RB 72 – une pédagogie de vie et de bonheur

                               Sr. Aquinata Böckmann, OSB

                               En-Calcat 27 Janvier 2005

 

Ce chapitre est le sommet de la Règle, la vision profonde, le testament de SB. Nous sommes en train de chercher de l’aide pour notre tâche, comment accompagner des candidats à une vraie vie et à une vie heureuse. Que nous dit ce chapitre ?

D’abord je voudrais demeurer un peu sur la notion de zèle – et la désillusion, en ce qui concerne le chapitre entier, puis entrer dans les premiers et derniers verset, comme 3. point prendre le milieu, et terminer avec le Christocentrisme de ce chapitre et de la Règle.

 

1. Zèle et désillusion

On pourrait peut-être dire, quand quelqu’un est obsédé d’une idée, mieux d’un zèle il y trouve son épanouissement.

Quand on pense à aujourd’hui : nous vivons dans un monde marqué par le mauvais zèle, le terrorisme, - et peut-être aussi l’antiterrorisme.

Nous connaissons aussi le contraire du zèle.  Tant de gens vivent sans grand idéal, ne songeant qu'à leur commodité.  Cherchent-ils une communauté ?  C'est en vue de trouver des relations agréables, un soutien, un enrichissement, de la joie.  Et la force de persévérer, de s'engager de toute son énergie semble diminuer.

 

Pour l’époque de SB on peut déceler beaucoup de zèle mauvais, dans les guerres, les devastations, les cruautés des guerres. Mais il y a aussi peut-être un contraire du zèle : on pense au luxe, à l'amollissement du style de vie, à l'instabilité dans un temps de migration, de désordre. 

 

Il semble que son horizon de compréhension et le nôtre sont, pour ce qui regarde le "zèle", semblables en bien des points.

 

Pratiquement pour lui, le zèle est l’ardent amour. Et on se demande, pourquoi SB est ici si intensif. Pour ainsi dire il secoue ses moines, qui selon ce qu’on lit dans toute la Règle ne sont pas des moines zélés. Au contraire, comme dit le chapitre suivant : « paresseux, de mauvaise conduite et négligents » (73,7).

Si nous expérimentons cela dans nos monastères, on pourrait dire : dans un temps pareil, il faudrait des moines zélés, ardents d’amour, vraie fraternités … etc. Vous avez peut-être noté que le langage est : il faudrait, on devrait… c’est le conditionnel. Peut-être on se rappelle tant de conversations dans le noviciat. Si cela n’était pas comme ça … mais il serait absolument nécessaire … etc.

 

Bonhoeffer dans son livre « vie communautaire » dit qu’on vit des idéaux, des rèves. D’autres parlent d’une vie de spiritualité d’en haut. L’idéal est certes important, et – surtout dans la première phase de la vie spirituelle – il s’agit de le réaliser. On s’efforce de vivre l’idéal, et souvent on veut forcer les autres aussi à vivre comme cela. Mais vient la déception, la désillusion. La réalité n’est pas comme cela. La communauté n’est pas idéale ; les personnes encore moins ! Et ne se laissent pas réformer ! Ce n’est pas une connaissance agréable, c’est le contraire. Mais la désillusion est importante.

Bonhoeffer dit même que c’est une grâce de Dieu qui détruit tous les rêves. Seulement après la désillusion on peut vivre dans la réalité, comme elle est. Et la grâce de Dieu prend la réalité et non les rêves et les transforme. Le plus tôt vient cette déception, le mieux.  La grande déception doit nous attrapper – déception de l’Eglise, de la communauté, - et si nous sommes dans la vérité – aussi la déception de nous-mêmes.

Vie de bonheur ? Le bonheur n’est pas dans les idées, dans les « il faudrait »… Dernièrement j’ai entendu la définition de l’optimiste et du pessimiste : L’optimiste sait que la situation est mauvaise, le pessimiste le découvre chaque jour de nouveau. Cela veut dire : l’optimiste vit dans la réalité, comme elle est ; il n’a pas besoin de l’embellir artificiellement, de cacher quelque chose, de nier – il peut accepter : oui, nous manquons de zèle – ou même : oui il y a chez nous du zêle mauvais. Et à partir de cela on peut découvrir bien dees choses positives, on a confiance en Dieu, et dans la grâce. C’est comme SB : Le frère incorrigible – et on tente tout – mais le frère inferme ne guérit pas. Alors tous prient afin que le Seigneur qui peut tout (omnipotens), opère la guérison. Pourtant il se peut, que encore le frère reste malade et contagie tous. C’est certainement un cas grave. Mais SB est très réaliste et conte avec tout cela. Pourtant il continue à écrire sa Règle, même s’il est conscient que nous sommes mal-vivants, et que c’est vraiment une Règle pour commençants. Il semble quand-même un optimiste.

