C H A P I T R E V I I I

L ' U N I T É D ' E S P R I T

" C O M M E L E V E U T L ' E S P R I T S A I N T "

L'Esprit ne cesse d'être à l'oeuvre : il "plane sur les esprits... des hommes". Mais l'Esprit de Dieu est liberté. Deux mots de Cant 95 le rappellent : il s'infuse en l'esprit créé "comme il veut" (ipsi vero Creator Spiritus se infundit, prout vult ; l. 25-26).

Cette liberté de l'Esprit est réelle sans être cependant arbitraire. Elle tient compte de chacun. Elle concourt à ce que tout homme parvienne à ce que Dieu lui a réservé, à cette "mesure" qu'il lui a donnée.

I. L'UNITÉ D'ESPRIT SELON LA LIBERTÉ DE L'ESPRIT (PROUT VULT ; Cant 95 l. 26).

1. À l'heure de l'Esprit.

L'"infusion" de l'Esprit qui entraîne l'"effectuation" (efficitur ; Cant 95 l. 26) de l'unité d'esprit dépend d'abord de l'Esprit. Son initiative est toujours notée sous une forme ou une autre.

Ou bien il est question de son intervention personnelle :

Sur l'esprit de ses pauvres, ...vient planer l'Esprit Saint..., en d'autres termes, il opère en eux.

Pauperum spiritu... superfertur Spiritus sanctus... hoc est facit opera sua in eis (Spec 108 l. 11-13).

De par l'Esprit Saint, à l'esprit de l'homme et au sens de l'amour illuminé... devient très doux... un je ne sais quoi d'aimé plutôt que pensé...

Per Spiritum sanctum spiritui hominis et sensui amoris illuminati... dulcescit illud quidquid est... amatum, potius quam cogitatum (Cant 99 l. 7-10).

Ou bien l'on note une "illumination" divine (divinitus illuminata ; Cant 93 l. 6), ou une "abondance", une "surabondance" de grâce :

per abundantiam gratiae (Spec 108) ;

ubi magna occurit gratia (Cont 7 l. 16) ;

abundantiore gratia consolatur (Cant 153 l. 45-46) ;

cum nonnunquam superabundat gratia (Cant 94 l. 25-26).

Or l'Esprit Saint est lumière, il est grâce (nisi Spiritus Sancti aspirante gratia ; Cant 129 l. 8-9). Il n'y a donc jamais d'unité d'esprit qu'à l'heure choisie par l'Esprit.

Mais l'Esprit n'est pas actif seulement à certaines heures. Il paraît l'être aussi toujours. N'est-ce pas lui, "l'Artisan tout-puissant", qui "fait tout" en l'homme ? Il fait "trouver, posséder Dieu et jouir de lui" au jour qu'il jugera opportun, mais c'était lui, déjà, qui conduisait la quête elle-même.

Seul l'Esprit Saint peut apprendre à le trouver, le posséder, à jouir de lui. Cependant il est lui-même la sollicitude de celui qui cherche comme il convient...

Solus ipse est qui docet invenire, habere et frui. Ipse tamen est et sollicitudo bene quaerentis... (Epist 266 l. 4-5).

Comment en serait-il autrement puisque l'homme, par tout son être (affectio, virtus, operatio), ne s'élance vers Dieu que grâce à l'Esprit Saint ?

Il est l'Artisan tout-puissant qui crée la bonne volonté de l'homme à l'égard de Dieu..., suscite le désir, donne la force, mène à bonne fin l'opération...

Ipse est enim omnipotens artifex, creans hominis ad Deum bonam voluntatem, ...formans affectionem, dans virtutem, prosperans operationem (Epist 265).

Tout en se manifestant spécialement à certains moments, l'Esprit est continûment à l'oeuvre. "Artisan de toutes choses" (Sag 7, 21), il "conduit tout avec fermeté et dispose tout avec douceur (agens omnia fortiter et disponens omnia suaviter ; Epist 265 ; cf. Sag 8, 1). On peut donc admettre que l'Esprit déploie une action variée, différente selon les temps et les moments. Il suit un certain rythme, une sorte de "mesure".

2. À la mesure de l'Esprit.

L'unité d'esprit elle-même n'échappe pas à cette règle. Elle n'existe en effet que parce que l'Esprit créateur s'est infusé en l'esprit créé. Or cette infusion connaît une mesure : l'Esprit s'infuse "en la mesure qu'il veut" (ipsi vero Creator Spiritus se infundit, prout vult, et unus spiritus homo... efficitur ; Cant 95 l. 25-27).

Cet homme est devenu un seul esprit avec Dieu ; il n'empêche que cette unité est une figure absolument unique, conséquence directe d'une volonté particulière de l'Esprit Saint (prout vult). Ceci fait apparaître une certaine pluralité d'"unités d'esprit", pluralité qui correspond à la diversité du don fait par l'Esprit selon les temps et les personnes. Cette pluralité ne peut pourtant pas contredire l'unicité de l'unité d'esprit, unité réelle qui n'est autre que "l'Esprit Saint lui-même" (Epist 263).

