C O N C L U S I O N

Pourquoi l'expression "être un seul esprit avec Dieu" revêt-elle une si grande importance dans l'oeuvre de Guillaume ? Ce n'est pas seulement qu'il s'agisse d'une formule scripturaire : Guillaume comme ses contemporains habite l'Écriture, matrice de leur langage. En fait, les deux mots unus spiritus permettaient de se prévaloir du patronage de S. Paul, ce qui n'était pas négligeable pour avancer une proposition personnelle nouvelle en un temps où l'on révérait unanimement les "Autorités".

Cette formule de I Co 6, 17 n'était d'ailleurs pas passée inaperçue. Origène l'avait, par exemple, assez fréquemment utilisée, dans un large événtail de questions il est vrai : trinitaires, ou christologiques, ou encore d'ordre moral, ou bien mystique... S. Augustin a bien connu cette formule, lui aussi, même s'il l'a surtout employée dans un contexte particulier, celui d'un débat anti-arien. Un Claudien Mamert (+ 474) y fait appel, et Guillaume l'a aussi lue chez lui, reprise et recopiée. Elle faisait partie de l'héritage global du XII siècle. En somme, c'était là un langage scripturaire souvent mis à contribution dans la tradition.

Cependant cette même expression, "être un seul esprit avec Dieu", semble prendre chez S. Bernard et chez Guillaume une importance nouvelle, une richesse de signification particulière. À ces commentateurs du Cantique des Cantiques, Origène avait montré la voie : l'une des raisons pour lesquelles, selon lui, ce livre de l'Écriture est un sommet, c'est précisément que l'Épouse a tellement progressé qu'elle monte désormais avec son Époux au-delà de tous les cieux, étant devenue avec lui un seul esprit (cf. Commentaire sur le Cantique des Cantiques, Prol.; PG 13, 81 C 1-4). Ceci explique sans doute pourquoi, à la suite d'Origène, S. Bernard désigne bien souvent le sommet de la vie spirituelle en citant le verset de Paul : Qui adhaeret Domino unus spiritus est. Il en est de même chez Guillaume de Saint-Thierry. Tous deux trouvent là un langage qui leur permet d'exprimer quelque peu leur expérience mystique.

Cependant l'usage qu'en ont fait ces deux auteurs n'est pas tout à fait identique. Guillaume cherche davantage à dégager ce qu'implique théologiquement l'expérience qu'il lui est donné de vivre. Et la cohérence théologique qu'il fait affleurer lui est propre.

I. UNITÉ D'ESPRIT : UN LANGAGE POUR EXPRIMER L'EXPÉRIENCE MYSTIQUE.

1. S. Bernard et Guillaume : une expérience mystique analogue.

Bernard et Guillaume cherchent à communiquer quelque chose d'une expérience d'une qualité particulière que nous qualifierions aujourd'hui de "mystique". Selon une définition communément admise, l'expérience d'union de l'homme avec Dieu serait dite mystique si elle est tout à la fois immédiate, passive et consciente.

C'est bien d'une telle expérience dont Bernard témoigne quand, à propos du quatrième degré de l'amour, il se demande qui peut vivre un tel degré.

Quand un élan de ce genre est-il éprouvé en lequel l'âme enivrée de l'amour de Dieu, s'oubliant elle-même, et ne s'estimant pas plus qu'un vase brisé, se dirige tout entière vers Dieu, s'unit à lui et, ne faisant plus qu'un seul esprit avec lui, s'écrie : Ma chair et mon coeur ont défailli, Dieu de mon coeur et mon partage dans l'éternité ?(1)

Expérience rare et brève.

Bienheureux celui auquel il aura été donné d'éprouver quelque chose de semblable en cette vie mortelle, en de rares moments ou même une seule fois et comme à la dérobée, dans l'espace d'un instant.(2)

C'est une expérience du même genre que Guillaume évoque, par exemple, en commentaire du verset du Cantique Lectulus noster floridus : cette "conjonction merveilleuse" en laquelle l'homme devient un seul esprit avec Dieu. Un peu plus loin, à propos du même verset du Cantique, c'est encore de ce même sommet qu'il est question :

Sous l'action de l'Esprit Saint, l'esprit de l'homme et le sens de l'amour illuminé y atteignent parfois d'une prise confuse, d'un vol fugace. En eux alors, se fond de douceur et ravit l'âme aimante, un je ne sais quoi d'aimé plutôt que pensé, de savouré plutôt que connu. Et cela, pour un temps, pour une heure, affecte si bien l'amant, fixe si bien son élan, que ce n'est plus en espérance, mais dans une quasi-réalité, qu'il lui semble maintenant voir de ses yeux, tenir et palper de ses mains, par une certaine preuve de foi expérimentale, la substance même de notre espérance touchant le Verbe de vie.(3)

En toute conscience, il semble à l'Épouse qu'elle voit sans intermédiaire aucun celui qu'elle aime, et cela par l'oeuvre d'un autre en elle : l'Esprit Saint.

2. Des langages à la fois semblables et différents pour exprimer cette expérience mystique.

Ces grands mystiques ont tous deux fait appel à l'unité d'esprit ainsi qu'au langage nuptial, mais ils ont différé dans leur manière de traduire leur expérience.

Pour ce qui est des textes de Bernard, on a pu conclure que "Dieu Verbe-Incarné et l'âme s'unissent l'un à l'autre en une intimité si profonde que les analogies empruntées à la vie conjugale sont les seules en mesure de signifier ce mystère : 'pour exprimer la tendresse réciproque du Verbe et de l'âme, on n'a pas trouvé de noms plus doux que ceux d'époux et d'épouse'"(4)

.

Et Guillaume de Saint-Thierry ne s'exprime pas autrement dans son Commentaire sur le Cantique. Pour évoquer la qualité unique de cette union, sa "douceur" incomparable, il en arrive à la même conclusion que Bernard :

On les appelle Épouse et Époux, lorsqu'on cherche des mots grâce auxquels la langue humaine puisse exprimer quelque peu la douceur et la suavité de cette conjonction.

Sponsa dicuntur ac Sponsus, dum verba quaeruntur quibus lingua hominis utcumque exprimi possit dulcedo, et suavitas conjunctionis illius (Cant 95 l. 13-15).

À Guillaume comme à Bernard, le langage nuptial paraît le moins inadéquat.