 

2. RB 72,1-2. 11-12

Retournons à notre chapitre. On devrait vivre le bon zèle, mais on ne le vit pas, SB insiste, nous secoue, - mais … Ce doit être une vie très malheureuse ? Est-ce que les efforts sont en vain ? Je pense que non. Voyons la pédagogie de SB.

 

Dans un premier temps je voudrais regarder les versets au commencements et à la fin (1-2. 11-12).

SB commence bien avec la réalité triste de son temps, même si ce n’est pas très logique après ce titre. Il constate le mauvais zèle qui sépare de Dieu – et conduit en enfer – la conséquence. Donc en opposition, en contraposition, on devrait vivre en intensité le bon zèle.

Ce bon zèle sépare des vices. Voilà un progrès dans la RB. Au Prologue, et au Chapitre 7 on doit d’abord se détourner du mal, se purifier des vices, puis la charité peut croître. Mais ici il le prend de l’autre côté : Pratiquons le bon zèle, et c’est ce zèle qui va nous séparer des vices, et nous conduire à Dieu et à la vie éternelle. Le zèle est un moteur fort, puissant et vigoureux. Une force intérieure, et le verset 3 montre que c’est l’amour, qui est brûlant.

« Amour » est certainement une autre parole pour la vie. Zèle, vraie vie déjà ici dans la vie monastique, et qui nous conduit à la vie perpétuelle ! Comment pourrait-on la décrire ? (cf 72,7)

 

D’ici nous faisons un saut jusqu’aux versets 11-12. On voit que le zèle brûlant a à faire avec le Christ. Les versets avant ont montré la dimension horizontale, mais aussi la dimension verticale. Les deux convergent dans le Christ. Le Christ semble être le noyau du bon zèle (cf après).  Le texte est aussi radical dans le v. 11 comme dans le v. 3. Intensité de l’amour ! Le v. 12 forme une inclusion avec le v. 2.

« Le zèle conduit à Dieu et à la vie éternelle, »

« Celui-ci (qui c’est ?) nous conduise tous ensemble à la vie éternelle. »

Chaque mot ici est important. Regardons d’abord les sujets. Au commencement c’est le zèle qui conduit – on pourrait traduire : notre bonne volonté, notre énergie, notre amour … Mais à la fin c’est le Christ qui conduit. Entre les deux versets il y a eu un « échange de moteur ». Notre énergie ne suffit pas – il y a désillusion ! Notre amour ne suffit pas, il est très défectueux ; nos forces sont engagées, mais il y a faillite. Grande désillusion, mais salutaire. Les espoirs se transforment en espérance, même en sûreté : Les faillites ont fait le vide en nous, nous tendons les mains ouvertes. Le Christ peut prendre demeure en nous, et il nous conduit à partir du dedans.

C’est la même loi que nous avons vu à la fin du Prologue : le cœur dilaté c’est la conséquence non de nos efforts, mais de l’action de Dieu qui prend sa demeure en nous. Ou du Prol 30 : « ils magnifient le Seigneur qui opère en eux » (operantem in se Dominum magnificant).

Précisons pour notre thème : pédagogie de vie et de bonheur ! D’abord c’est un certain bonheur à agir, à exercer ses forces. Peu à peu Dieu nous conduit à travers les crises et déceptions à la réalisation, que – au fond – c’est lui qui agit, et pour nous, c’est de le laisser agir, de recevoir son action. Un bonheur plus profond !

 

En passant notons encore les autres différences entre les versets 2 et 12 : qu’il nous conduise. Avec le « nous » SB s’inclut avec ses moines décadents. Et lui aussi est en chemin, au milieu de sa communauté. Pas encore arrivé ! Et puis le verbe devient un subjonctif : « qu’il conduise « . Notons aussi que le verbe en latin est plus fort qu’avant (ducitperducat). C’est une sorte de prière (implicite).