Le fait que l'Esprit souffle "en la mesure qu'il veut" ne peut signifier un quelconque retrait partiel de l'Esprit par rapport à l'homme ; un tel retrait, en effet, viderait de son sens l'"infusion" dont il est question. Comment comprendre alors cette "mesure" ? Ne serait-elle pas en relation avec cette autre mesure : celle de l'amour qu'éprouve l'homme ?

II. L'UNITÉ D'ESPRIT SELON LA MESURE DE L'HOMME (SECUNDUM MENSURAM AMORIS ; Cant 94 l. 24).

1. À la mesure de l'amour.

L'unité d'esprit est en effet plurielle non seulement selon le bon vouloir de l'Esprit, mais aussi selon l'homme qui la vit, selon sa foi, son intelligence, son amour.

Lorsqu'il est fait à la ressemblance de celui qui le fait, l'homme devient fait vers Dieu, c'est-à-dire qu'il devient un seul esprit avec Dieu, beau dans la Beauté, bon dans la Bonté, et cela, à sa manière, selon la force de sa foi, la lumière de son intelligence, la mesure de son amour, étant alors en Dieu, par grâce, ce que Dieu est par nature.

Cumque efficitur ad similitudinem facientis, fit homo Deo affectus ; hoc est cum Deo unus spiritus ; pulcher in pulchro ; bonus in bono ; idque suo modo secundum virtutem fidei, et lumen intellectus et mensuram amoris, existens in Deo per gratiam, quod ille est per naturam (Cant 94 l. 20-25).

"Être fait à la ressemblance de (Dieu)", être "un seul esprit avec Dieu", "être... par grâce ce que Dieu est par nature" : autant d'affirmations de ce que l'unité d'esprit avec Dieu n'a qu'une dimension possible, celle de Dieu même. Pourtant elle est encore "à la manière (humaine)" (suo modo), l'homme n'y devient pas étranger à lui-même. Bien plus : elle correspond à l'état particulier de cet homme, elle se "mesure", en quelque sorte, à sa foi, à son intelligence, à son amour (secundum mensuram amoris).

N'est-ce pas là un trait caractéristique de toute rencontre personnelle : toujours unique, incomparable, parce que toute tissée de la présence de chacun des deux ? L'unité d'esprit semble vérifier cette loi.

2. Une mesure donnée par Dieu.

Cette qualité d'amour, si elle est bien de l'homme, est pourtant le fruit de tout un échange d'amour. Et non seulement Dieu s'y est révélé activement partie prenante, à tel point que l'on parle de negotium amoris (Cant 93 l. 11), mais lui-même a ménagé , pour celui qu'il aime, ce temps de croissance et d'intégration.

Pendant que s'élabore ce commerce d'amour, pendant qu'il progresse en tout sens et par degré jusqu'à la mesure de perfection donnée par Dieu,...

dum negotium amoris agitur, dum ad mensuram donandae a Deo perfectionis passim vel gradatim profiscitur... (Cant 93 l. 11-13).

Dieu offre à tout homme une promesse : l'amour parfait qui revient à chacun. Et lui-même "travaille" de façon "efficace" (Sponsus vero gratiae operantis effectu , l. 14-15 ; Sponsi alloquium opus est afficientis gratiae, l. 15-16) pour que le progrès ait lieu, pour que la "mesure" accordée soit atteinte.

L'histoire de chacun se déploie donc selon un rythme qui lui est propre. Ce rythme lui vient de ce qu'elle progresse de par Dieu vers un but déterminé, une "mesure de perfection" : celle que Dieu lui-même nous a donnée.

III. L'UNITÉ D'ESPRIT SELON L'ESPRIT CRÉATEUR (CUJUS SUMUS FACTURA ; Cont 11 l. 91).

Certes, tout homme vit afin de devenir semblable à Dieu (cf. Epist 259 l. 6), afin de devenir "plus-que-semblable", c'est-à-dire un seul esprit avec Dieu (cf. Epist 262). Et l'Esprit Saint n'oeuvre pas dans un autre but,

lui qui (conforme) à soi et (s'unit) notre esprit

spiritus sancti tui habitantis in nobis...: qui... conformans sibi et uniens spiritum nostrum... (Cont 11 l. 87-90).

Son action n'en demeure pas moins tout à fait libre ; l'Esprit établit et l'heure (quando), et la disposition (quomodo), et la mesure (quantum) :

se conformant et s'unissant notre esprit, il spire en nous quand il veut, comme il veut, autant qu'il veut

conformans sibi et uniens spiritum nostrum, spirat in nobis quando vult, quomodo vult, quantum vult (l. 89-90).

L'unité d'esprit que Dieu a préparée pour chacun devrait donc être en relation avec ce que veut et réalise l'Esprit. Ceci se vérifie, en effet, puisque selon la suite du même texte, l'Esprit lui-même comme créateur "a fabriqué" chacun en son unicité, et lui a proposé du même coup une "mesure" et une histoire.

Nous sommes son oeuvre, créés pour les oeuvres bonnes

cujus sumus factura creati in operibus bonis (Cont 11 l. 91-92).