Cependant Guillaume n'en reste pas à l'énonciation de l'unité d'esprit ni à la mise en oeuvre du langage nuptial. Il tente encore une expression plus directe de ce qui a lieu. Telle est, par exemple, dans ce même paragraphe du Commentaire sur le Cantique, l'expression qu'il insère entre la reconnaissance de Dieu et de l'homme comme Époux et Épouse, et celle de leur unité d'esprit :

(leur union) n'est autre que l'unité du Père et du Fils, (...) l'Esprit Saint.

Affirmation d'ordre proprement théologique.

Guillaume a donc recours au même langage métaphorique que Bernard, mais, à la différence de son ami, il propose une explicitation de ce qui a lieu dans l'unité d'esprit. Et son expérience mystique l'a amené à esquisser l'ensemble théologique qu'elle suppose.

II. UNITÉ D'ESPRIT : UNE FORMULE-CLEF D'UNE THÉOLOGIE.

Sous l'expression paulinienne, et par-delà le langage nuptial, Guillaume perçoit une cohérence. Dans cette union mystique, il discerne le rôle majeur joué par l'Esprit Saint. Et cette attention à l'oeuvre de l'Esprit lui permet aussi, corrélativement, de pressentir qui est l'homme.

1. Une pneumatologie.

Il ne saurait y avoir unité d'esprit sans l'Esprit Saint qui est tout à la fois donateur et don. Donateur, il est sans cesse en train de donner ; cette offre n'est pas d'un instant, elle est de chaque instant. Par ce geste toujours posé et toujours neuf - geste éternel qui nous rejoint dans le cours de notre temps -, l'Esprit suscite l'homme en l'appelant à répondre. Amour du Père et du Fils, il éveille chacun à cet amour et invite à aimer en retour, c'est-à-dire à laisser Dieu s'aimer lui-même en nous et à partir de nous.

L'Esprit est toujours aussi le don : il ne cesse de se donner lui-même ; don de tout lui-même, sans réserve aucune ; don de lui-même tel qu'il est : à savoir unité du Père et du Fils. Ce don total effectue l'unité de Dieu-amour et de l'homme. Une unité qui n'est pas matérielle, qui n'est pas de l'ordre des substances, mais qui est spirituelle. Elle ne s'analyse donc pas en termes de distance, en constat de fusion ou de séparation. Elle est esprit vivant, amour. Loin d'abolir les personnes, elle les suscite au contraire puisqu'en effet c'est un don de soi-même qui crée cette unité. L'Esprit Saint, en se donnant totalement à l'homme, ne fait plus qu'un seul esprit avec l'esprit de cet homme, et, par ce même geste de don, l'appelle à s'ouvrir, à se donner à son tour.

L'Esprit se donne ainsi à l'homme parce qu'il est l'Esprit créateur. Ce don ne fait que parfaire le geste toujours actuel de la création. L'Esprit qui est à l'origine de tous les êtres les vivifie chacun à la manière qui leur convient. Parmi toutes les créatures, il a voulu un être particulier : un être qui soit en mesure d'accueillir le don qu'il veut faire de lui-même. Et la création n'a d'autre but que cet accueil par l'homme du don de l'Esprit. L'Esprit créateur est bien de tout temps cet Esprit qui veut être donateur et don, cet Esprit qui veut faire l'homme un seul esprit avec Dieu.

2. Une anthropologie liée à cette pneumatologie.

À une telle théologie de l'Esprit Saint correspond une certaine vision de l'homme. On peut en effet se demander quel doit être cet homme pour être en mesure de vivre l'unité d'esprit qui lui est ainsi offerte par l'Esprit Saint. Ensuite, passant de la condition de possibilité à la réalisation effective, il convient de contempler ce qu'il en est de cet homme vraiment "vivant", qui est "un seul esprit avec Dieu". Restera alors à considérer le chemin qui y a conduit : le jeu de l'Esprit et de l'histoire personnelle de tous et de chacun, jeu qui effectue l'unité d'esprit. Cet événement ne se produit d'ailleurs pas seulement dans un temps et un moment précis, car l'unité d'esprit ne saurait jamais faire défaut à l'homme, à l'instar de l'Esprit qui ne cesse de le créer et de se donner à lui.

A. L'homme est cet être capable de vivre l'unité d'esprit.

Dans l'unité d'esprit, l'Esprit créateur s'infuse en l'esprit créé. À ce don, l'esprit créé donne réponse : il s'ouvre à lui, il "s'épanche vers" l'Esprit créateur.

Puisque l'Esprit se donne totalement, l'homme ne peut être appelé à répondre que d'une réponse qui l'implique totalement. Cette réponse constitue donc la fin essentielle de chaque personne. Appelé à vivre l'unité d'esprit, tout homme est cet être fait pour ce geste de réponse. Il est fait "pour cela même" : pour s'épancher vers l'Esprit créateur. Voilà ce qui, en dernier ressort, rend compte de ce qu'il est, de sa nature concrète comme aussi de son existence historique.

Or répondre à l'offre de l'Esprit suppose un mouvement de soi-même vers lui. L'homme créé doit donc avoir en lui une capacité de s'élancer en quelque sorte vers l'autre : un affectus. Un affectus qui, toujours déjà affecté par l'Esprit, sera sensible au don de l'Esprit et s'éveillera effectivement selon le don de l'Esprit.

Ainsi grâce à cet affectus, l'homme sera en mesure, sous l'offre de l'Esprit, de donner une réponse qui sera sienne. Cette réponse sera une remise de tout lui-même, un abandon à l'Esprit.

Mais si telle est, du côté de l'homme, la condition de possibilité de l'unité d'esprit, celle-ci enfin savourée laisse deviner d'autres traits du partenaire de l'Esprit Saint. Car en cette plénitude l'homme devient enfin pleinement lui-même.

B. L'homme vivant est celui qui est un seul esprit avec Dieu.

L'unité d'esprit est en effet "la perfection de l'homme en cette vie" (Epist 287), "douceur et joie incompréhensible et inimaginable" (Cant 95).

Cet homme vit alors de l'Esprit au point que l'Esprit est sa vie même. Aussi l'Esprit, amour et unité du Père et du Fils, fait-il que cet homme devient le lieu du baiser du Père et du Fils. Étant alors un avec Dieu et étant ce qu'est Dieu, il entre de ce fait même dans un échange renouvelé avec Dieu. Il vit une relation véritablement mutuelle, réglée par la réciprocité : fruition mutuelle, connaissance mutuelle enfin réciproque.

Car, si l'homme est de tout temps celui qui est connu de Dieu, il ne connaît longtemps Dieu que de façon bien limitée, de cette connaissance que lui permet son intelligence. Mais, dans l'unité d'esprit, son amour même se trouve illuminé par l'Esprit Saint. Et cet amour illuminé donne de connaître lui aussi ; il devient lui-même connaissance, et une telle connaissance qu'elle permet de connaître Dieu comme Dieu lui-même le connaît : dans une totale réciprocité.