A la vie éternelle. Pourquoi pas à Dieu et à la vie éternelle ? Parce que, si nous sommes avec le Christ, nous sommes déjà avec Dieu. Quelqu’un a nommé ce verset une Christologie « in nuce ». Le Christ, vrai Dieu. N’ayons pas peur d’être trop christologiques. Son désir est de nous conduire au cœur du Père.

Et le mot important : tous ensemble. Nous ne pouvons pas arriver seuls, mais en communauté, en frères, en sœurs. Cela vaut à partir de la profession où on est devenu frère à l’autel. Donc la dimension horizontale est maintenant inclue dans la dimension verticale : vers la vie éternelle, tous ensemble. « Omnes in Deum ». (modèle d’action : champ de pommes de terre).

 

 

Pour résumer : la vrai vie, le bonheur a à faire avec cela – après la première phase ou le candidat est plutôt actif, après les déceptions, on ne doit pas désespérer, au contraire les manques nous font espérer plus profondément : C’est la grâce qui va le faire, le Christ en personne qui habite en moi.

Et autre bonheur : nous sommes ensemble sur le chemin, responsables les uns des autres.

 

 

3. RB 72,3-10(11)

Nous regardons le milieu du chapitre, toujours dans notre recherche : pédagogie de vie et de bonheur. Il y a un danger dans la question : qui veut la vie et le bonheur ? – Je pourrais viser cela comme but de ma vie. Je veux être heureux. Et cela me séduirait à tourner autour de moi, à faire de moi et de mon bonheur le centre de ma vie. Selon notre expérience on pourrait déjà dire spontanément : qui vise son propre bonheur en tout, ne le trouvera certainement pas. Est-ce que le chapitre 72 nous aide en dans ce probème ? C’est un problème réel dans l’accompagnement spirituel des candidats à la vie monastique.

 

Un premier pas : l’analyse structurale. Regardons le milieu.

Dans chaque verset il y a le vocabulaire de l’amour, ou d’une concrétisation ou d’une conséquence de l’amour : patience, respect, obéissance. Mais non le v. 7.

Tous les versets sont dans le pluriel. Mais non le v. 7.

Tous les versets en latin ont le verbe à la fin, mais non le v. 7.

Tous les versets ont une expression adverbiale, mais non le v. 7.

Tous les versets 3-10 sont intensifs et positifs, mais non le v. 7.

Tous les versets ont une expression de la réciprocité ou de l’amour (de la charité), mais non le v. 7.

On peut aussi dire que tous les versets renferment un mot clé comme zèle, honneur, patience, obéissance, charité fraternelle, Dieu, abbé, Christ, mais non le v. 7.

Tous les versets sont préparés avec des expressions semblables dans le cours de la RB. Et en RB 72 nous voyons une gradation. Mais cela ne vaut pas pour le v.7.

Si les versets 3-10(11) sont comme une poésie, le v.7 saute hors du schéma. D’ailleurs on peut très bien lire les versets 3-11 sans le v. 7. Il est superflu (on pourrait même dire : il est le double du 72,8).

 

Autre observation : les versets 6 et 8 entourent avec la même expression (latin : inpendere), le verset 7 comme une pierre précieuse.

 

Nous arrivons ainsi au verset 7, qui interrompt le déroulement et l'harmonie du chapitre. Comment se fait-il que le verset 7 se trouve ici ?  Je pourrais m'expliquer son insertion tardive au milieu du chapitre de la façon suivante : Les moines peuvent avoir dit au Père Abbé Benoît: "Tout ce que tu écris ici est bon et important !  C’est très haut, très spirituel. Mais peux-tu nous dire ce qu'il en est concrètement de cette très ardente charité ?  Comment devons-nous dans telle ou telle situation pratiquer le bon zèle ?"  Et à partir de son expérience, SBenoît aurait finalement placé cet instrument au milieu de son testament: « nul ne recherchera ce qu'il juge utile pour soi, mais bien plutôt ce qui l'est pour autrui".  Si chacun agit ainsi, il n'y aura pas à s'inquiéter beaucoup pour savoir si l'on pratique le bon zèle. Mais il s'agit de "ce qui est utile pour autrui", c.à.d. ce qui l'aide sur la route qui mène à Dieu, ce qui le fait grandir comme homme et comme chrétien.  Ce n'est pas ce qui lui est agréable.

