacher à Dieu et d'être un seul esprit avec lui.

...verus denique Deus et Dei filius incarnatus. Sed quo fructu ? Nempe ut omnes ejus paupertate locupletemur, ejus humilitate sublevemur, ejus minoratione magnificemur, ejus incarnatione adhaerentes Deo, incipiamus unus esse spiritus cum eo (S. III pour l'Annonc., 8 ; S.B.O. V, p. 40, l. 11-14).

Voilà donc ce que réalise le Christ, ce qu'il fait de tout homme dans le mystère de son incarnation rédemptrice.

Notons cependant encore que, dans le dernier texte cité, il n'est question que d'un incipit, que d'un commencement : "Par son Incarnation, nous attachant à Dieu, nous commençons à être un seul esprit avec lui". Il semblerait donc que cette unité d'esprit reçue de toujours est appelée à une sorte de croissance. Tel était le cas de l'Épouse qui devient toute élan, mouvement, à partir même d'une unité d'esprit ; tel est donc aussi le cas de tout croyant.

E. Conclusion.

Chez Bernard comme chez Origène, comme d'ailleurs aussi chez Augustin mais à un moindre degré, l'unité d'esprit est loin d'être réservée à la plénitude finale propre à l'au-delà. Elle intervient de diverses façons au long de la vie chrétienne. Elle est, par exemple, donnée au nouveau croyant qui commence à connaître la vérité divine (Origène), qui est justifié (Augustin), qui accueille le fruit de l'Incarnation rédemptrice (Bernard). Ce qui n'empêche pas ces trois auteurs de se servir de la citation paulinienne comme d'un langage privilégié pour énoncer les sommets de l'union à Dieu : que ce soit en de brefs instants très exceptionnels (Bernard), ou selon une certaine durée, une durée en laquelle le désir de Dieu fera encore progresser.

Ces aspects apparaissent aussi dans l'oeuvre de Guillaume. Quelques cas sont à mettre au compte d'une influence directe d'Origène sur Guillaume, pour ce qui est du Cantique des Cantiques, ou au compte d'un emprunt de Guillaume à Augustin sur le point de la justification. Mais l'oeuvre de Guillaume permet d'aller plus loin qu'un simple relevé des interventions de l'unité d'esprit au long de la vie chrétienne. Elle offre aussi des jalons pour une compréhension d'ensemble du rôle de l'unité d'esprit dans l'histoire spirituelle de chacun.

II. L'UNITÉ D'ESPRIT ET L'ITINÉRAIRE SPIRITUEL DANS LES OEUVRES DE GUILLAUME.

Comme chez ses prédécesseurs et comme chez son contemporain et ami Bernard, l'unité d'esprit intervient, chez Guillaume, de multiples manières. En cela, son usage de I Co 6, 17 n'est pas spécialement original. Mais dans ce verset semble aussi se nouer une sorte d'anthropologie fondamentale susceptible de rendre compte, rétrospectivement, des divers emplois d' unus spiritus examinés d'abord.

Le jour où se réalise, dans le lectulus floridus, "cette conjonction qui n'est autre que l'unité du Père et du Fils", quand a lieu ce baiser de l'Époux et de l'Épouse en lequel ils "se transfusent leurs esprits", alors "l'homme devient avec Dieu un seul esprit" :

In hoc siquidem fit conjunctio... Ibi etenim comparat se sibi ille amplexus, et illud osculum..., et unus spiritus homo cum Deo efficitur (Cant 95 l. 10-27).

Une réalité autre s'inaugure ; l'homme entre dans une situation nouvelle par rapport à Dieu : l'"unité d'esprit".

Mais plutôt que d'étape nouvelle, n'est-ce pas, déjà, la fin de la quête, le rassasiement de tout désir (si toutefois un tel désir a pour terme la satiété) ? La plupart des textes donnent cette impression. L'unité et la relation entre Dieu et l'homme, entre l'Esprit incréé et l'esprit créé, apparaissent parfaites (Cont 11 ; tous les unus spiritus de l'Epist ; Adv Ab 261 ; Spec 99-101 ; Cant 30) ; aucune limite ne subsiste (si l'on excepte le "mur de la mortalité"). Des indices textuels divers le confirment encore : cet homme fait alors partie du "petit nombre" de "ceux qui, en cette vie, voient le Fils de l'homme" (Adv Ab 272) ; alors il "est ce que Dieu est" (Cant 94 l. 21-25 ; Epist 263 ; Nat Corp 106-107) ; alors il "aime en Dieu Dieu seul" (Cont 7) ; alors l'Esprit lui "communique son nom" (Spec 110) ; alors "l'Esprit est leur vie" (Adv Ab 266). L'embrassement qu'est l'unité d'esprit est absolument le même que cet embrassement parfait qui sera éprouvé dans l'au-delà : il en est le "commencement" (Cant 132 : Amplexus iste, hic initiatur, alibi perficiendus).

Non seulement l'unité d'esprit recevra un accomplissement dans le monde à venir, mais elle connaît, dès ici-bas, un certain progrès. Plusieurs textes en témoignent ; de plus cette croissance est conforme à la nature de l'unité d'esprit, rencontre authentique et toujours nouvelle de l'un et de l'autre.

Mais une question se pose : quelle est la durée de cette "unité d'esprit" ? On la dit "fugitive" (raptim Cant 99 l. 8), mais ailleurs elle semble perdurer : elle date en effet du jour où l'homme est devenu "Épouse" (Cant 93) ; elle est aussi un "refuge toujours à disposition" (Cant 96 l. 2). Comment peut-elle être à la fois une réalité qui demeure, tout en étant aussi une expérience exceptionnelle de durée très limitée (comme c'est le cas en : Cant 94 l. 25-26 ; Cant 153-154 ; Cont 7 ; Cant 99 ; Spec 99-103) ?

Il faut encore constater que tout le Premier Chant du Cant prend son essor à partir d'une "unité d'esprit" (Cant 30). Cette Épouse qui vit enfin l'unité d'esprit dans le lectulus floridus n'y avait-elle pas déjà goûté bien longtemps auparavant, dans les celliers ? N'était-ce pas à cause de ce "baiser" qu'elle s'était écriée : "Qu'il me baise d'un baiser de sa bouche" ? Quel rapport existe-t-il donc entre ce qu'elle a découvert au fil de sa quête et ce qu'elle connaissait déjà ?

Enfin, si l'unité d'esprit apparaît toujours comme une expérience, plusieurs textes (Nat Corp 103 ; Epist 170 ; Adv Ab 261) supposent une unité première en laquelle l'Esprit est toujours déjà donné à l'homme. Avant toute découverte personnelle de l'unité d'esprit, chacun semble avoir reçu, avec le don de la vie, le don de cette unité avec Dieu, don qui constitue lui aussi, et plus radicalement encore, l'"être-homme".

Toutes les étapes de la vie, de l'ultime à l'initiale, sont ainsi concernées par l'unité d'esprit. Comment une telle multiplicité d'expériences humaines peut-elle correspondre à cette réalité bien consistante et solidement structurée dénommée "unité d'esprit" ? Il semble que ce soit justement une telle unité qui rende le mieux compte de la croissance spirituelle de chacun sous le souffle de l'Esprit.

1. L'unité d'esprit : une perfection en laquelle il y a encore progression.

A. Une unité qui deviendra toujours plus riche (Cant).

En ce "petit lit fleuri", l'Épouse savoure enfin ce qu'elle souhaitait si avidement. Ce baiser, cet échange, cette unité d'esprit la comble au-delà de ce qu'elle aurait pu imaginer. Cette "conjonction" est à proprement parler "étonnante" ; et la "joie" en est indicible : on ne peut la "comprendre" ni même la "penser" (gaudii incomprehensibilis et incogitabilis ; Cant 95 l. 11).

La rencontre atteint un sommet. L'Épouse perçoit alors l'Époux sous un jour absolument neuf. Elle reçoit une "expérience certaine et manifeste de la réalité en ce qui concerne Dieu" (usque ad certam de Deo et manifestam experientiam rei ; Cant 94 l. 26-27). Car la vision, le toucher ne sont plus donnés seulement en espérance mais "presque en réalité" :

Ce n'est plus en espérance, mais presque en réalité qu'il lui semble maintenant voir de ses yeux, tenir et palper de ses mains, par quelque preuve de foi expérimentale, la substance même de notre espérance touchant le Verbe de vie.

Ut jam non in spe, sed quasi in re, ipsam sperandarum substantiam rerum de verbo vitae quodam experientis fidei argomento, et videre oculis, et tenere ac contrectare manibus sibi videatur ( Cant 99 l. 12-15).