Quand un homme devient ainsi un seul esprit avec Dieu, tout son être s'ordonne : comme le dit le Miroir de la Foi, "la chair, pleine de gratitude, se renonce elle-même et se met allègrement à courir après l'esprit" (Spec 101), et, finalement, l'esprit se conforme l'âme, et celle-ci se conforme le corps (Epist 289). L'Esprit Saint devient le principe d'un homme nouveau, parfaitement ordonné.

C. L'homme, au long de son histoire spirituelle, vit l'unité d'esprit.

Les deux aspects que nous venons de présenter se répondent l'un à l'autre. Si le terme, la perfection en cette vie est l'unité d'esprit, on comprend que cet homme soit, de toujours et à chaque instant, créé tel qu'il puisse y parvenir.

Ne peut-on pas dire davantage ? Si l'homme peut un jour être un avec Dieu, n'est-ce pas que de toujours il vit une certaine forme d'unité avec Dieu ? En ce sens du moins que Dieu voulant la vie de l'homme ne peut manquer que soit offert à cet homme à tout moment de son histoire ce qui est seul susceptible de le rendre vraiment vivant : l'Esprit s'offrant lui-même, et faisant que l'homme est toujours déjà un seul esprit avec Dieu, même si fait encore défaut sa réponse personnelle. Ce don éveille l'homme à lui-même et le prépare à découvrir, au jour où l'Esprit le voudra, le geste de Dieu à son égard, et à vivre par tout son être l'unité avec Dieu déjà reçue.

De commençant qu'il était, comme l'est tout homme, il deviendra alors progressant, ou "rationnel", car il aura eu une première connaissance et expérience de celui qui l'aime et se donne à lui, un premier baiser reçu dans les celliers. Le désir alors le mettra en quête, le rendra sensible à tout ce que l'Esprit Saint jugera bon de lui proposer. Et il pourra se faire qu'un jour l'Esprit se donne à lui et reçoive une réponse plénière : telle est l'expérience dont témoignent ceux que la Lettre d'Or appelle "spirituels", ceux que de nos jours nous nommons "mystiques".

L'Esprit créateur ne cesse d'être en rapport avec l'homme qu'il crée : il ne cesse de se donner à lui et d'être "un seul esprit" avec lui. En toute liberté, car, sans cela, y aurait-il don ? Et à la manière qu'il veut. L'Esprit est présent par la gratuité de son don et par la force invincible qui en émane. Une force qui n'est pas de l'ordre des choses, mais de l'esprit : la force d'un amour qui ne fait que s'offrir.

De ce fait, il est clair que cette anthropologie fondamentale guillelmienne est inséparable de ce qu'on peut appeler sa pneumatologie. Et c'est leur articulation même que recouvre dans les oeuvres de Guillaume de Saint-Thierry la formule " être un seul esprit avec Dieu".

III. LES OEUVRES DE GUILLAUME MANIFESTENT-ELLES UNE ÉVOLUTION QUANT À L'"ÊTRE UN SEUL ESPRIT" AVEC DIEU ?

Entre les toutes premières oeuvres de Guillaume, et tout particulièrement le Cont (écrit entre 1121 et 1124), et les oeuvres plus tardives, il semble excessif de parler d'évolution. Nous avons d'ailleurs noté en commençant que dans le Cont comme dans les autres oeuvres apparaissaient un même horizon de pensée ainsi que des groupes de formules identiques(5)

.

On peut cependant retenir le jugement global donné par D. Jacques HOURLIER dans son introduction au Cont : "Alors même que dans ce traité nous retouvons, à la lumière des écrits postérieurs, les idées fondamentales de l'auteur, il faut bien avouer que ces idées s'y présentent encore très imparfaitement formées, et exprimées beaucoup moins nettement que par la suite ; tout le travail littéraire de Guillaume sera justement ordonné à les préciser"(6)

.

Par rapport à l'unité d'esprit, trois aspects révèlent une telle quête de précision : la description de l'unité entre l'homme et Dieu, celle de leur échange réciproque au sein de cette unité, et celle d'un fondement important de cette même unité.

Le Cont évoque abondamment cette unité, tout particulièrement au long de son 11 dont il constitue un des thèmes-clés, comme nous l'avons indiqué par un schéma (7)

. Il sait l'affirmer clairement :

nous faisant un en toi par ton unité, c'est-à-dire ton Esprit Saint lui-même

unum nos in te efficiens per unitatem tuam id est ipsum spiritum sanctum tuum(Cont 11 l. 110-111).

Mais ce n'est que dans des oeuvres assez postérieures que l'on verra des formules autrement incisives où le neutre unum a pu sembler aux yeux de beaucoup établir une véritable fusion entre l'homme et Dieu. La Lettre d'Or est on ne peut plus nette sur ce point : unum vel unus cum eo spiritus (Epist 275 l. 2-3), unum cum Deo, unus spiritus (Epist 262 l. 4).

Mais ce n'est pas seulement l'unité qui se trouve davantage précisée dans les oeuvres postérieures : c'est tout autant la réciprocité de l'échange entre l'homme et Dieu au sein de cette unité.

Certes le Cont aussi bien que le Cant se montre tout à fait clair quant à la possibilité pour l'homme de connaître Dieu. Que dire de plus fort que ceci :

quand il t'aime tout entier, autant que tu es, l'amour de celui qui t'aime te comprend totalement, autant que tu es

totum te quantus es comprehendit amor amantis, qui totum te amat, quantus es ( Cont 11 l. 98-99)(8)

.

Mais ce sont les textes plus tardifs, et tout particulièrement le Cant, qui prennent soin de souligner la pleine réciprocité entre l'homme et Dieu dans l'unité d'esprit. Ainsi est-ce l'unité d'esprit qui est le lieu même du colloque d'égal à égal (Cant 93). C'est en elle qu'ont lieu la mutua cognitio (Cant 95), la mutua fruitio (Cant 94), la mutua...similitudo (Cant 94). Insistance qui vient former comme le contrepoint de l'affirmation nouvelle de l'unité.

Enfin, relevons que la description des rapports entre l'homme et l'Esprit Saint est faite de façon plus concise et plus nouée dans les oeuvres plus tardives.

Ainsi le Cont reconnaît un grand rôle à l'affectus : c'est même notre manière de répondre à l'oeuvre (effectus) de l'Esprit en nous (Cont 11 l. 110 : nos affectu, tu effectu). Et l'Esprit Saint a lui aussi un rôle absolument capital puisqu'"il est lui-même notre amour" (Ipse enim est amor noster; Cont 11 l. 93-94).