C'est là un verset de S. Paul : Ipsius enim sumus factura, creati in Christo Jesu, in operibus bonis quae praeparavit Deus... (Éph 2, 10), mais recentré sur la personne de l'Esprit Saint. Le combat de Paul pour la grâce face aux oeuvres n'est pas repris ; "la grâce" dont il est question en Éph 2, 8-9 (Gratia enim estis salvati per fidem ; et hoc non ex vobis..., non ex operibus...) est reconnue ici comme étant l'Esprit Saint ; et le refrain de ce passage d'Éphésiens, in Christo Jesu (v. 5, 6, 7 et 10), est passé sous silence, ainsi que le "Dieu" qui a préparé les oeuvres bonnes. Il n'est question, pour Guillaume, que de l'"Esprit Saint". C'est lui qui nous a faits ; lui qui nous conduit vers un but identique pour nous tous et cependant absolument propre à chacun.

Il agira donc envers chacun selon son bon plaisir puisque sa volonté à notre égard ne diffère pas de celle qui nous crée. Ainsi, Esprit de liberté, mène-t-il l'homme à l'accomplissement qui lui est propre, accomplissement que l'Epist nomme "liberté et unité d'esprit" (Epist 286).

IV. CONCLUSION. L'UNITÉ D'ESPRIT DANS L'HISTOIRE DES HOMMES.

L'Esprit créateur fait de chaque homme un "commençant" (incipiens). Avec la naissance, lui est proposée une vie, la seule qui mérite véritablement ce nom : l'amour de Dieu. Par là est inscrite, en son être même, une unité. Et l'homme se trouve mis en quête d'une fin qu'il ignore. Même averti du Dieu de Jésus-Christ, il peut se faire qu'il n'en ait qu'une connaissance par ouï-dire.

Quand l'Esprit le jugera opportun, il permettra une première rencontre, expérience déjà infiniment savoureuse qui enflamme de façon décisive le désir de l'amant de Dieu. Celui-là, qui mérite dès lors le nom d'"Épouse", est devenu "progressant". Depuis ce "baiser" de l'Époux, il est "tendu" vers lui, espérant le voir et le connaître un jour, et jouir de lui (desiderium tendentis [transeat], in intellectum videntis, vel amorem fruentis ; Cant 19 l. 5-6). De "progressant" ou "rationnel" qu'il est, il aspire à devenir "parfait" ou "spirituel". Le "rationnel" se caractérise en effet par le désir, l'appetitus, le spirituel par l'affectus, le fait d'être pris par la grâce (semper tamen debet esse homo Dei, vel rationalis in appetitu, vel spiritualis in affectu, Cant 23 l. 12-14 ; aussi l. 17 : nonnumquam vero, sola operante gratia...). Au jour fixé par Dieu, il sera "spirituel" parce qu'"un seul esprit avec Dieu" (cf. Epist 287).

Le même et unique Esprit trace le dessin de cet itinéraire et en opère la réalisation. S'adaptant à chacun de ceux qu'il crée, il donne de chercher et il donne de trouver Dieu, de le posséder, de jouir de lui (cf. Epist 266), de savourer cette unité première qui est sa source même. L'Esprit agit en toute liberté, et chacun entre, par lui et en lui, grâce à l'unité d'esprit, dans la liberté qui est celle même de l'Esprit (cf. Epist 286 l. 8-9).

Tous ont vocation d'accueillir ce don de Dieu qui leur est fait. Il suffit, à l'heure où Dieu accorde sa grâce, de ne pas se montrer "ingrat", de se tourner vers celui qui donne et se fait connaître tout à la fois.

Toute âme qui, pour son utilité, reçoit de la libéralité de Dieu quelque grâce, avec ce don même reçoit aussi la connaissance du Donateur : de telle sorte que l'homme ne soit pas ingrat envers Dieu, mais qu'il se tourne toujours vers le Donateur.

Quaecumque enim anima ad utilitatem suam, aliquam donante Deo accipit gratiam, cum dono ipso, donantis etiam accipit intelligentiam : ut non sit homo Deo ingratus, sed ad donantem semper sit conversio ejus (Cant 94 l. 14-18).

Être ingrat serait prendre le chemin de la dissemblance, le seul qui mette à distance de Dieu ( "toi dont on ne s'écarte que par la dissemblance de vouloir" ; a quo non receditur, nisi dissimilitudine volendi , Cant 131 l. 33). Être ingrat revient à refuser la grâce alors même qu'elle se manifeste comme grâce, à rejeter l'Esprit dans le don qu'il fait de lui-même. L'ingrat ne sera pas "un seul esprit avec Dieu".

L'unité d'esprit n'est pas le lot de quelques rares exceptions. Elle est vécue "non par un seul homme, mais par beaucoup qui n'ont qu'un seul coeur et qu'une âme" (...ut... sit homo Dei cum Deo unus spiritus, ...; non unus tantum homo, sed multi homines cor unum habentes in ipso et animam unam ; Spec 110 l. 7-8). Tous sont en effet habités et illuminés par l'Esprit à la manière que lui-même a voulue.



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