La réserve que marque le quasi tient compte de ce que nous sommes toujours dans le domaine de la foi et non dans la vision propre à l'au-delà. Cela n'ôte cependant rien au fait que l'Épouse soit saisie par celui qu'elle aime (rapit amantem, amatum, potius quam cogitatum ; Cant 99 l. 9-10), qu'elle ait une expérience immédiate et certaine (cf. Cant 94 l. 26) de quelque chose de lui.

Pourtant cette plénitude n'est encore qu'un "commencement". Elle est en effet promesse d'une connaissance plus riche encore (cognoscere incipit Sponsa, sicut et cognita est ; Cant 95 l. 21-22). Elle annonce une qualité nouvelle d'unité et de rencontre : avec le temps, l'unité d'esprit s'épanouit en quelque sorte.

B. L'unité d'esprit est la perfection, perfection en laquelle il y a encore progrès (Epist).

a. Unité d'esprit et perfection.

Le Deuxième Livre de la Lettre d'Or associe nettement le terme de "perfection" à l'unité d'esprit. Chacun des unus spiritus qu'il contient est cotoyé par la notation de la "perfection". Pour le vérifier, considérons rapidement toutes les occurrences dans ce Deuxième Livre.

1. Le premier unus spiritus doit être dit "perfection" puisque l'auteur prend le soin de nier que l'on puisse en avoir la "pleine perfection" en cette vie (nulla horum in hac vita plena perfectio est ; Epist 235 l. 3-4). Et comment ne serait-ce pas une perfection que d"être Dieu" ?

Lorsqu'elle saisit, lorsqu'elle tient, lorsqu'elle jouit, (la volonté) est charité, elle est unité d'esprit, elle est Dieu, car Dieu est charité.

Cum apprehendit, cum tenet, cum fruitur, caritas est, unitas spiritus est, Deus est, Deus enim caritas est (Epist 235 l.4-6).

2. En Epist 257, l'unité d'esprit est explicitement présentée comme une perfection (Unitas vero spiritus cum Deo, ...proficientis in Deum voluntatis est perfectio ; Epist 257 l. 3-4).

3. Plus loin, l'unité d'esprit est d'ailleurs le nom de la plus haute ressemblance (Epist 262 et 263), et, puisque "toute la perfection des saints, c'est la ressemblance de Dieu" (haec est omnis eorum perfectio, similitudo Dei ; Epist 259 l. 1), l'unité d'esprit est donc bien "toute la perfection des saints".

4. À celui qui est devenu "un seul esprit avec Dieu" (unum vel unus cum eo spiritus ; Epist 275 l. 2-3), à celui qui "jouit en sa conscience de celui qu'il aime" (l. 7), semble devoir revenir la récompense annoncée dans la suite immédiate du texte, à savoir "la perfection même" :

Et voici maintenant le but du combat du solitaire ; voici sa fin, sa récompense, le repos de ses labeurs et, du même coup, la consolation de ses peines ; voici la perfection même et la vraie sagesse de l'homme : quand l'âme embrasse, quand l'âme enserre en elle toutes les vertus...

Et hoc est destinatum solitarii certaminis, hic finis, hoc praemium.. Et ipsa est perfectio et vera hominis sapientia : omnes amplectens in se et continens virtutes... (Epist 276 l. 1-4).

5. Enfin les derniers unus spiritus de la Lettre (286, 287, 289) sont directement référés à la perfection : cette "vie de Dieu" en laquelle l'homme est un seul esprit avec Dieu, "voilà la perfection de l'homme en cette vie" (...quia factus est unus spiritus cum Deo, spiritualis est. Et haec in hac vita hominis perfectio est ; Epist 287 l. 4-6). Cette unité n'est-elle pas d'ailleurs l'accomplissement de ce qu'énonce la "clausule de toute perfection" (et impletur in eo quod Dominus pro discipulis in clausula omnis perfectionis oravit ; 288 l. 3-4) ?

b. Perfection en laquelle il y a encore progrès.

En plusieurs cas, cette perfection n'apparaît pas comme l'ultime sommet. Une progression a encore lieu à l'intérieur même de l'unité d'esprit.

1. Ainsi, en Epist 235, il n'est de "pleine perfection" que dans l'autre vie : cela revient à dire qu'il existe, "en cette vie", une certaine "perfection". Or, dans cette perfection qui est "charité", "unité d'esprit", l'homme, même s'il arrive au terme, ne fait que commencer. Vivre cette perfection va donc nécessairement de pair avec une marche en avant, un progrès.

...(La volonté) est charité, elle est unité d'esprit, elle est Dieu, car Dieu est charité. Mais en ces choses, lorsque l'homme aura atteint le terme, alors il commence, parce qu'en cette vie il n'y a absolument pas de pleine perfection de cela.

Caritas est, unitas spiritus est, Deus est, Deus enim caritas est. In his autem, cum consummaverit homo, tunc incipit, quia nulla horum in hac vita plena perfectio est (Epist 235 l. 5-7).

2. L'unité d'esprit est d'ailleurs non le point d'arrêt d'un mouvement, mais la perfection d'un mouvement : celui de la volonté tendue vers Dieu (Unitas vero spiritus cum Deo, proficientis in Deum voluntatis est perfectio ; Epist 257 l. 3-5).

3. Et la progression vécue dans l'unité d'esprit ne reflète pas uniquement le franchissement du "voile de la mortalité". Dès ici-bas, celui qui est unum avec Dieu progresse réellement ; c'est à cette condition qu'il lui est permis de vivre parfaitement cette unité (...donec unum vel unus cum eo spiritus fuerit effectus. Quod cum in eo fuerit perfectum, jam solo mortalitatis velo, dividitur ac differtur a sanctis sanctorum... ; Epist 275 l. 2-5).

4. Il est vrai que selon les dernières occurrences d'unus spiritus dans la Lettre, il s'agit de la "perfection de l'homme en cette vie" (287). Cet élan qui a permis à la ratio d'être prise dans l'unité d'esprit semble même parvenu à son terme :

Traduction Déchanet :

C'est là enfin cette vie de Dieu... qui est moins un progrès de la raison que déjà, dans la sagesse, le sens de la perfection

Autre traduction :

qui est moins un progrès de la raison que déjà, dans la sagesse, un élan qui vient de la perfection (cf. Epist 43 l.

10 : trahuntur affectu [boni])

Et ipsa jam est... vita Dei, quae non tam est rationis profectus, quam jam in sapientia perfectionis affectus ; Epist 287 l. 1-3).

En fait, il faudrait plutôt dire que l'élan de la ratio subsiste, mais qu'autre chose est survenu : une dimension nouvelle s'ouvre "dans la sagesse". La ratio est alors ramenée à son juste rôle, celui de préparation ; mais elle ne perd jamais sa vitalité même lorsqu'elle se trouve comme illuminée par la sagesse. Elle ne cesse pas d'être assoiffée de connaître et de saisir. L'unité d'esprit doit lui offrir encore un champ à découvrir.

c. Les parfaits, aussi bien que les commençants, progressent.

Le Prologue du Second Livre annonçait d'ailleurs clairement que l'"homme spirituel" a encore un chemin devant lui. Passereau et tourterelle figurent respectivement les commençants et les parfaits. Sous ce nom de "parfaits", on peut reconnaître tout aussi bien les "spirituels" :

Les parfaits et spirituels qui sont désignés sous le nom de 'tourterelle'".

Perfecti enim quique et spirituales, qui turturis nomine designantur (Epist 190 l. 1-2).

Et ces deux termes (parfait/spirituel) sont appliqués, en finale de la Lettre, à celui qui a été fait un seul esprit avec Dieu (quia factus est unus spiritus cum Deo, spiritualis est. Et haec in hac vita hominis perfectio est ; Epist 287).

Or, selon le Prologue, le passereau (le commençant) et la tourterelle (le parfait) ne sont pas parvenus à un point final comme le serait un véritable sommet : ils "progressent" encore, ...humiliando se magis proficiunt (190 l. 6). Certes, ils ne marchent pas d'un même pas (licet non uno gressu gradientes ; 193 l. 1), mais tous deux progressent : aeque proficiunt (193 l. 2). Ils s'aident d'ailleurs l'un l'autre à progresser : proficere de invicem (193 l. 7-8). Le parfait lui-même, le spirituel, n'est donc pas sans tendre vers un accomplissement.

d. Conclusion.

Ainsi le sommet de la vie spirituelle est lui-même mouvement. Non que l'unité d'esprit vécue sur cette terre soit une non-perfection, une imperfection ; mais un avenir s'ouvre toujours devant elle. L'unité, bien que déjà "parfaite", devient - en dépit du paradoxe - plus parfaite encore.