Mais ce n'est que plus tard qu'apparaît la formule très ramassée :

l'affectus de l'homme qu'on appelle 'amour' ne vit, autrement dit n'aime Dieu, que de l'Esprit Saint

affectus hominis qui amor dicitur non vivit, hoc est non amat Deum, nisi de Spiritu sancto (Epist 170 l. 7-9).

Rien qui soit vraiment nouveau, mais l'expression est autrement concise et précise.

Voilà ce que l'on peut noter en fait d'"évolution" quant à l'unité d'esprit dans les oeuvres de Guillaume. Rien qui marque une modification importante dans la manière de percevoir les choses, mais un réel progrès dans la précision de la description.

IV. L'UNITÉ D'ESPRIT SELON LES OEUVRES DE GUILLAUME ET L'HISTOIRE DE LA MYSTIQUE ET DE LA THÉOLOGIE.

Même si les oeuvres les plus diffusées (De contemplando Deo ; De natura et dignitate amoris ; Epistola ad Fratres de Monte Dei) sont passées très rapidement et pour plusieurs siècles sous le nom de S. Bernard(9)

, le corpus guillelmien ne saurait d'aucune manière aujourd'hui être confondu avec les oeuvres de Bernard ni passé sous silence dans toute histoire des témoignages mystiques chrétiens.

Or l'unité d'esprit constitue la clé de toute sa théologie mystique comme l'ont noté tous ses commentateurs, et ceux qui ont cherché à décrire cette théologie dans son ensemble, É. GILSON et P. VERDEYEN. La présentation que nous en avons donnée ne peut que confirmer son importance tout à fait première dans l'oeuvre de Guillaume.

Ce corpus guillelmien semble même être celui où l'"être un seul esprit" avec Dieu a reçu le plus nettement la position(10)

et le rôle premiers. Même si Origène ou Augustin ont fait largement appel à ces mots de S. Paul, il ne paraît pas qu'ils soient devenus le centre organisateur de leurs descriptions de l'union mystique. Quant aux écrits de S. Bernard, ils donnent certes un grand rôle à l'unité d'esprit, mais cela laisse pourtant place pour une présentation très développée du "mariage spirituel", un thème au moins aussi important dans l'oeuvre mystique de Bernard(11)

. Pour ce qui est des écrits mystiques postérieurs, même très influencés par ceux de Guillaume comme le sont par exemple ceux de Ruusbroec, ils ne donneront pas non plus à ces mots de I Co 6, 17 l'importance qu'ils ont dans les oeuvres de Guillaume(12)

et mettront en oeuvre d'autres langages.

Ceci ne veut pas dire que l'oeuvre mystique de Guillaume n'ait rien apporté aux siècles postérieurs. Nous venons d'ailleurs de prendre bonne note du relief unique de l'image d'ensemble offerte par l'unité d'esprit guillelmienne. Mais il reste encore à considérer quelques-unes des grandes lignes qui la dessinent et qui ne manquent pas de relief, elles non plus, quand elles sont confrontées aux écrits antérieurs ou postérieurs.

1. Une unité fortement affirmée.

"Être un seul esprit" avec Dieu signifie une unité réelle entre l'homme et Dieu. Guillaume paraît bien être le premier à affirmer aussi clairement cette unité. Cela est d'autant plus évident qu'il se montre sur ce point en rupture totale avec son maître, S. Augustin(13)

, qui exclut explicitement toute équivalence entre unus spiritus et unum.

Le langage de Guillaume semble d'ailleurs avoir étonné S. Bernard son ami, puisque celui-ci, dans son Sermon 71 sur le Cantique (rédigé entre les années 1145 et 1148), rejette très clairement cette manière de parler tout à fait nouvelle(14)

et s'en tient aux distinctions posées par Augustin.

Malgré l'autorité des anciens, Guillaume n'hésite pas à briser les cadres de pensée reçus pour redessiner un horizon plus apte à rendre compte de son expérience. "Tandis que l'abbé de Clairvaux s'efforce de montrer les différences entre l'unité des Personnes divines et l'unité spirituelle entre l'homme et son Dieu, Guillaume refuse d'admettre qu'il s'agit de deux réalités différentes"(15)

.

Et ce bouleversement n'a pas échappé aux mystiques postérieurs en dépit du fait que la Lettre d'Or et le Sermon 71 sur le Cantique aient été très vite attribués au même et unique auteur, S. Bernard.

Ainsi Ruusbroec l'Admirable (1293-1381) prend appui nommément sur S. Bernard, dans son Livre des Éclaircissements. Ce qui est un fait très rare : Ruusbroec ne nomme que très rarement ceux qu'il cite, il ne fait jamais mention de Guillaume, et le nom de S. Bernard ne vient que trois fois sous sa plume(16)

. Or, parmi ces trois citations de Bernard, seule celle tirée de ce Livre des Éclaircissements vise directement l'union à Dieu. Voici ce passage.

L'homme intime, que Dieu a orné de vertus et élevé au-delà de celles-ci, dans une vie de contemplation, ne connaît, au sommet de son recueillement, pas d'autre intermédiaire entre Dieu et lui que sa raison éclairée et son amour agissant. Grâce à eux deux, il adhère à Dieu, ce qui, au dire de saint Bernard, signifie devenir un avec lui (éénwerden met Gode). Au-delà de la raison cependant, il est élevé jusque dans le nu-regard, et, au-delà de l'amour agissant, désoeuvré, il est élevé jusqu'à l'amour essentiel ; là où il est un seul esprit et un seul amour avec Dieu (één gheest ende ééne minne met Gode).

Or le S. Bernard des Sermons sur le Cantique a refusé d'écrire ce que Ruusbroec lui prête : éénwerden met Gode. C'est qu'ici le S. Bernard de Ruusbroec n'est autre que Guillaume de Saint-Thierry dont la Lettre d'Or n'hésite pas à parler d'une unité (unum) entre l'homme et Dieu dans l'unité d'esprit.

Le fait que Ruusbroec énonce le nom de Bernard justement à propos de cette citation guillelmienne met en évidence tout le poids qu'a pu avoir le témoignage mystique de Guillaume de Saint-Thierry.

Par-delà Ruusbroec d'autres grands mystiques reprendront encore l'expression paulinienne, non selon l'interprétation de Bernard, mais plutôt dans la ligne de celle de Guillaume. Ainsi S. Jean de la Croix (1542-1591) reprend ce langage.