Pour chacun, c'est l'indication d'une voie qui éloigne du "je" et place l'autre au centre.  C'est un dépassement, une transcendance de soi.  Je n'ai bien compris la radicalité de cette phrase que par la réaction d'un novice auquel j'essayais d'expliquer ce verset.  Il devint blême et, comme je lui demandais s'il ne se sentait pas bien, il répondit : "Alors, il ne reste plus rien pour moi".  J’étais d’abord ébahie. Oui, c'est radical !  Rien pour moi, mais tout est donné.  Pour reprendre les paroles de Jésus, c'est perdre sa vie afin de la retrouver (Mc 8, 35 ss), c'est mourir avec lui comme le grain de blé (Jn 12, 24). 

En pratiquant le bien, je pourrais encore me mettre au centre et faire montre de moi en étant charitable (exemple : les bus à Rome).  Ici, on ne veut plus prendre la température de son bon zèle, mais on s'oublie soi-même en portant tous ses efforts sur ce qui est le bien de l'autre. Récemment j’ai lu une phrase de Georges Bernanos : « Trouver sa joie dans la joie de l’autre, c’est le secret du bonheur ». Aimer l’autre, contribuer à son bonheur et à sa joie – le chemin plus sûr.

 

Je dirais que ce verset est le testament pratique de SBenoît.  Il exhorte chacun des moines à juger, peser dans la lumière de Dieu ce qui est salutaire à autrui. Le verset énonce un critère pour les autres instruments, par exemple le respect mutuel, la patience et l'obéissance les uns envers les autres, comme cela peut servir le bien de l'autre.  C'est aussi un critère des vertus monastiques, comme par exemple, le silence, l'ascèse et la discipline à l'intérieur d'une communauté.

Voyons encore comme ce verset est en relation avec le commencement et la fin du chapitre:  Seulement au commencement et à la fin on a des expressions négatives et positives comme au v. 7.

Le verset 7 se rapporte au début : le mauvais zèle (verset 1) serait alors concrètement de toujours chercher ce qui m'est utile au plan matériel ou spirituel. Faire de moi-même le centre, même en pratiquant le bien. Et le bon zèle (v. 2) consisterait en une orientation aimante vers le bien de l'autre.

- En me référant au verset 11, je puis me demander ce que je préfère au Christ ; n'est-ce pas souvent ce qui m'est utile ?  Alors le verset 7 décrit une manière concrète de s'orienter vers le Christ.  Les deux versets sont semblables dans leur radicalité.  Le lien entre les versets 7 et 12 dit en clair qu'il ne peut s'agir de faire d'un membre de la communauté (alius) tellement le centre de ma pensée et de mon agir, de l'aider de telle sorte qu'il/elle s'isole de la communauté ou la gêne dans sa marche vers le but qu'elle poursuit. Il s'agit de porter l'autre selon les circonstances afin que tous arrivent ensemble.  En mettant en regard les versets 7 et 11-12, on voit clairement qu' "utile" est ce qui fait grandir le Christ dans les autres et ce qui les fait grandir en amour du Christ, de sorte que tous ensemble nous nous laissions conduire par lui (cf. sens de la profession). Mais le changement de sujet au verset 12 montre clairement qu'il s'agit pour chacun de laisser en soi un espace à l'agir du Christ pour qu'IL grandisse en nous.  Pratiquement, c'est le Christ qui en moi recherche ce qui est utile à autrui, qui me conduit de l'intérieur et m'ouvre sans cesse à l'autre.  Mon propre bon zèle ne peut pratiquer cette radicalité.