L'unité d'esprit, qui signifie tout à la fois unité et relation, connaît une sorte de croissance. Et la connaissance, et la fruition, et la ressemblance s'enrichissent elles aussi. Tout cela, à son tour, fait croître réellement l'unité d'esprit. Non qu'elle soit transformée en son essence ("l'unité d'esprit, c'est l'Esprit Saint lui-même") mais elle devient peu à peu expérience de plénitude.

En deçà du temps à venir (tunc), au cours même de notre temps "intérimaire", l'unité d'esprit est donc éprouvée selon des degrés divers. Mais encore faut-il que le temps lui soit donné... L'unité d'esprit n'est-elle pas l'expérience d'un instant, une visite aussi brève qu'inattendue ?

2. L'unité d'esprit : une brève visite, mais aussi une réalité qui demeure.

Dans le lectulus floridus, "est faite" la conjonction admirable (In hoc... fit conjunctio illa mirabilis ; Cant 95 l. 10) ; là, "est effectuée" l'unité d'esprit (et unus spiritus... efficitur). Ces deux verbes signalent qu'un seuil est franchi. Ils annoncent l'émergence d'un nouvel état de choses qui, de soi, perdure. Le contexte, cependant, offre des lignes d'interprétation à première vue divergentes. Ou bien cet "état" n'a guère de stabilité et se caractérise plutôt par son peu de durée. Ou bien il semble subsister, et sa permanence est même essentielle.

A. Des 'visites'.

Deux traits apparaissent assez fréquemment. L'expérience vécue dans l'unité d'esprit est susceptible de se répéter ; elle a lieu plusieurs "fois", elle n'est donc pas une expérience définitive qui remplirait tout le temps à venir. Et quand elle se réalise, elle est dite brève, et même fugitive.

a. Cela a lieu... "quelquefois".

Cant 94. L'unité d'esprit est le terme d'une sorte de processus. L'Épouse parvient au lectulus floridus lorsqu'elle a été "vivifiée" jusqu'à pouvoir goûter la jouissance (vivificans ad fruendum ; 94 l. 53), et entrer au lieu de la fruition, le lectulus. Or cette vie renouvelée lui vient de ce que, amante fidèle, elle a été "transfusée" en Dieu (l. 52) : expérience dont la cause première est la "grâce". C'est la grâce qui provoque, de façon subite (fit repente ; 94 l. 27) et incomparable (incomparabiliter ; 94 l. 48), tous ces effets. Mais ce n'est pas que, d'absente, la grâce soit devenue présente. Elle a simplement "surabondé" d'une surabondance liée à certains instants, par là privilégiés.

Car il arrive en effet que parfois la grâce surabonde...

Nam et cum nonnumquam superabundat gratia... ( 94 l. 25-26).

Ce sont de telles heures qui voient l'Épouse passer en Dieu et jouir de lui dans le petit lit fleuri, "être un seul esprit" avec son Époux.

Cant 153. Quand l'Époux vient à l'Épouse par les monts et les collines (Ct 2, 8), il bondit, "mais aussi quelquefois il s'approche, et il s'arrête" (sed aliquando etiam appropinquat et stat ; Cant 153 l. 42-43). Il la console alors "par une grâce plus abondante" (...amantis pietatem abundantiore gratia consolatur ; 153 l. 45-46) ; et cette expérience si suave, si proche du baiser et de l'embrassement parfaits (154 l. 7...10), semble mériter de recevoir le nom d'"unité d'esprit" (155 l. 26), tant elle est dépendante de cette "approche" de l'Époux (Cant 153 l. 43 ; 157 l. 13 ; 155 l. 23). L'Époux comble ainsi l'Épouse par sa présence : "quelquefois" (aliquando).

Adv Ab 266. Selon l'Adv Ab, il existe bien quelques saints hommes pour vivre cette réalité particulière qu'est l'unité d'esprit. Mais cela ne leur arrive aussi que "parfois", à l'heure choisie par la grâce :

in aliquibus sanctis hominibus, spiritus eorum unus aliquando cum Deo efficitur ex participatione gratiae (Adv Ab 266 D 1-3)

Cont 7. En cette vie, notre amour ne peut espérer davantage. Nous n'entrerons dans la "joie du Seigneur", nous ne goûterons "la joie de l'Esprit Saint" qu'en de certaines occasions : "quelquefois". Être unum dans le Père et le Fils,..

c'est la perfection, c'est la paix, c'est la joie du Seigneur, c'est la joie dans l'Esprit Saint, c'est le silence dans le ciel. En effet, tant que nous sommes en cette vie, l'affection jouit quelquefois de la félicité paisible de ce silence dans le ciel...

...haec est perfectio, haec est pax, hoc gaudium domini, hoc gaudium in Spiritu sancto ; hoc est silentium in coelo. Quamdiu quippe in hac sumus vita, hoc felicissimae pacis silentio in caelo... aliquando fruitur affectus... (Cont 7 l. 33-38).

Cette discontinuité contraste franchement avec ce "jour de fête perpétuel" qu'en conséquence de ces moments uniques, nous pouvons célébrer en notre coeur :

l'attention cependant, par les restes de cette pensée, célèbre pour toi un jour de fête perpétuel

intentio vero de reliquiis cogitationis diem festum perpetuum agit tibi (l. 38-40).

Le Ps 75, 11b ne parle que d'un jour de fête ; ce jour de fête ici "perpétuel" donne toute sa résonance à la parcimonie du "quelquefois".

Ici-bas, la "joie dans l'Esprit Saint", l'unité d'esprit ne sont que des moments privilégiés, moments de grâce redoublée, où Dieu choisit de se faire tout proche. Cette sorte d'événement arrive non pas "jamais", ni une fois pour toutes, mais "quelquefois" (nonnumquam ; aliquando), au bon plaisir de Dieu.

b. Cela a lieu... "de façon fugitive".

Si parfois le Bien-Aimé s'approche, ce n'est pourtant que pour un bref instant. Tout au plus, pour un temps bien limité. Quand l'amant se trouve affecté par l'Esprit, ce n'est que "pour un temps, pour une heure" (...sicque ad tempus, ad horam, afficit amantem ; Cant 99 l. 11). Et si le "silence dans le ciel" dure, selon l'Apocalypse, "presque une demi-heure" (factum est silentium in caelo, quasi media hora ; Ap 8, 1), ces instants de fruition ne sauraient se prolonger plus longtemps :

l'affection jouit quelquefois, ...mais une demi-heure, ou à peine une demi-heure

aliquando fruitur affectus, sed hora dimidia, vel quasi dimidia (Cont 7 l. 37-38).

Le "petit lit fleuri" offert ici-bas à la bonne conscience (Interim... bonae conscientiae lectulus ordinatur floridus ; Cant 99 l. 1-3) n'échappe pas à cette loi. L'esprit de l'homme n'y goûte qu'"à la hâte" : raptim (spiritui hominis, et sensui amoris illuminati, passim, raptim, aliquando illuc attingenti ; ib., l. 7-8). Ce qui est tout différent de cette vie future où la fruition, comme la conjonction, sera "pleine et perpétuelle" (l. 7 et 3-4).

c. Ce sont des "visites".

À cette rencontre qui a lieu quelquefois et qui s'achève rapidement, convient le nom de "visite", visitatio, terme qui apparaît, par exemple, dans le Cant. Il arrive que l'Époux se soit tant approché de son Épouse que seul le mur de la mortalité empêche le baiser plénier de l'union mutuelle. À cette rencontre si douce, n'est point promise la durée : elle est confinée "à cette heure, dans cet instant de la visite divine" (in hora illa, seu in tempore illo divinae visitationis Cant 154 l. 8-9).

Selon le Spec, l'esprit aimant, de par l'oeuvre de l'Esprit Saint, reçoit "fréquemment" la "visite" de Dieu (per Spiritum sanctum ordinatur sua piae menti suavitas, et fit ei in hoc crebra visitatio Dei Spec 103 l. 5-8). Même si ces visites ont lieu coup sur coup (à la totale initiative de l'Esprit), elles ne sont toujours que des visites limitées dans le temps. Elles ne durent que le temps d'un éclair (in transcursu fulgoris l. 10), elles surviennent "parfois" (aliquando l. 11) :

Peut-il y avoir visite plus douce, consolation plus grande... que, au moins dans l'éclair fugitif de la grâce illuminante, de voir parfois, tant soit peu, des yeux illuminés du coeur, celui qui se découvre...?

Quae enim potest esse visitatio dulcior, consolatio major... quam vel in transcursu fulgoris gratiae illuminantis, illuminatis oculis cordis, aliquando aliquatenus videre demonstrantem...? (Spec 103 l. 8-12).