C'est une transformation totale en l'Aimé, dans laquelle les deux parties s'engagent par totale possession de l'une par l'autre, avec une certaine consommation de l'union d'amour, dans laquelle l'âme est faite divine et Dieu par participation, autant que cela se peut en cette vie. (...) Ainsi de même que dans la consommation du mariage charnel, ils sont deux en une seule chair, comme dit la divine Écriture, de même aussi, une fois consommé le mariage spirituel entre Dieu et l'âme, ils sont deux natures en un esprit et en un amour, selon ce que dit saint Paul qui se sert de la même comparaison : Celui qui s'unit au Seigneur devient un seul esprit avec lui.

es una transformación total en el Amado, en que se entregan ambas partes por total posesión de la una a la otra, con cierta consumación de unión de amor, en que está el alma hecha divina y Dios por participación, cuanto se puede en esta vida. (...)así como en la consumación del matrimonio carnal son dos en una carne, como dice la divina Escritura , así tambien, consumado este matrimonio espiritual entre Dios y el alma, son dos naturalezas en un espíritu y amor, según dice San Pablo, trayendo esta misma comparación diciendo : El que se junta al Señor, un espíritu se hace con el (Cantique spirituel A stro. XXVII, 3).

L'homme et Dieu demeurent deux natures assurément, mais le "devenir un seul esprit" avec Dieu signifie ici un "devenir divin et Dieu par participation", participation qui est "transformation totale en l'Aimé" : en Dieu.

2. Cette unité entre l'homme et Dieu, c'est l'Esprit Saint lui-même.

À cette unité entre l'homme et Dieu, Guillaume donne un nom précis, un nom de personne : l'Esprit Saint. Ceci encore est une nouveauté.

Certes l'Esprit Saint jouait déjà un grand rôle dans la conception augustinienne de la charité : il y occupe "la place centrale"(17)

. Et, toujours selon S. Augustin, l'Esprit est à la fois le donateur et le don. Guillaume a mis en oeuvre ces données augustiniennes dans sa représentation de l'unité d'esprit : "On l'appelle 'unité d'esprit' parce qu'elle est l'Esprit Saint lui-même" (Epist 263).

De ce fait, la théologie mystique de Guillaume semble ne plus avoir la même structure que la mystique augustinienne qui demeurait, malgré tout ce qu'il a pu dire de l'Esprit Saint-charité, christocentrique. Telle est la conclusion de D.N. BELL au terme de son étude sur la spiritualité augustinienne de Guillaume. Guillaume est allé au-delà de son maître, entre autres, quant au "poste-clef que l'Esprit Saint occupe dans son oeuvre. Si la mystique trinitaire d'Augustin était 'christo-centrique', celle de Guillaume est 'spirito-centrique' ; si nous pouvons résumer la spiritualité d'Augustin en disant : 'Notre illumination est participation au Verbe', il serait meilleur de dire pour Guillaume que 'Notre illumination est participation au Saint-Esprit'"(18)

.

Cet accent "pneumatologique" distingue aussi Guillaume de Bernard de Clairvaux. "L'union de l'homme avec Dieu, écrit E. MIKKERS(19)

, se fait par une union dans l'Esprit Saint. Guillaume, spécialement dans son commentaire sur le Cantique des Cantiques, s'exprime sur ce point d'une autre façon que Bernard. Selon ce dernier l'union avec Dieu - ou l'expérience de Dieu - se fait avant tout par le Verbe et la conformité de l'homme avec le Verbe incarné. Chez Guillaume on trouve aussi une christologie, mais qui discrètement disparaît devant une pneumatologie, qui domine l'union à Dieu".

Des théologiens contemporains, comme Y. CONGAR, ont perçu l'audace de Guillaume, mais les textes qu'ils citent ne font encore que reprendre des idées de S. Augustin(20)

. Si, pour Augustin comme pour Guillaume, "c'est le Saint-Esprit ou la summa caritas qui fait un le Père et le Fils et qui nous unit à eux" (Spiritus quoque sanctus sive sit summa caritas utrumque conjungens nosque subjungens ; De Trinitate VII, III, 6 ; Corpus Christ. 50, p. 254, l. 85-86), Guillaume va beaucoup plus loin qu'Augustin quand, à partir de son affirmation fondamentale selon laquelle "l'unité d'esprit est l'Esprit Saint lui-même", il pose que ce qui est vécu dans l'unité d'esprit, c'est l'unité du Père et du Fils, c'est leur échange d'amour, c'est leur relation même(21)

. Puisque l'unité de l'homme avec Dieu "n'est pas autre chose que l'unité du Père et du Fils", puisqu'elle est "tout cela qu'est l'Esprit Saint" (Cant 95).

Ceci sera repris par les descriptions célèbres de S. Jean de la Croix : l'Esprit

informe l'âme (...) pour qu'elle aspire à Dieu la même aspiration d'amour que le Père aspire au Fils et le Fils au Père, qui est le Saint-Esprit même.

la informa (...) para que ella aspire en Dios la misma aspiración de amor que el Padre aspira en el Hijo y el Hijo en el Padre, que es el mismo Espíritu Santo (Cantique spirituel A stro 38, 2).

3. Dans cette unité, une parfaite réciprocité.

Tout autant que l'unité, Guillaume a souligné l'altérité au sein de l'unité d'esprit(22)

, et cela de multiples manières, comme nous venons de le rappeler plus haut(23)

.

Guillaume évoque clairement une mutua ad invicem fruitio (Cant 94) entre l'homme et Dieu :

Non seulement nous, nous jouissons de Dieu, mais Dieu jouit de notre bien, en tant qu'il se délecte et daigne le trouver agréable.

Non solum etenim nos fruimur Deo ; sed et Deus fruitur bono nostro, in quantum delectatur et gratum illud habere dignatur (Cant 94 l. 9-11).

Guillaume paraît reprendre ici une idée qu'il a lue dans les oeuvres de S. Grégoire le Grand et qu'il a recopiée : "Le Seigneur se nourrit quand il se délecte de nos bonnes actions" (Excerpta ex libris beati Gregorii super Cantica Canticorum 1, 6)(24)

. Mais la netteté du trait : mutua ad invicem... fruitio est assurément de la main de Guillaume(25)

.

Quant à la mutua cognitio, Guillaume assume ici encore une assertion de S. Grégoire, souvent citée au Moyen Âge : amor ipse notitia est(26)

.Mais la reprise qu'en fait Guillaume est d'une importance décisive en ce XII siècle où se dessine un divorce entre théologie et spiritualité, précisément sur cette question de la connaissance de Dieu.