 

Voyons un peu les sources de ce verset, et avec cela sa spiritualité – sa pédagogie de bonheur : Phil  2, 4 exhorte chacun à ne pas rechercher ses propres intérêts, mais à songer à ceux des autres.  (Et après suit que le Christ est l’exemple de cette attitude : il s’est anéanti pour nous). 1 Cor 10, 24 exhorte à ne pas penser à soi mais aux autres.  Ensuite Paul se donne lui-même en exemple : "je ne recherche pas mon propre intérêt, mais celui du plus grand nombre. »  En 1 Cor 13, 5 il dit, que la charité "ne cherche pas son intérêt".  D'après Cassien, qui s'appuie sur ce texte, pareille attitude est une concrétisation de la charité apostolique (Coll XVII, 19, 7; cf Basile, Reg. 3, 5 ; 12, 11 ; 82, 4).  L'Admonitio 4 (Pseudo-Basile) exhorte ainsi : 'Ne fais pas ce qui t'est utile, mais ce qui l'est à autrui".  Le bon zèle, au sens l'entend Basile, est orienté vers l'édification d'autrui.  Selon la Bible et les Pères, il est clair que c'est là le chemin suivi par le Christ qui s'anéantit lui-même et vit et meurt pour nous (cf Phil 2, 6-11). 

 

Le v. 72, 7 n'a pas de précédent dans la RB, du moins si on le considère dans sa totalité du point de vue linguistique ; cependant une comparaison des mots à l'intérieur de la Règle montre que le jugement (iudicare) est en général soumis à l'abbé et suppose que les différentes parties ont pesé et examiné la situation (cf 3, 2.5 ; 65, 14), Dans ce verset, Benoît fait aussi confiance aux moines, avec une marge de jeu ; il les laisse estimer, juger ce qui est réellement utile à autrui.    Dans la Règle le verbe « suivre » (sequi), lorsqu'il s'agit de personnes, est utilisé dans le sens d'obéir et de se mettre à la suite (par ex. Prol 17 ; 3, 7 s ; 5, 8), spécialement en 4, 10 "suivre le Christ" (ut sequatur Christum - même forme verbale qu'en 72, 7). Donc ici: suivre le bien d’autrui comme mode concret de suivre le Christ ! Le mot "utile" (utile/utilitas) caractérise le bien commun et la fécondité spirituelle d'un chacun (cf 7, 18 ; 3, 2 ; 42, 4 ; 65, 12). Donc chemin de croissance dans le Christ pour l’autre !

L’emploi des mots dans la Règle indique que nous touchons un point important pour SB. Les sources font apparaître plus nettement que c'est une façon d'entrer dans le chemin du Christ.  C'est le bon zèle, la charité dans tout son dynamisme !

 

Retournons à notre thème : pédagogie de vie et de bonheur ! A la fin de sa vie, où SB semble courir avec un cœur dilaté, avec une douceur indicible de l’amour, il semble dire : « il faut perdre la vie pour la trouver ».  Et qui est la vie ? Evidemment selon ce chapitre et selon le Prologue, c’est le Christ en personne. Donc il s’agit d’un amour éperdu de lui, et comme nous avons vu, cela comporte en même temps d’aimer les autres, de se dépasser, se transcender pour faire l’utile de l’autre.

 

4. Christocentrisme – secret du bonheur

Comme cela il paraît  juste de conclure nos conférences avec l’importance du Christ, notre vie et notre bonheur, selon la RB. On pourrait donner le titre : christocentrisme – secret du bonheur.  Et on se rappelle la lettre aux Philippiens 3, 8-12 : «  je tiens tout … comme déchet au prix du gain suréminent qu’est le Christ Jésus, mon Seigneur. Pour lui j’ai accepté de tout perdre… afin de gagner le Christ… le connaître, lui, avec la puissance de sa résurrection et la communion à ses souffrances … ayant été moi-même saisi par le Christ. » Et maintenant, il court. Je pense ces phrases valent pour la RB. SB est fou avec le Christ, il est saisi de la passion pour le Christ (et pour l’humanité – selon le thème des supérieurs majeurs pour leur Congrès à Rome, en 2004). Déjà au commencement du Prologue cela apparaît dans les versets, que SB a mis avant le texte copié du M : « tu veux servir le Seigneur Christ, le roi véritable » (Prol 3). Comme nous avons vu, la question « qui veut la vie et les jours heureux » - est proférée par le Christ, et la vie au fond, c’est lui. Le noyau du Prologue (21) avait dit que nous allons ses chemins (cf 4,10). La Règle ne veut pas nous donner une christologie, mais décrit la relation du moine avec le Christ, et surtout dans les termes de l’amour, un amour qui devient plus fervent. Comparons 4,21 : « ne rien préférer à l’amour du Christ », avec 72,11 « ils ne préfèreront absolument rien au Christ ». On pourrait dire, entre ces deux versets se passe toute la vie monastique. Un enthousiasme au commencement, et l’approfondissement et la radicalisation à la fin. Entre les deux peut-être des temps de crises et de difficultés, qui peuvent se prolonger, mais durant ces nuits, l’amour au Christ s’approfondit, croît. Et le dernier instrument : « ne rien absolument préférer au Christ » peut être le signe d’une douceur d’amour qui va ensemble avec  la participation aux souffrances du Christ.