Ces deux caractères de la visitatio sont bien ceux de l'unité d'esprit telle qu'elle semble se présenter dans de nombreux textes.

Chez Bernard aussi, l'unité d'esprit pouvait désigner de telles "visites". Le quatrième degré de l'amour dans le Dil en est un bon exemple : expérience qui est goûtée "à la hâte" (raptim) et qui ne dure qu'à peine un instant (unius vix momenti spatio ; Dil X, 27 ; S.B.O. III, p. 142, l. 14-15).

La finale de l'Homélie X, d'Origène, sur la Genèse (Hom. X, 5 ; S.C. 7 B, p. 273, l. 24-25) semble être comme une préparation de ce qu'est la "visite" chez Guillaume et Bernard. Origène invite son auditeur à relire par lui-même l'Écriture, et il évoque une possible venue du Verbe de Dieu. Le Verbe lui-même trouvera celui qui le cherche et se l'unira. Cette expérience marquera bien certainement le lecteur de l'Écriture ; mais, sur la base de ce témoignage, on ne peut rien conclure quant à la durée de cette "union". Elle n'est pas présentée comme étant une "brève" visite du Verbe, visite susceptible de se produire quelquefois. Ceci n'empêche pas d'ailleurs d'y percevoir l'écho d'une authentique expérience mystique.

Ainsi, jamais chez Origène, comme d'ailleurs jamais non plus chez Augustin, l'unité d'esprit ne désigne une intervention divine brève, soudaine, emportant l'homme en Dieu, une "visite de Dieu", alors que le cas se présente plusieurs fois chez les deux moines médiévaux, Bernard et Guillaume.

B. L'unité d'esprit : une réalité qui dure.

Retenir ce mot de "visites" ne suffit cependant pas pour rendre compte de tout ce qui est dit au sujet de la permanence de l'unité d'esprit.

a. Un refuge toujours prêt (Cant 96-97).

* Un "refuge" (Cant 96).

En effet quand "l'homme est fait un seul esprit avec Dieu", il semble disposer dès lors d'un "refuge" : le petit lit fleuri.

Ce lit, pour les fils de l'Époux, au milieu des chagrins de cette vie, c'est l'unique refuge contre persécutions et tourments ; l'unique repos ... des travaux...

Hic filiorum Sponsi a persecutionibus et pressuris unicum est refugium, in aerumnis vitae hujus, requies unica laborum... (Cant 96 l. 1-3).

C'est à ce "lit fleuri" qu'aspirait l'Apôtre Paul, afin d'y trouver "refuge" et "repos" après tant de "travaux" : quasi post tantorum defatigationem laborum, ad lectum floridum, et quietem ejus refugiebat (Cant 96 l. 10-12). Paul trouvait ce lit fleuri "dans la suavité, dans l'Esprit Saint" (in eo quod subjungens addit : 'in suavitate, in Spiritu sancto' ; Cant 96 l. 12-13). Or vivre "dans la suavité, dans l'Esprit Saint" n'est rien d'autre que de vivre l'unité d'esprit, "suavité" qui dépasse le langage humain (Cant 95 l. 14-15), effusion de l'esprit créé dans l'Esprit Saint et infusion de l'Esprit Saint en l'esprit créé (Cant 95 l. 24-26) . L'unité d'esprit s'offre comme le refuge qui est à disposition, comme le lieu de repos toujours accessible, quels que soient le poids et la durée des "travaux".

* Un refuge "toujours prêt" (Cant 97).

Car une qualité essentielle de ce refuge est d'être "toujours prêt". Celui qui cherche toujours Dieu peut "tenir toujours prêt, en ses profondeurs, une maison de repos et le petit lit fleuri" (Beata conscientia quae... paratum semper penes semetipsam habet domicilium quietis, lectulumque floridum ; Cant 97 l. 1...5). C'est que le lectulus floridus est toujours à lui ; il lui suffit de ne pas l'oublier, il s'agit d'être toujours fidèle (paratum semper, l. 10 ; semper, l. 14, 17, 18 ; et son contraire : nequaquam unquam, l. 14) à cette réalité toujours présente : "joie de la suavité intérieure" (gaudio interioris... suavitatis, l. 8), "force de la suavité intérieure" (virtute interioris suavitatis, l. 21).

Cette réalité toute de suavité, l'unité d'esprit, n'empêche nullement de vivre la charité fraternelle, de répondre "à ce que commande la charité" (ad imperium caritatis, l. 9), d'obéir à "l'exigence de la charité". La seule condition est de ne jamais abandonner tout à fait le "petit lit fleuri" où l'on n'a pas vieilli encore :

S'il lui faut parfois s'éloigner pour des occupations étrangères, jamais, en aucune façon, le tendre nourrisson du lit fleuri n'y doit tout entier devenir étranger.

Cum enim egrediendum est aliquando lecti floridi delicato alumno in aliena, nequaquam unquam totus inde alienandus est (Cant 97 l. 12-14).

Remarquons qu'ici le "toujours" (nequaquam unquam... alienandus) est attribut de l'unité d'esprit telle que peut la vivre l'homme ici-bas, et que le "parfois" (aliquando) s'applique aux "sorties" que l'homme est appelé à faire au nom de la charité. Cette présentation est strictement contraire à celle aperçue plus haut, où l'unité d'esprit était entièrement relative aux visites si brèves de l'Esprit, et où elle n'était goûtée que de manière tout à fait passagère.

b. Une unité d'esprit qui dure (Cant 93).

Dans un autre passage du Cant, il est question non pas d'"être fait" un seul esprit avec Dieu mais de l'"être" :

Comme la femme avec son mari est une seule chair, cette Épouse elle-même est avec Dieu un seul esprit.

Sponsa, quae sicut mulier cum viro una caro, sic ipsa cum Deo unus spiritus est (Cant 93 l. 26-27).

* Elle "est" un seul esprit (l. 26-27).

Les noces spirituelles de l'Épouse sont comparées à l'état matrimonial de l'homme et de la femme. Les réminiscences scripturaires invitent en effet à voir l'union de l'homme et de la femme comme une situation durable. La référence première est paulinienne : An nescitis quoniam qui adhaeret meretrici, unum corpus efficitur ? Erunt enim, inquit, duo in carne una. Qui autem adhaeret Domino, unus spiritus est (I Co 6, 15-17). Mais, loin d'opposer le "une seule chair" à l'"un seul esprit", comme le fait S. Paul (Qui autem...), le Commentaire les fait se conforter l'un l'autre et ne retient que l'idée d'unité présente en l'un et l'autre. La formule "être deux en une seule chair" se trouve alors appuyée par les textes de la Genèse et de l'Évangile, où l'unité entre l'homme et la femme est si fortement accentuée. Propter hoc dimittit homo patrem et matrem, et adhaerebit uxori suae, et erunt duo in carne una. Itaque jam non sunt duo, sed una caro. Quod ergo Deus conjunxit, homo non separet (Mt 19, 5-6). L'homme quitte son père et sa mère une fois pour toutes ; et rien ensuite ne peut séparer l'homme et la femme, eux que "Dieu a unis". Homme et femme sont donc une seule chair non seulement dans l'instant de l'union de leur corps, mais toujours. Si tel est le mariage humain, telle est aussi, selon le Commentaire, l'union de l'Épouse avec Dieu : ils "sont" un seul esprit au long des jours.

* L'unité d'esprit dure (Cant 93).

D'ailleurs cet unus spiritus peut-il être fugitif alors qu'il permet le développement de tout un échange entre l'Époux et l'Épouse ? Un "colloque familier" (93 l. 8) s'est ébauché et se déploie en un "commerce d'amour" qui a le temps pour lui (dum negotium amoris agitur ; 93 l. 11), qui a le temps de "progresser peu à peu" (dum ad mensuram... perfectionis passim vel gradatim profiscitur ; 93 l. 11-13) jusqu'au point que Dieu a fixé, et qu'il a donc voulu (ad mensuram donandae a Deo perfectionis ; l. 12). Dieu parle tout un temps à celle qu'il s'est uni, son Épouse.

Le dialogue s'est noué à une heure précise : celle où l'Épouse "commence à se connaître et à trouver en elle celui qu'elle cherchait" (semetipsum coepit cognoscere et in semetipsa quem quaerebat invenire ; l. 7-8). En cet instant précis de son histoire, elle a "trouvé" celui qu'elle cherchait, et elle l'a trouvé en elle-même. Son Époux lui était présent, mais elle ne le savait pas. Maintenant qu'elle l'a découvert chez elle, qu'elle l'a reconnu déjà là en elle, comment pourrait-elle le perdre ? Celui qu'elle a "trouvé" est à elle à jamais, et leur unité demeurera sans fin.