Abélard tentait de rendre compte par la raison du mystère de la foi. Selon P. VERDEYEN(27)

, les Méditations de Guillaume prouvent qu'il a lui aussi subi la même tentation. Mais il n'a pas fait de la raison le juge suprême dans le domaine de la foi. Son expérience mystique l'a toutefois conduit à ne pas abandonner toute prétention en matière de connaissance. Car "l'amour lui-même est connaissance". L'unité d'esprit n'éteint pas toute possibilité d'intelligence ; bien au contraire, en elle s'éveille le sensus amoris illuminati (28)

.

À la suite de Guillaume, les grands mystiques témoignent de ce que l'union mystique avec Dieu va de pair avec une "foi illuminée" et non avec une foi obscurcie(29)

.

C'est que, comme Guillaume, ils témoignent tous de la grandeur de l'homme. S'ils concèdent à la philosophie que le fini ne peut saisir l'infini, ils attestent par contre que l'homme est aussi infini que Dieu, car ce que Dieu est par nature, il le confère à l'homme en tant que don (Cant 94 ; Epist 263)(30)

.

Il faut nommer ici la béguine Hadewijch d'Anvers (qui semble avoir écrit entre 1220 et 1240). En effet J. VAN MIERLO(31)

a trouvé une importante citation muette de Guillaume, traduite du De natura et dignitate amoris (PL. 184, 393), dans la Lettre 18 d'Hadewijch.

La vue dont l'âme est pourvue par nature est la charité. Cette vue a deux yeux, l'amour et la raison. La raison voit Dieu seulement en ce qu'il n'est pas ; l'amour ne s'arrête à rien qu'à Dieu même. (...) L'amour et la raison ne laissent pas de se prêter la plus grande assistance, car la raison instruit l'amour et l'amour illumine la raison(32)

.

Et P. VERDEYEN a démontré(33)

que "l'on ne peut considérer cette citation muette du texte guillelmien comme une pierre erratique dans l'ensemble des oeuvres d'Hadewijch". Celle-ci ne s'est pas "contentée de copier une belle page mystique, glanée fortuitement dans quelque recueil. Au contraire, Hadewijch a parfaitement saisi le message (de Guillaume)"(34)

.

Quant à la pleine réciprocité entre Dieu et l'homme dans l'union mystique telle que la décrit Guillaume, elle est nettement affirmée chez les mystiques postérieurs. Ainsi en est-il dans cet autre texte d'Hadewijch :

Comprenez donc la nature profonde de votre âme, et ce que cela veut dire : "âme". L'âme est un être qu'atteint le regard de Dieu, et pour qui Dieu en retour est visible... L'âme est pour Dieu une voie libre, où s'élancer depuis ses ultimes profondeurs ; et Dieu pour l'âme en retour est la voie de la liberté, vers ce fond de l'Être divin que rien ne peut toucher sinon le fond de l'âme. Et si Dieu ne lui appartenait pas entièrement, il ne lui suffirait pas (Lettre 18).

Vers la fin du XIV siècle, l'auteur du Nuage de l'Inconnaissance est on ne peut plus clair :

Car il est de grandeur égale à notre âme par la dimension de sa Divinité, et notre âme est de grandeur égale à lui par la dignité de notre création à son image et à sa ressemblance. Et lui-même, sans plus, et personne sauf lui, peut satisfaire pleinement, et bien davantage, la volonté et le désir de notre âme. Et notre âme, en vertu de la grâce qui nous reforme, est rendue pleinement capable de le comprendre entièrement par amour (Chap. 4).

De même Catherine de Gênes (1447-1510) ne peut admettre que l'amour pur ne reçoive pas Dieu tout entier, tel qu'il est.

L'amour pur et net ne peut vouloir de Dieu aucune chose, pour bonne qu'elle puisse être, qui ait nom participation. C'est qu'il veut ce Dieu tout pur, sans mélange, immense comme il est. Et s'il en manquait ne serait-ce qu'une infime bouchée, elle ne pourrait être heureuse, mais bien plutôt il lui semblerait être en enfer.

Lo amore necto non pò dire che voglia da Dio cosa alcuna, per bona que posia essere, chi habia nome di partecipatione, ma vole eso Dio tucto puro, necto et grande come he. E se ne manchase tanto quanto è une minima buscha, non se podería contentare, ma sí se parería in inferno (UMILE BONZI DA GENOVA, S. Catarina..., t. 2, Turin, 1962, p. 167, cité par A. DEBLAERE, Mystique, dans : Dictionnaire de Spiritualité col. 1907).

En lisant S. Jean de la Croix, on peut conclure avec Max HUOT de LONGCHAMP(35)

qu'"ainsi le spirituel devient pôle de l'amour divin, fils dans le Fils dans une parfaite réciprocité et égalité avec le Père et l'Esprit Saint" :

De cette façon, l'âme étant ombre de Dieu au moyen de cette transformation substantielle, elle produit en Dieu et pour Dieu, ce que lui produit en elle pour lui-même, et de la façon dont lui le produit : (...) elle donne Dieu à Dieu même en Dieu. (...) L'âme voit ici que véritablement Dieu lui appartient, et qu'elle le possède de possession héréditaire, avec droit de propriété, en tant que fils adoptif de Dieu. (...) En cela, elle paie à Dieu tout ce qu'elle lui doit, parce qu'elle lui donne volontairement autant qu'elle reçoit de lui (Vive flamme 3, 78).

4. Dans l'unité d'esprit : un progrès sous la conduite de l'Esprit.

Cette unité d'esprit, qui est à la fois unité et réciprocité, embrasse tout le parcours de la vie humaine(36)

. L'Esprit Saint n'est jamais sans "affecter" notre affectus, notre amour. Et il s'infuse aussi toujours "comme il veut" ( Cant 95).

Ceci explique pourquoi Guillaume est un de ceux qui ont le mieux perçu la vie spirituelle comme un progrès. Certes Origène, déjà, avait fait appel à la division tripartite : commençants, progressants, parfaits. On a remarqué à son propos que "les étapes du progrès spirituel ne sont aucunement trois périodes séparées se succédant dans le temps"(37)

. Et si Guillaume a donné "la plus profonde élaboration de la division tripartite des étapes spirituelles" dans sa célèbre Lettre d'Or, une lecture attentive ne cesse de remarquer que l'essentiel pour lui n'est pas tant la différenciation des étapes que "la formation progressive de l'homme entier jusqu'aux sommets de la vie spirituelle", que "le dynamisme spirituel du commencement à la fin", que "l'unité fondamentale du dynamisme spirituel" qu'"un progrès continu qui dépasse (ces étapes)"(38)

: "en définitive, il n'y a qu'un seul mouvement de formation et de transformation de l'homme en être spirituel"(39)

.