 

Tout dans la vie monastique a une relation au Christ : l’obéissance est de ceux qui n’ont rien de plus cher che le Christ (5,2). Et comme cela l’obéissance peut être joyeuse (5,16) et plaît à Dieu et est douce aux hommes (5,14). Au troisième degré de l’humilité, où il est question d’obéir à un supérieur (et non plus comme au deuxième à Dieu), SB a ajouté au texte du M, qu’il avait copié : « par amour à Dieu » (amore Dei - 7,34). Par cela il a détruit la marche logique du chapitre 7 qui conduit de la crainte à l’amour (comme le M le montre ancore). Rappelons-nous aussi le chapitre des obéissances difficiles : Le dernier mot est : qu’il obéisse « ex caritate » (68,5). ´La ligne principale pour SB serait : d’obéir au Christ, d’écouter le Christ, et de faire ce qu’on a déchifré ce que le Christ voulait. Donc le Christ comme notre vis-à-vis. Mais il y a aussi l’autre ligne qui est exprimé dans le 3. degré d’humilité avec le texte de Phil 2,8: «  Il est devenu obéissant jusqu’à la mort ». Et le moine, même s’il ne voit pas clair comment est le message du Christ, peut se fier pourtant à lui et obéir par amour comme le Christ a obéi (par exemple à Ponce Pilate).  J’appellerai cela les nuits de l’obéissance, qui peuvent arriver, peut-être pas tout de suite au commencements.

 

L’Abbé est le représentant du Christ (2,2). Et il est exhorté à se comporter ainsi. Il doit se soucier des malades, puisque le Christ est venu pour eux (27,1), et imiter le Bon Pasteur (27,8-9) et laisser imprégner toutes ses actions par lui. L’abbé est aussi comme le Serviteur de Jahvé qui n’écrase pas le roseau brísé (64,13).  Une connotation nouvelle dans la relation abbé-moines : l’abbé aime ses frères (64,11) et lui, de son tour, est aimé des frèrs : il s’efforcera d’être plus aimé que redouté » (64,15). C’est un contraste avec la RM, où l’abbé est seulement craint, pas aimé. Et les moines peuvent l’aimer par amour du Christ, comme dit le ch. 63,13 (honore et amore Christi).Voyons notre ch. 72, v. 10 : »ils aimeront leur abbé avec une charité sincère et humble ».

 

En lutte avec les tentations, le moine peut briser chaque mal contre le Christ (Prol 28). SB dit aussi comment cela se fait : en les ouvrant au Père spirituel (4,50). Donc le Christ est comme rocher.

Il est aussi le rocher sur lequel nous pouvons construire notre « maison », la vie monastique (Prol 35). 

Par la patience on participe aux souffrances du Christ (Prol 50). Et dans des situations difficiles comme cela apparaît au 4. degré d’humilité, les moines peuvent dire  avec joie : « nous vainquerons à cause de celui qui nous a aimés » (7,39).

L’amour est à la fin de la Règle comme nous avons vu dans le chapitre 72, mais on le perçoit aussi à la fin du chapitre 7 :  on fait tout « par amour du Christ » et « par plaisir aux vertus » ; la crainte n’y est plus. Il me semble que c’est l’amour qui donne le plaisir (delectatio) aux vertus. Une vie heureuse !

 

C’est aussi l’amour au Christ qui lie la communauté, ou la lie de nouveau dans la réconciliation : 4,72 : « Dans l’amour du Christ prier pour ses ennemis » Dans la communauté, SB le présuppose, il y a des ennemis. Et la réconciliation commence avec la prière pour eux. Commençant à mettre en pratique, on perçoit, comment c’est difficile. Mais justement, notre incapacité nous ouvre les mains vides : Je ne le peux pas. C’est toi-même qui dois prier en moi. Dans l’amour du Christ pourrait dire : amour pour le Christ. Mais ici, je dirais plutôt : l’amour que le Christ a pour nous (et les ennemis), ou l’amour qu’est le Christ.