C. Conclusion.

D'une page à l'autre du Commentaire, l'unité d'esprit se montre sous des traits divers, contradictoires. Tantôt elle participe de l'indissolubilité du mariage, tantôt elle est visite fulgurante de Dieu. Est-elle donc d'un instant ou demeure-t-elle de jour en jour ? Les deux aspects - briéveté et permanence - sont à retenir. Le paradoxe ne s'arrête d'ailleurs pas là. Car l'unité d'esprit n'est pas seulement perfection qui tolère encore un perfectionnement ; elle n'est pas seulement d'une heure privilégiée tout en étant de chaque moment. Mais aussi : elle se précède en quelque sorte elle-même.

3. Une vie nouvelle mais déjà reçue auparavant.

L'Époux ne manque pas de s'adresser à son Épouse qui ne fait qu'un seul esprit avec lui (Cant 93 l. 25-27). Tout ce qui nous est rapporté de leur échange (cf. Cant 93 l. 1-23) a pour cadre leur unité. Mais cette unité s'est-elle réalisée au moment où le dialogue a commencé, c'est-à-dire quand l'Épouse a "trouvé" en elle celui qu'elle cherchait, ou bien existait-elle déjà auparavant, depuis le jour où l'Épouse est Épouse ?

A. L'unité d'esprit existait déjà auparavant.

a. Elle existe, comme le colloque, depuis le début du Cant (Cant 34 et 93).

Leur échange actuel est-il vraiment si nouveau ? Ce "colloque familier" auquel prend part maintenant l'Épouse (Cant 93) est-il si différent de ce qu'est tout le Cantique, de toute la suite de paroles et d'actes qu'il contient ? L'Épouse n'y fait qu'"épancher son âme devant le Seigneur son Dieu" et "écouter avec joie ce que le Seigneur Dieu dit en elle" (Sponsae... : ...effundentis coram Domino Deo suo animam suam, et cum gaudio audientis, quid loquatur in ea Dominus Deus ; Cant 34 l. 5-7). Tout le Cantique des Cantiques est "conversation de l'Époux et de l'Épouse" (collocutio Sponsi et Sponsae ; ib., l. 7-8).

Le "témoignage d'une conscience bien affectée" (testimonium est ...conscientiae bene affectae ; Cant 34 l. 8-9) : telle est la parole de l'Époux en elle. Et c'est encore cette même parole qui est prononcée lorsque l'Épouse découvre son Époux en elle :

Toute cette louange de l'Époux à l'Épouse doit s'entendre du témoignage de la bonne conscience.

Quidquid etiam hic Sponsus dicit in laudem Sponsae, sanctae conscientiae testimonium est (Cant 93 l. 20-21).

La réponse de l'Épouse est, elle aussi, toujours la même, faite alors de "dévotion" et d'"élan de tendre piété" (Sponsae devotio... reddit Sponso debitum pietatis affectum ; Cant 34 l. 10-11), faite maintenant d'"élan de dévotion" ou de "tendre piété" (quod vero Sponsa in Sponsum devotionis affectus, seu contemplationis pietas est ; Cant 93 l. 22-23). Si la teneur et la qualité de l'échange sont les mêmes, l'Époux et l'Épouse ne sont-ils pas déjà un seul esprit dès les premières paroles qu'ils s'adressent dans le Cantique ?

b. Le baiser a été accordé de telle sorte qu'ils soient un seul esprit (Cant 30).

Le Commentaire l'inscrit d'ailleurs en toutes lettres. Cette Épouse qui réclame un baiser de la bouche de son Époux a déjà reçu un baiser ; son Époux le lui a offert "...de telle sorte qu'ils ne soient plus réciproquement qu'un seul esprit" (osculum fideli animae Sponsae suae porrigit... ut invicem unus spiritus sint ; Cant 30 l. 15...19). Ainsi, avant même le premier mot du Cantique, l'Épouse est-elle dite "un seul esprit" avec son Époux.

B. Une véritable unité d'esprit.

a. L'Époux offre un baiser : il "infuse" son amour (Cant 30).

L'initiative de cette unité d'esprit revient tout entière à l'Époux ; il s'agit bien là d'un don véritable, gratuit (porrigit l. 16 ; commendans l. 17 ; gratiam l. 18). L'Époux fait passer son amour en l'Épouse, il le lui "infuse". Infundere apparaît à deux reprises (gratiam ei sui amoris infundit ; spiritum ejus sibi attrahens, et suum infundens ei ; l. 18-19). Or ce verbe désigne l'action déterminante à laquelle est suspendue l'unité d'esprit : quand l'Esprit est infusé en l'homme, celui-ci devient un seul esprit avec Dieu (Spiritus se infundit, ...et unus spiritus homo cum Deo efficitur ; Cant 95 l. 25-27).

b. L'Époux accorde une "joie propre" (Cant 30).

Un autre aspect témoigne encore en faveur de l'authenticité de cette unité d'esprit. Quand l'Époux infuse en l'Épouse la grâce de son amour, il lui accorde, dans le même moment, de goûter une "joie personnelle et exclusive" (privatum ei et proprium commendans gaudium ; Cant 30 l. 17). "Personnelle et exclusive" contrairement au terreau à partir duquel se lève cette joie, terreau qui est le trésor "commun" de tous les chrétiens (de memoria communium bonorum, ...commendans gaudium l. 16-17). L'unité d'esprit paraît donc coïncider ici avec la joie d'une première rencontre personnelle de l'Époux. Cette joie s'éveille en l'intime de l'Épouse quand son Époux l'inonde de son amour.

Or le lectulus floridus ne consiste-t-il pas lui aussi en une telle joie ?

Le petit lit fleuri, c'est-à-dire la joie personnelle du témoignage propre (de la conscience).

Lectulumque floridum, proprii scilicet testimonii privatum gaudium (Cant 97 l. 4-5).

Ce "petit lit fleuri" n'est autre que ce lieu de refuge "dans la suavité, dans l'Esprit Saint" (Cant 96 l. 11-13) : l'unité d'esprit.

C. Ce baiser, l'unité d'esprit, a été "reçu en partie" (Cant 31).

a. Un baiser donné et reçu.

Les aspects relevés ci-dessus confirment que ce premier unus spiritus est véritable. Rien ne vient minimiser le don accordé par l'Époux. Ce qu'il "offre" (porrigit l. 16) pourrait-il ne pas être vraiment offert ? Ce qu'il "confie" (commendans l. 17) pourrait-il ne pas être vraiment confié ? Ce qu'il "infuse" (infundit, infundens l. 18-19) pourrait-il ne pas être vraiment infusé ? L'Épouse confesse d'ailleurs qu'elle a effectivement reçu ce baiser ; elle se remémore la beauté, la joie, la douceur ressenties (Vidi inquit... concepi... sensi... ; Cant 30 l; 1-3). Elle connaît désormais l'haleine particulière, le "souffle" (spiritum) particulier de ce baiser et refuse absolument tous les autres (jam ultra non sustineo, non suscipio spiritum osculi alieni. Caetera mihi omnia pravum quid dolent ; Sponsi vero osculum divinum qui redolet ; Cant 30 l. 4-6).

b. Un baiser reçu mais non en plénitude.

Lorsque l'Époux s'en est allé, l'Épouse du Cantique réclame un baiser de sa bouche. Le commentateur, pour sa part, comprend qu'elle réclame non pas un baiser mais la plénitude d'un baiser. L'important, à ses yeux, réside en ce que l'Épouse ait effectivement reçu ce baiser dans les celliers et qu'à présent, comme par conséquence, elle brûle de goûter une plénitude. L'important est que, soulevée par le don reçu, elle s'élance vers ce qui est plénier.

Ce baiser de l'Époux fugitif, reçu en partie dans les celliers, l'Épouse en convoitait ardemment la perfection et la pleine suavité.

Hoc osculo abeuntis Sponsi, Sponsa ex parte in cellariis accepto, ad perfectionem ejus et plenam exarserat suavitatem (Cant 31 l. 1-3).

La "partie" (ex parte) se présente comme le contraire de la "perfection", de la "plénitude" (ad perfectionem ejus et plenam... suavitatem ; 31 l. 2). S. Paul jouait déjà sur cette opposition : Ex parte enim cognoscimus, et ex parte prophetamus ; cum autem venerit quod perfectum est, evacuabitur quod ex parte est (I Co 12, 9-10).