Cette conclusion ne saurait étonner puisque l'analyse des textes de Guillaume a montré que de toujours l'Esprit Saint ne fait qu'un avec notre esprit. Nous créant pour cela même : être "affecté" par lui, l'Esprit Saint ne cesse de nous éveiller, de nous appeler mais en toute liberté, à la manière qu'il veut, celle dont il sait, lui notre Créateur, qu'elle nous convient(40)

.

Il semble que S. Thomas d'Aquin et plus tard, à sa suite, les manuels de spiritualité ont systématisé ces descriptions d'étapes. On a laissé échapper le processus dynamique de transformation pour dresser un système théorique et statique, "ontologique" et "moral"(41)

.

Mais les grands auteurs spirituels et mystiques ne sont pas tombés dans ce piège. Ils se montrent avant tout soucieux de rendre compte du caractère dynamique de l'expérience mystique, à l'exemple de l'Épouse du Cant qui, faite un seul esprit avec son Seigneur, n'en est que plus assoiffée de le rejoindre (Cant 30). Ainsi Thérèse d'Avila décrit non pas tant une "montée", une "ascension", ce qui évoque trop facilement une série de "degrés" à bien découper, mais "le dévoilement successif d'une intimité personnelle, selon que l'Époux daigne introduire l'âme dans les chambres de plus en plus retirées et secrètes de son palais intérieur"(42)

.

Ainsi l'unité d'esprit guillelmienne offre non seulement une présentation structurée de l'expérience mystique(43)

, donnant à cette formule paulinienne une richesse de contenu qu'elle n'avait jamais eue jusque là et qu'elle n'aura plus par la suite(44)

. Mais les grands traits qui la composent reçoivent dans les écrits de Guillaume une fermeté de tracé que l'on retrouve, en des contextes et des langages divers et différents des siens, dans les écrits mystiques postérieurs : c'est qu'une fois mis au jour et passés dans des mots, ils se sont avérés traits fondamentaux de toute expérience mystique chrétienne.

V. ACTUALITÉ DE L'UNITÉ D'ESPRIT SELON GUILLAUME.

Cette mystique guillelmienne serait-elle si ancienne qu'elle ne pourrait que laisser indifférent notre temps ? Il semble, au contraire, qu'elle réponde à certaines attentes contemporaines. Elle intéressera aussi bien ceux qui exaltent l'altérité que ceux qui sont tentés par des expériences d'unité au risque de la fusion, et tout autant ceux, plus nombreux sans doute, qui sont tout simplement désireux de percevoir leur propre vie comme étant un authentique itinéraire spirituel, une "vie dans l'Esprit".

a. Cette altérité, qui est très à l'honneur, non seulement l'unité d'esprit selon les oeuvres de Guillaume ne l'oblitère pas, mais elle la promeut sous la forme de la réciprocité, et cela d'une double manière. D'abord comme une condition de son existence même. Et ensuite comme un des aspects de sa plénitude. Celui qui devient un seul esprit avec Dieu voit s'ouvrir la possibilité d'une connaissance mutuelle enfin réciproque. L'échange est d'égal à égal.

b. Qui est séduit par les mystiques de l'unité ne peut qu'être séduit aussi par cette unité d'esprit qui fait devenir "ce qu'est Dieu". Et la conscience devient le lieu même du baiser du Père et du Fils ; loin d'en être annihilée, elle est alors toute bienheureuse.

c. L'unité d'esprit selon Guillaume permet encore de mieux percevoir comment l'Esprit est présent à toute l'histoire de chacun et donne ainsi la plus haute valeur à la particularité de chaque chemin personnel. Lui, l'Esprit Saint qui est le créateur de notre être, fait que depuis toujours Dieu et chacun sont un, tout en faisant aussi que chacun soit de toujours tourné vers Dieu et soit de toujours élan vers Dieu. Et c'est l'Esprit Saint encore qui, par delà cette oeuvre double qui est notre origine personnelle, ne cesse d'être acteur dans la vie de chacun, lui qui intervient au fil de notre histoire personnelle selon sa volonté et liberté, pour que parvienne à son accomplissement son geste créateur qui pose chacun dans son unicité en même temps que dans une relation unique d'amour. C'est pourquoi l'histoire de chacun de nous est tout entière "spirituelle", sous l'emprise de l'Esprit, et cela assurément jusque dans sa particularité même.

"Être un seul esprit avec Dieu" est l'aventure dans laquelle tout homme est engagé. En effet son existence, sa vocation, son histoire se laissent ainsi récapituler :

L'esprit créé s'épanche tout entier dans l'Esprit qui le crée pour cela même ; l'Esprit créateur s'infuse en lui, comme il le veut, et l'homme devient avec Dieu un seul esprit (Cant 95).

1. 1 De diligendo Deo X, 27 ; S.B.O. III, p.142, l. 9-13.

2. 2 Ib., l. 13-15.

3. 3 Cant 99, l. 7-15.

4. 4 Raffaele FASSETTA, Le Mariage spirituel dans les Sermons de S. Bernard sur le Cantique des Cantiques, dans : Collectanea Cisterciensia t. 48, 1986, p. 171 ; l'A. cite S. Bernard : S.C. 7, 2 ; S.B.O. I, p. 31, l. 23-25 : Nec sunt inventa aeque dulcia nomina, quibus Verbi animaeque dulces ad invicem exprimerentur affectus, quemadmodum sponsus et sponsa.

5. 5 Cf. Introduction II, 3.

6. 6 GUILLAUME de SAINT-THIERRY, La contemplation de Dieu ; l'Oraison de Dom Guillaume. Intr., texte lat. et trad. par Jacques HOURLIER, Paris, 1959, p. 18 ; ce jugement a d'ailleurs été repris à son compte par P. VERDEYEN dans son Introduction générale aux Opera omnia de Guillaume : Expositio super Epistolam ad Romanos, Turnhout, Brepols, 1989, p. XXV.

7. 7 Cf. Introduction II, 3, A : note 19.

8. 8 Cf. Chap. VI : II, 2, C : Dans l'unité d'esprit, l'homme saisit l'insaisissable.

9. 9 Cf. P. VERDEYEN, dans son Introduction générale aux Opera omnia, op. c. p.XXX et XXII.

10. 10 Cf. Introduction I, 2, B : L'importance de ces passages.