 

Le noyau du chapitre 2 (de l’abbé) est : « Dans le Christ nous sommes tous un » - esclaves ou libres (2,20). Et on pourrait dire : seulement dans le Christ. Quand on s’imagine les personnes si différentes dans cette communauté de SB, on se demande comment ils ont pu vivre ensemble. SB dit : dans le Christ c’est possible. C’est Lui qui crée et recrée toujours de nouveau la communauté (cf l’image de Dorothée de Gaza).

 

La lectio divina nous fait toujours plus connaître le Christ, et la participation amoureuse à l’Opus Dei, n’est pas seulement une concrétisation de la recherche de Dieu, mais aussi de l’amour pour le Christ. « Ne rien préférer au Christ », « ne rien préférer à l’œuvre de Dieu  (43,3)« . Passion pour le Christ, passion pour l’humanité !  Plus nous célébrons avec amour, plus nos cœurs seront élargis pour embrasser le monde entier dans ses joies et angoisses.

 

Dans la deuxième partie de la Règle nous découvrons le Christ dans le frère malade, indépendemment si lui est agréable ou non. « Ce que vous avez fait au plus petits, vous l’avez fait à moi » (RB 36,1-3). SB est très fort dans ce chapitre 36 sur la dimension christologique. Et il semble donner une réponse à un problème pratique des frères et de nous : Comment c’est le Christ, et il est si méchant ? Si c’est le Christ, le malade devrait se comporter comme le Christ. Mais non. SB croit que, fondamentalement c’est le Christ. Peut-être le Christ est enfermé, pour ainsi dire en prison. Alors notre relation d’amour peut aider le Christ à se libérer. SB ne chancelle pas dans sa foi.

Et la même chose pour les hôtes, les réfugiés et les frères dans la foi, surtout dans les pauvres et les étrangers le Christ est encore plus reçu (53,1.6.15). Et on chante dans le contexte de cette ouverture au monde nécessiteux : « Nous avons reçu, o Dieu, ta miséricorde ». Vision de foi ! Ce n’est pas nous, qui généreusement avons pratiqué les œuvres de miséricorde (cf 4,14-19) mais c’est le Christ, comme miséricorde incarnée du Père, qui nous a fait la grâce de venir, et d’être servi par nous. Toute la vie monastique est baigné dans cette atmosphère christologique. Et de nouveau il n’est pas question d’accueillir seulement les pauvres vertueux qui radient le Christ – non : tous. Le vis-à-vis des moines c’est le Christ, peut-être très « sous-developpé », mais présent. Et les moines qui veulent suivre le Christ, essayent aussi de conduire l’hôte à la prière et lisent la loi divine pour son édification (de la foi). Donc pour ainsi dire, ils prêchent aussi le Christ. Le Christ est des deux parties, comme cela devient clair pour le lavement des pieds, qui est devenu le modèle de l’hospitalité : On lave les pieds à tous – puisque en tous : c’est le Christ. On lave les pieds au Christ, qui n’a pas honte de nous tendre ses pieds. Et on imite le Christ, comme il a lavé les pieds de ses disciples. Tout à fait baigné dans l’atmosphère christologique.

 

Qui veut la vie ? – Qui veut le Christ ? En LUI nous trouvons tout notre bonheur et la vraie vie. En nous nous trouvons aussi les frères malheureux, les pauvres – dedans ou dehors ! Pour SB toujours dimension verticale et horizontale vont de pair, se retouchent, , et surtout dans le Christ. Nous sommes dans son école, et expérimentons sa pédagogie : Il ne saute pas tout de suite au surnaturel – tu veux le bonheur. Bien. Tu veux plus : la vraie vie ? – c’est moi – et ainsi tu veux aussi la vie pour les autres (il le dira dans son langage sobre : l’utile pour l’autre). Tu veux – tu t’efforces – et tu échoues – cela ne fait rien – tu essaies de nouveau – faillite – tu vois, que tu n’es pas capable de le faire avec tes forces, mais le Seigneur prendra sa demeure en toi, - Lui le fera – il opère en nous, il dilate le cœur, il nous conduira tous ensemble. Ecoute – et tu parviendras, c’est le dernier mot de la Règle.