La plénitude - ou son contraire - est évoquée avec grande insistance : perfectionem (l. 2) ; plenam... suavitatem (l. 2) ; plenitudine (l. 6) ; plenitudinem (l. 9) ; plenum (l. 10).

Et comment parler de plénitude si la joie n'est que pour un temps ? Ce que l'Épouse attend, c'est une "joie sans fin" : perpetuum de visione ejus gaudium, unica eorum expectatio est (Cant 32 l. 7).

Elle réclame une "perfection" : le "baiser de perfection" (osculum perfectionis ; Cant 36 l. 4), le baiser que l'on pourra "un jour savourer en plénitude, lorsqu'en lui la joie sera pleine" (quod tunc sapiet ad plenum, cum in ipso erit gaudium meum plenum ; Cant 36 l. 18-19).

Cette Épouse qui aspire à la plénitude du baiser l'a effectivement reçu. L'ex parte, loin de mettre un terme au premier don reçu, veut en souligner fortement la limite : sa non-perfection. L'unité d'esprit, parfaite en elle-même, est accordée à l'Épouse ; et cependant, cette unité est aussi imparfaite dans la mesure où l'Épouse ne parvient pas à la goûter parfaitement. Le désir de l'Épouse s'enflamme alors en raison même de la perfection du don.

c. L'Esprit Saint est tout à la fois le baiser reçu et la plénitude désirée.

La plénitude désirée n'est ni impersonnelle ni anonyme ; elle est la personne même de l'Esprit Saint.

(L'Épouse) désire maintenant la plénitude elle-même, la plénitude de l'Esprit Saint.

Ipsam jam plenitudinem desiderabat, plenitudinem Spiritus sancti (Cant 31 l. 8-9).

Parler de "totalité" ou de "partie" a-t-il sens quand ces mots sont appliqués à une personne ? Le baiser reçu en partie ne peut pas signifier que seule une partie de l'Esprit ait été reçue par l'Épouse. L'Esprit était d'ailleurs tout entier à elle, et même en elle puisque l'Époux lui a infusé son Esprit ([spiritum] suum infundens ei ; Cant 30 l. 19). L'Esprit a été totalement donné à l'Épouse.

Pourtant l'ex parte existe : l'Épouse en fait la brûlante expérience et toute sa quête en témoigne. Tout se passe comme si unie, par faveur spéciale, à son Époux, elle n'avait pu qu'entrevoir seulement, sans être capable de les percevoir pleinement, toutes les richesses qui lui ont été données : cette plénitude de l'Esprit Saint, "unité et amour du Père et du Fils". Elle a aperçu, par grâce, l'abîme de l'amour trinitaire ; mais il ne fut pas possible qu'elle y soit totalement entraînée. Ses propres limites l'ont empêchée de passer en cet amour qui l'a envahie.

Aussi veut-elle, de toutes ses forces, rompre ce qui l'entrave pour être parfaitement avec le Christ (...volebat... esse cum Christo ; 31 l. 11), en Dieu ([ipsa] in nobis unum [sit]), dans l'"Esprit unité et dilection du Père et du Fils" (31 l. 9-10 et l. 4-6).

D. Conclusion.

En ce baiser reçu en partie, l'Épouse a découvert une fois pour toutes celui qu'elle aimait. Elle a appris qui il était ; elle connaît désormais son visage de lumière et de joie et ce qu'exhale son baiser. Elle ne risque plus de s'adresser à quelque autre. Elle ne veut que lui seul. Et tout son désir la porte vers l'"Aimable" ; non pas vers ses attraits, ses biens innombrables, mais vers l'"Aimable lui-même" : jam non nisi ipsum desiderans amabilem, quem sua commendant amabilia (Cant 35 l. 3-4).

Cependant, avant même que, dans l'unité d'esprit, son Bien-Aimé se manifeste à elle et lui accorde grâce sur grâce, une attente gisait en elle. Un désir qui ne savait pas son nom l'habitait. Le baiser reçu dans les celliers, l'unité d'esprit, lui a fait apercevoir celui qui, depuis les origines, reposait sur elle, se donnait à elle et l'unissait à Dieu : l'Esprit créateur "qui, depuis le début de la création, est porté sur les eaux, c'est-à-dire sur les esprits fluctuants des fils des hommes (...spiritus sanctus... qui ab initio creaturae superfertur super aquas, id est, mentes filiorum hominum fluitantes... Cont 11 l. 9-11).

4. L'unité d'esprit postule un don premier, fondamental, qui ne peut être qu'une unité d'esprit.

La plupart des textes où s'inscrit l'unus spiritus se laissent interpréter comme des sommets exceptionnels de la vie spirituelle. Cette lecture n'empêche cependant pas de découvrir les nuances et même les différences présentées par ces textes. Celles-ci relèvent parfois d'une simple différence de point de vue, mais elles proviennent aussi de ce que l'unité d'esprit a affaire avec le développement de la vie spirituelle et non pas seulement avec son terme. L'on peut dès lors se demander pourquoi elle joue un tel rôle dans l'histoire de la rencontre entre l'homme et Dieu. Ne serait-ce pas que cette unité, béatitude promise, est de toujours donnée à l'homme ? Que, de toujours, Dieu s'est uni l'homme et par là l'appelle à lui ? Cette unité première, qui est, pour l'homme, la racine même de son être, sera celle-là même que, de par l'intervention de l'Esprit, le croyant expérimentera selon des modalités variées.

Il s'avèrera que cette unité première est de structure très semblable à l'unité d'esprit. Elle en diffère cependant par un aspect qui est essentiel à celle-ci et qu'il convient de souligner d'abord : la réciprocité.

A. L'unité d'esprit suppose une réponse donnée à Dieu.

Comme le Cant en donne l'évidence, l'unité d'esprit signifie toujours que l'homme répond à Dieu. L'Épouse, qui a goûté à la suavité divine, réclame l'Époux disparu (Cant 30-31). Quand elle ne fait qu'un seul esprit avec lui, elle échange d'égal à égal (Cant 93-94). Il en est de même quand son "humble amour" s'élance vers lui (Cant 94 l. 21), au jour où la grâce surabonde et où l'affectus divin l'entraîne en Dieu (Cant 94 fin et 95). L'unité d'esprit n'est-elle pas "baiser d'amour" (osculum caritatis ; Cant 131) et "embrassement mutuel" (mutuus amplexus ; Cant 155) ?

Le Second Livre de la Lettre d'Or est plus net encore puisque s'y dessine tout l'itinéraire de la voluntas et de la ratio. La volonté "tend-elle vers le haut" (Epist 235) au point de ne plus vouloir que ce que Dieu veut (Epist 257 ; 262), le pius affectus tend-il vers le Bien (Epist 275), la raison est-elle conformée à la sagesse et s'élance-t-elle (Epist 286), alors cet homme est fait un seul esprit avec Dieu.

Deux amours se répondent donc, celui de Dieu et celui du "fidèle". "L'amour de Dieu plane sur l'amour du fidèle", l'attire à lui si bien que "l'esprit de l'homme fidèle qui s'est remis à Dieu devient avec lui un seul esprit" (Spec 109).

B. Une unité ne précède-t-elle pas déjà cette unité d'esprit ?

D'autres textes encore manifestent aussi clairement que l'unus spiritus suppose un engagement réel, explicite, un amour conscient et fort de la part de l'homme. Sans infirmer ce fait, quelques indices y suggèrent cependant qu'une certaine forme d'unité préexistait à cette unité d'esprit.

a. "L'homme... et Dieu sont déjà un seul esprit" (Nat Corp 103).

Guillaume reprend Claudien Mamert pour recommander à l'homme de tendre vers celui qui lui donne forme :

Écarte-toi de ce qui est au-dessous de toi..., approche-toi de la forme formatrice... C'est de cette (beauté) que tu obtiendras l'état immuable de cette image, état dont tu as reçu ton origine.

Recede ab his quae infra te sunt, ...accede ad formam formatricem, ... Ab illa (specie) obtinebis imaginis hujus indemutabilem statum, a quo sumpsisti principium (Nat Corp 103 l. 1...7).

Avec Claudien Mamert, Guillaume conclut :

Voilà ce que dit, entre autres, la Vérité à l'oreille de notre coeur, en nous conseillant intérieurement.

Haec et alia loquitur veritas ad aurem cordis, intrinsecus admonens nos (103 l. 8-9).

Guillaume inscrit alors l'affirmation d'une unité d'esprit :

Bien que la misère humaine soit toujours prompte à l'envie, aucune âme humaine, quelle qu'elle soit, en entendant cela, n'a lieu d'envier l'ange, puisqu'un tel homme et l'ange et Dieu ne sont déjà qu'un seul esprit, selon l'Apôtre, ou ne font qu'un en Dieu, selon l'Évangile...