11. 11 Cf. ci-dessus : Conclusion I, 2, et l'étude de R. FASSETTA indiquée en note.

12. 12 L'expression est, par exemple, assez fréquente dans les écrits de sainte Gertrude d'Helfta (+ 1302) : Exercices spirituels (SC 127) V l. 173 et l. 209 ; Le Héraut de l'amour divin (SC 139) L. II, ch. VI, 1 l. 10 ; (SC 255) L. IV, ch. IV, 4 l. 4 ; ch. XXIII, 3 l. 25 ; ch. XLVIII, 7 l. 12 ; ch. LV, 6 l. 14 ; (SC 331) L. V, ch. XXVII, 1 l. 12 et 11 l. 11. Elle y marque les sommets de son union à Dieu. Mais son langage semble plus proche de celui de S. Bernard et ne rappelle pas celui de Guillaume de Saint-Thierry.

13. 13 Cf. Chap. I : II, 1, B.

14. 14 Cf. Chap. I : II, 1, C ; et voir la contribution de P. VERDEYEN dans Bernard de Clairvaux. Histoire, mentalité, spiritualité. Colloque de Lyon-Cîteaux-Dijon, Paris, 1992 (SC 380), p. 574-576, et plus longuement dans : La théologie mystique de Guillaume de Saint-Thierry, Paris, FAC-éditions, 1990, p. 71-81.

15. 15 P. VERDEYEN, dans : Bernard de Clairvaux... p. 575.

16. 16 Livre des Eclaircissements III, dans : Jan van RUUSBROEC, Ecrits I, Introd. par P. VERDEYEN, présentation et traduction par A. LOUF, Abbaye de Bellefontaine, 1990, p. 255 ; La Pierre brillante III, dans : ibidem, p. 93 ; Livre des 12 béguines, dans : Jan van RUUSBROEC, Werken. Edition par J. VAN MIERLO et L. REYPENS. - Tielt, 1948, tome IV, p. 51.

17. 17 D. DIDEBERG, Esprit Saint et charité. L'exégèse augustinienne de I Jn 4, 8 et 16, dans : Nouvelle Revue Théologique t. 97, 1975, p. 249-250.

18. 18 D.N. BELL, The Image and Likeness. The Augustinian Spirituality of William of St Thierry, Kalamazoo, Cistercian Publications, 1984, p. 253.

19. 19 E. MIKKERS, Robert de Molesme, dans : Dictionnaire de Spiritualité t. XIII, 1988, col. 745.

20. 20 Y. CONGAR, Je crois en l'Esprit Saint, t. III. Le Fleuve de vie coule en Orient et en Occident, Paris, 1980, p. 198 avec la note 20 ; et Y. CONGAR, Pneumatologie dogmatique, dans : Initiation à la pratique de la théologie, t. II. Dogmatique 1, Paris, 1982, p. 486.

21. 21 Cf. respectivement : Cant 95 ; Cant 132 ;Epist 263 ; voir Chap. II : II, 1.

22. 22 Cf. toute la Seconde Partie, mais spécialement le Chap. VI.

23. 23 Cf. Conclusion, III.

24. 24 Texte indiqué par C. FALCHINI dans sa très riche annotation de la traduction italienne du Cant : GUGLIELMO di SAINT-THIERRY, Commento al Cantico dei Cantici. Expositio super Cantica Canticorum. Epithalamium, Ed. Qiqajon (Comunità di Bose, I-13050 Magnano), 1991, p. 230, note 20.

25. 25 L'article Fruitio Dei (Dictionnaire de Spiritualité t. V, 1964), rédigé par Th. KOEHLER pour ce qui regarde ce thème chez Guillaume de Saint-Thierry (col. 1555-1559), n'aurait-il pas pu mentionner aussi cet aspect ?

26. 26 Homeliae in Evangelium XXVII, 4 ; PL 76, 1207.

27. 27 Cf. son Introduction générale aux Opera omnia, dans : Expositio super Epistolam ad Romanos, Turnhout, 1989, p. XXI.

28. 28 Cf. Chap. VI : II, 2, B.

29. 29 Cf. A. DEBLAERE, Mystique, dans : Dictionnaire de Spiritualité t. X, 1980, col. 1906 et col. 1904-1908 passim.

30. 30 Comme le dit A. DEBLAERE dans l'article Mystique, col. 1906.

31. 31 J. VAN MIERLO, Hadewijch en Willem van Saint-Thierry, dans : Ons Geestelijk Erf t. 3, 1929, p. 45-59.

32. 32 HADEWIJCH, Lettres spirituelles ; BEATRICE de NAZARETH, Sept degrés d'amour. Trad. par J.-B. M. PORION, Genève, Claude Martingay, 1972, p. 147-148.

33. 33 P. VERDEYEN, L'influence de Guillaume de Saint-Thierry sur la mystique flamande, dans : Saint-Thierry, une abbaye du VI au XX siècle, Saint-Thierry, 1979, p. 429-438. Pour une étude du texte de Guillaume cité par Hadewijch, on se reportera à : P. VERDEYEN, La théologie mystique..., op. c. p. 16-42.

34. 34 P. VERDEYEN, L'influence..., op. c. p. 436.

35. 35 Saint Jean de la Croix. Pour lire le docteur mystique, Paris, FAC-éditions, 1991, p. 198-199.

36. 36 Cf. Chap. VII : II, 4.

37. 37 J. TIGCHELER, cité par : H. BLOMMESTIJN, Progrès-Progressants, dans : Dictionnaire de Spiritualité t. XII, 1986, col. 2389.

38. 38 Cf. H. BLOMMESTIJN, op. c. col. 2390 passim.

39. 39 Ibidem, col. 2403.

40. 40 Cf. Chap. VIII.

41. 41 Pour tout ceci, cf. H. BLOMMESTIJN, op. c. col. 2383.

42. 42 A. DEBLAERE, Témoignage mystique chrétien, dans : Studia missionalia t. 26, 1977, p. 132-133.

43. 43 Aussi peut-on regretter que le Dictionnaire de Spiritualité ne comporte pas d'article sur unus spiritus. Ne serait-ce que pour susciter des monographies sur cette expression classique dans l'histoire de la spiritualité.

44. 44 Mais qu'elle est peut-être appelée à retrouver de nos jours, si l'on en croit la finale de l'article Union à Dieu dans le même Dictionnaire de Spiritualité : "Mieux vaut rejoindre ce que (le fidèle) pense et aime, en disant qu'il 'devient un seul esprit avec Dieu'" (M. DUPUY, Union à Dieu, dans : Dictionnaire de Spiritualité t. XVI, 1992, col. 61).



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