Quae quaecumque audit anima, cum semper humana miseria prompta sit ad invidiam, non habet unde invideat angelo, quia homo talis et angelus et Deus, unus jam sunt spiritus, secundum Apostolum, vel unum sunt in Deo, secundum Evangelium... (103 l. 9-14).

Celui qui entend l'avertissement de la Vérité découvre alors que sa situation n'est en rien inférieure à celle de l'ange, car l'homme "est déjà un seul esprit avec Dieu". Certes, à cet homme est promis (obtinebis) "l'état immuable de cette image" : voilà qui pourrait susciter l'envie. Mais ce futur est déjà inscrit dans le présent : de cet état, l'homme tire origine (a quo sumpsisti principium). Dès l'ouverture de son histoire, l'homme, parce qu'ainsi formé par le Créateur, est déjà reconnu un seul esprit avec Dieu. Affirmation qui, loin de clore cette histoire, l'ouvre au contraire. Cette unité première en Dieu s'avère l'origine même de l'homme en tant qu'il est appelé à exister comme être relationnel, appelé à être ad Deum, lui qui est fait "à la ressemblance de (son) Auteur" (ad similitudinem autoris [sui] ; 102). L'unité d'esprit (ou "unité en Dieu" cf. 103 l. 13) est condition de possibilité du progrès de l'homme vers Dieu ; elle est cette capacité radicale de vivre un jour ce baiser, cet embrassement mutuel dénommés eux aussi "unité d'esprit".

b. Par sa prière, le Fils "effectue" l'unité (Nat Corp 107).

La promesse faite à l'homme ne lui vient pas seulement de sa création, de Dieu "auteur", "forme formatrice". Elle est aussi inscrite en lui par le Fils.

En Nat Corp 106-107, la raison originelle de l'unité d'esprit réalisée (anima illa... unus spiritus cum eo existens... 106 ; ...cum ea unum efficitur... 107) tient à la prière du Fils à son Père.

En cela consiste la prière du Fils à son Père. 'Je veux', c'est-à-dire, en vertu de ma volonté qui est l'Esprit Saint, je fais en sorte que comme toi et moi sommes un, substantiellement, qu'ainsi eux-mêmes soient un en nous, par grâce.

Et haec est oratio Filii ad Patrem. Volo, id est, voluntatis meae virtute, qui Spiritus sanctus est, efficio ut sicut ego et tu unum sumus in substantia, sic et ipsi in nobis unum sint ex gratia (Nat Corp 107 l. 7-10).

Si l'arrangement des versets 21 et 22 de Jn 17 se trouve déjà chez Claudien Mamert, Guillaume lui-même met en exergue le verbe Volo augmenté d'une exégèse. Cette volonté, parce qu'elle est l'Esprit Saint, ne reste pas lettre morte : elle "effectue". La prière du Fils n'est donc pas de l'ordre du voeu ; elle est ici prière qui, dans le même temps, accomplit. Et comme cette prière a été dite totalement puisqu'écrite dans l'Évangile, elle est donc aujourd'hui accomplie. À la prière efficace du Fils, par la force de l'Esprit, l'homme est un dans le Père et le Fils, il est un seul esprit avec Dieu avant même que soit donnée une réponse toute de "fidèle affection" (cf. : tota manens in Deo per fidelem affectionem ; 106 l. 11).

Cette unité d'esprit fondamentale est comme doublement "grâce" : grâce de "formation", oeuvre de la "forme formatrice", et grâce d'"effectuation", oeuvre de l'Esprit Saint. La "volonté" qu'ici-bas le Fils a exprimée à son Père n'est-elle pas en effet la même parole qui, dans l'éternité, constitue notre création même ?

"Par grâce", cette unité est toujours déjà donnée à tout homme. En elle, s'offre à chacun un avenir d'"amour", de "béatitude", d'"immortalité", d'"incorruptibilité" et même de "divinité" (Unum amore, unum beatitudine, unum immortalitate et incorruptione, unum etiam quodam modo ipsa divinitate ; Nat Corp 107 l. 11-12).

c. L'Esprit habitant en nous (Cont 11).

Dans le Cont, "être un seul esprit avec Dieu" est le lot des "amants de Dieu" (...nobis... amantibus Deum nichil sit aliud amare ...Deum... quam... unum spiritum cum Deo esse ; Cont 11 l. 118...122). Mais quels sont les antécédents de cette unité ?

L'acteur principal en est, de toute évidence, l'Esprit Saint. Quand Dieu "nous fait un en (lui) par (son) unité, (son) Esprit Saint lui-même" (unum nos in te efficiens per unitatem tuam id est ipsum spiritum sanctum tuum ; l. 110-111), alors l'unité d'esprit est effectuée.

Cependant l'action de l'Esprit ne paraît pas première. La donnée de base est son "inhabitation" en l'homme. C'est à partir de ce lieu qu'on le voit opérer. S'il nous fait un (l. 110), c'est qu'il "habite en nous" (spiritus sanctus habitans in nobis ; l. 106 ; cf. Ro 8, 11 : propter inhabitantem spiritum ejus in nobis). Le in nobis repris de Ro 8 est renforcé encore par le in cordibus nostris de Ro 5, 5 (spiritui tuo sancto : per quem habitantem in nobis, caritatem dei habemus diffusam in cordibus nostris ; l. 103-104 ; cf. Ro 5, 5 : charitas Dei diffusa est in cordibus nostris per Spiritum sanctum qui datus est nobis). Notre foi et notre compréhension viennent par celui qui "habite en nous" (Quae omnia per subministrationem spiritus sancti tui habitantis in nobis credimus et intelligimus... ; l. 87-88). Cet Esprit est envoyé "en nos coeurs", selon la formule de Ro 5, 5 (mittendo spiritum filii tui in corda nostra ; l. 26-27). Ces deux mêmes versets de S. Paul, Ro 8, 11 et 5, 5, servent d'ailleurs d'assise à la description initiale du rôle de l'Esprit en nous : il "in-habite en nous" et dépose "en nous la charité de Dieu" (...ipse spiritus sanctus tuus, ...per gratiam suam in nobis inhabitans, et Dei in nos caritatem commendans... ; l. 14-17).

Cet Esprit est aussi celui qui "depuis le début de la création, est porté sur les eaux, c'est-à-dire sur les esprits fluctuants des fils des hommes", celui qui "s'offre à tous les hommes" et "entraîne tout à soi", celui qui fait tant et si bien qu'il unit Dieu à l'homme et l'homme à Dieu (...Spiritus sanctus... : qui ab initio creaturae superfertur super aquas, id est, mentes filiorum hominum fluitantes, omnibus se offerens, omnia ad se trahens, ...Deum nobis et nos uniens Deo ; Cont 11 l. 9-14).

Si l'Esprit créateur unit l'homme à Dieu, comment celui qui "in-habite en nous" et "dépose en nous la charité de Dieu" (l. 16-17) ne nous unirait-il pas à Dieu ? Cette unité originelle, de "création" et de "grâce", ne reçoit pas de nom ici ; mais elle ne peut être que cette unité d'esprit décrite par Nat Corp 107. Selon Nat Corp, l'Esprit qui effectue l'unum in nobis agit comme "volonté" du Fils ; ce texte du Cont précise que cette action a pour cadre "nos coeurs" dans lequel habite l'Esprit "qui nous a été donné" (Ro 5, 5).

La créature comme telle vit dans une unité d'esprit avec le Créateur. Mais elle est l'objet du vouloir "efficace" du Fils qui, par l'Esprit, la rend aussi un seul esprit avec Dieu. L'Esprit opère donc cette unité à la fois parce qu'il est Esprit créateur toujours à l'oeuvre "par-dessus les esprits des fils des hommes", et parce qu'il est "Esprit du Christ" (Ro 8, 9) et qu'à ce titre il est à demeure en nous(1)

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C. Tout homme est toujours déjà un seul esprit avec Dieu.

De par la création et de par le don de l'Esprit par le Christ, tout homme venant en ce monde ne fait qu'un seul esprit avec Dieu. Cette conclusion tirée de quelques textes trouve sa confirmation dans deux des passages les plus riches sur l'unité d'esprit.

a. L'homme est "cadavre", ou bien il est toujours déjà un seul esprit avec Dieu (Epist 169-170).

Le récit de la création de l'homme "spirituel" a pour thème central l'amour de Dieu qui doit être conçu, formé, vivifié. Cet amour a une telle importance parce qu'il est la vie de l'homme. Guillaume pose cet axiome en ouverture :

La vie de l'homme c'est l'amour de Dieu

vita ejus amor Dei est (169 l. 8-9).

Il le reprend, en fin de texte, sous la forme négative, forme qui est plus catégorique encore :

...non vivit, hoc est non amat Deum (170 l. 8).

Mais si "l'amour de Dieu est la vie de l'homme", comment serait-il possible que l'homme puisse exister sans cette vie ? Guillaume compare cette vie-là à la vie "animale" de l'homme.

Le corps ne reçoit la vie que de l'esprit qui l'anime : pareillement, ce mouvement du coeur de l'homme qu'on appelle 'amour' ne vit, autrement dit n'aime Dieu, que de l'Esprit Saint.

Sicut enim non habet corpus unde vivat nisi de spiritu suo, sic affectus hominis qui amor dicitur non vivit, hoc est non amat Deum, nisi de Spiritu sancto (170 l. 6-9).

Le corps de l'homme n'est vivant que de son esprit : et donc pas d'homme véritable dont l'esprit ne donne pas vie au corps ! Or il en est de même, est-il dit, pour cette vraie vie de l'homme, l'amour de Dieu. La logique de la comparaison fait déduire que l'affectus de l'homme ne serait plus lui-même, ne serait qu'"une sorte de cadavre" (nisi morticinum quoddam, selon Spec 99 l. 3), s'il n'était animé par l'Esprit Saint.

L'affectus de l'homme semble devoir être toujours déjà rendu vivant par l'Esprit, être uni à l'Esprit. À tenir la position contraire, on ne voit pas comment cet homme doué d'affectus et l'Esprit pourraient faire disparaître la distance qui les sépare et devenir effectivement une unité réelle, un seul esprit selon toute la richesse de vie que peut signifier cette expression. Si l'un et l'autre ne sont pas un dès l'origine, il n'est pas possible qu'ils se rejoignent un jour au point de devenir un. Par contre, s'ils sont un par unité d'esprit, alors s'ouvre pour l'homme la possibilité d'une découverte et l'espace d'une relation.

b. Dieu aime l'homme depuis toujours, aussi ne sont-ils qu'un seul esprit (Adv Ab 261).

Contre Abélard, Guillaume débat d'un point capital : non pas l'amour de l'homme pour Dieu, mais le point de vue contraire : l'amour de Dieu pour l'homme.

Cet amour ne peut absolument pas être un affectus, un mouvement qui emporterait Dieu vers l'homme, par lequel il tomberait, en quelque sorte, à la merci de la créature. Dieu ne "s'élance" jamais vers la créature ; il n'aime que lui-même. ...Nusquam Deus diligendo se extendit, qui non diligit nisi semetipsum (261 B 4-5). Voilà clairement rappelée la transcendance divine : Dieu ne dépend en aucune manière de l'homme.

En procédant vers la créature, il ne devient pas ce qu'il est, - c'est-à-dire amour, bonté -, mais il procède vers la créature à partir de ce qu'il est, en étant ce qu'il est (cf. A 9-11). De cette affirmation, on peut tirer ceci : s'il existe un homme créé par Dieu comme un être susceptible d'être aimé par Dieu et de l'aimer en retour, cet homme ne pourra manquer d'être aimé par Dieu à moins que Dieu cesse d'être ce qu'il est : charité, bonté.

Or quand Dieu aime l'homme, c'est qu'il lui infuse son Esprit Saint. Une telle infusion effectue une unité qui reçoit le nom d'"unité d'esprit".

Lorsque (Dieu) aime l'homme, cela signifie qu'il rend digne celui auquel il infuse son amour, l'Esprit Saint... En cela... (l'esprit de l'homme) devient un seul esprit avec (l'Esprit Saint)...

Cum autem diligit hominem, hoc est dignum eum efficit cui infundat dilectionem suam Spiritum sanctum... In quo... unus cum eo spiritus efficitur (Adv Ab 261 B 8... 13).

Une telle unité est la condition de possibilité de cette autre unité d'esprit en laquelle, comme le dit la suite du même texte, la réciprocité est parfaite. Dieu, s'aimant lui-même en l'homme, aimera l'homme en lui-même, et l'homme aimera Dieu (cum Deus in homine diligit se, hoc est quod hominem diligit in se, hoc est quod homo diligit Deum ; 261 B 14 - C 1).

D. Conclusion.

Tout homme vit donc une unité première qui a la même structure que l'unité d'esprit. Son affectus est dès toujours affecté par l'Esprit. Telle est son "ontologie", "formée" en lui par le Créateur et "effectuée" par la volonté du Fils.

Cette structure ontologique, en tant qu'unité vivante de l'homme créé et de l'Esprit, est par elle-même vocation. L'Esprit qui "affecte" tourne vers lui l'esprit créé et permet ainsi à celui-ci de s'élancer vers lui, l'Esprit Saint. Au fil du temps, l'homme recevra progressivement l'expérience de cette unité et de cet élan en lesquels il est né homme.

Il n'est pas étonnant que les textes aient recours à II Co 5, 5. Ce verset reflète en même temps que le don originel reçu l'appel qu'il contient.

Celui qui nous fait pour cela même, c'est Dieu, lui qui nous a donné les arrhes de son Esprit.

Qui autem efficit nos in hoc ipsum, Deus, qui dedit nobis pignus spiritus.

De cet Esprit, "Dieu nous a donné les arrhes". L'Esprit affecte l'esprit créé, et, de ce fait, résonne en chacun l'appel qui retentira toute sa vie : "Dieu nous a faits pour cela même". "Cela", c'est-à-dire être affecté par son Esprit Saint et ainsi entrer de plus en plus, au gré de l'Esprit, dans un authentique échange d'amour.

Ce que l'homme vivra un jour dans l'unus spiritus ("baiser de sa bouche", "embrassement mutuel", etc.) n'est autre que l'expérience savoureuse, reçue elle aussi par grâce, de ce que l'homme est depuis toujours comme esprit créé. Esprit susceptible d'être affecté, et qui est aussi, depuis toujours, affecté effectivement par l'Esprit Saint. Esprit fait, dès l'origine, 'un avec' l'Esprit Saint et tout à la fois fait 'vers' l'Esprit, lui dont il tire vie.

5. Conclusion.

L'unité d'esprit est vécue de diverses façons au long de la vie de chacun. Cette expérience est unique en tant qu'elle est toujours, à quelque étape que l'on soit, l'Esprit Saint se donnant lui-même. Cependant celui qui la reçoit la perçoit selon ses possibilités du moment. C'est pourquoi l'unité d'esprit admet une pluralité d'interprétations.

Elle est réellement une perfection, mais au sein de laquelle s'accomplit une nouvelle progression vers la "pleine plénitude" (cf. I.). Elle est aussi ressentie en ces instants de grâce où l'Esprit illumine soudain l'amour et l'intelligence de l'esprit créé. Mais l'unité d'esprit désigne aussi ce lieu de repos (ce "petit lit") auquel on peut toujours revenir comme au seul vrai refuge tout au long de cette vie (cf. II.). Et cette possibilité qui dure s'est inaugurée un jour, lorsque Dieu nous a fait connaître sa joie et a éclairé une fois pour toutes le désir innommé qui était en nous (cf. III.).

Toutes ces manières de percevoir et d'exprimer l'unité d'esprit admettent une même structure : unité réelle de l'homme et de Dieu, et échange, relation en cette unité même (cf. respectivement Première et Deuxième Parties).

Ce qui se dévoile en elles est cette unité première en Dieu, celle dont chaque homme tire son origine. Cette unité ne diffère pas de l'unité d'esprit éprouvée au cours de la vie : elle en est le fondement ontologique. Ce fondement est en même temps ouverture radicale et promesse de la part de Dieu. Les jours passés ici-bas sont donnés pour recevoir de l'Esprit la grâce de percevoir et de savourer toute la richesse de cette unité première.

Cette découverte, tout comme l'unité première, dépend en effet du bon vouloir de l'Esprit, lui qui "souffle quand il veut, comme il veut, autant qu'il veut" (Cont 11 l. 90-91).

1. 1 Un dernier texte pourrait être rapproché des précédents, Exp Ro 595, mais selon la lecture la plus immédiate, l'unité d'esprit y est, par grâce, le fait de "quiconque adhère au Seigneur". Il s'agit donc du "croyant" et non pas de tout homme créé, encore qu'on puisse penser qu'aucun n'en est exclu a priori. L'interprétation est rendue délicate du fait de la brièveté du texte : seulement quelques lignes formant l'un des commentaires du per unum hominem. Elles ont pourtant une certaine importance puisque Guillaume y résume une page de S. Augustin en mettant au centre l'unité d'esprit.



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