La lecture
du Prologue du Héraut de l’Amour Divin
montre à l’évidence l’importance du titre donné à l’oeuvre, et comment cette
oeuvre a reçu ce titre. En réalité, c’est le Seigneur lui-même qui a donné à
l’oeuvre son titre, comme un enfant reçoit son nom de ses parents. Le voici
dans sa version originale : Legatus
memorialis abundantiae divinae pietatis, que la version française des
Sources Chrétiennes traduit ainsi : Le
Héraut, mémorial des largesses de l’amour divin. Tous les mots sont à
prendre compte, mais celui vers lequel converge toute l’attention est sans
aucun doute “pietas”. Mot cher à la langue latine et à la tradition
chrétienne, il est difficile d’en avoir une juste compréhension. Qui veut faire
l’expérience de la pietas cachée dans
Le Héraut de l’Amour Divin doit
nécessairement s’y affronter. Le travail sera peut-être un peu aride, mais le
fruit en vaut la peine.
Le Héraut compte 242 emplois du mot pietas qui se répartissent ainsi :
Prologue : 8 emplois
pour 5 pages des Sources Chrétiennes
Livre 2 : 44 - 63 -
Livre 3 : 62 - 167 -
Livre 4 : 50 - 235 -
Livre 5 : 57 - 130 -
Missa : 1 - 12 -
Ces chiffres mettent
clairement à jour que, des cinq Livres du Héraut,
c'est le Livre 2 qui présente la plus forte densité d'emplois du mot pietas par rapport au nombre de pages
imprimées. Or nous savons que le Livre 2 est le seul qui soit intégralement de
la main de Gertrude. Le Prologue également, avec 8 emplois pour cinq pages,
attire immédiatement l'attention du lecteur sur cette manne omniprésente
"qui lui donnera un peu l'avant-goût de ce que sera la surabondance de mon
amour "(P4,14-15). Après un tel constat, il a semblé qu'il n'était pas
possible de dégager le sens de pietas
dans le Héraut sans prendre le temps
d'examiner l'environnement linguistique immédiat des 242 emplois que nous avons
relevés. Considérons donc les résultats de cet examen.
A - L'ENVIRONNEMENT
LINGUISTIQUE IMMÉDIAT DE LA PIETAS
Comme le laisse entendre
l'intitulé de ce paragraphe, notre attention se portera non pas sur
l'environnement lointain de la pietas,
mais sur son environnement immédiat. Ceci veut dire que nos investigations
laisseront volontairement de côté toute une constellation de substantifs (tels
que amor, caritas, bonitas, suavitas,
sapientia, clementia, misericordia, miseratio, compassio, dignatio, delectatio,
deliciae, etc) pourtant tous en rapport avec la pietas et qui foisonnent dans le Héraut, mais qui, à notre avis, pèsent moins sur elle qu’une autre
constellation beaucoup plus proche, composée d’un seul substantif, de 8
adjectifs et 2 verbes :
1. Abundantia est le substantif le mieux placé, et pratiquement
l'unique substantif qui entre dans l'environnement immédiat de la pietas. Il faut se rappeler qu'il fait
partie intégrante du titre du Héraut :
Legatus memorialis abundantiae divinae
pietatis. Par conséquent, on sait, dès le point de départ, que la pietas en question a la marque de
l'abondance. Abondance qui, à plusieurs reprises, devient de la surabondance (superabundantia). Nous sommes ici dans
l'ordre des volumes et des quantités. A ce point de vue, la pietas n'est pas en manque.
2. Des huit adjectifs qui
qualifient la pietas, celui qui
arrive en tête est incontestablement divina,
avec 55 mentions, contre 26 pour gratuita,
14 pour incontinens, 13 pour supereffluens, 12 pour benigna, 10 pour liberalis, 10 pour dulcis,
et 8 pour largiflua[1].
Si l'on joint à cette série fondamentale une autre série d'adjectifs, présents
dans l'environnement immédiat de pietas,
mais plus en retrait, tels que inaestimabilis,
ineffabilis, immensa, ingenita, indeficiens, naturalis, mellea, on voit se
dessiner autour de la divina pietas
comme un halo de pure grâce (gratuita,
liberalis), d'une étendue et d'un
volume tels qu'elle échappe à toute mesure et à toute prise (immensa, largiflua, inaestimabilis,
ineffabilis, indeficiens, supereffluens), et que Dieu, dans sa nature même,
ne peut pour ainsi dire pas contenir (ingenita,
naturalis, incontinentissima). Et l'on perçoit que cet énorme déferlement
de grâce divine a toutes les marques de la bonté (benigna) et de la douceur (dulcis,
mellea[2])
qui se sont manifestées à nous en Jésus-Christ.
3. Deux verbes, cogere et confidere, sont également les tout proches voisins de la pietas. Le premier évoque l'action de la
pietas sur Dieu lui-même, le second
les conditions requises de l'homme pour qu'il puisse accueillir et bénéficier
de la divina pietas. Nous les
retrouverons l'un et l'autre dans la suite de nos recherches.
C'est de façon massive que
le Héraut célèbre la pietas en tant que divina. Le titre, ici encore et d'entrée de jeu, aura averti le
lecteur qu'il ne doit pas s'attendre à trouver dans le Héraut un emploi équilibré de la pietas qualifiant tantôt Dieu et tantôt l'homme. Les très rares
exceptions qui la situent du côté de l'homme sont au contraire la preuve
évidente que tout le poids de la pietas
porte intentionnellement sur Dieu lui-même, et plus précisément encore sur
Jésus-Christ[3]. La divina pietas manifestée en Jésus- Christ est la note la plus proprement
divine de ce qui est divin. Les chiffres eux-mêmes peuvent nous en convaincre:
sur les 242 emplois de pietas que
nous avons relevés, seulement 24 ne se rapportent pas directement à Dieu. Ils
se répartissent ainsi : 12 se réfèrent à la Vierge Marie, 6 à Gertrude
elle-même, 2 visent l'abbesse Gertrude de Hackeborn, 1 une moniale défunte, 1
les filles de l'abbesse Gertrude de Hackeborn qui, après sa mort, la pleurent
d'une affection filiale, 1 concerne des "exercices de piété", et 1
dernier les "émotions de la tendresse" (pietas) contre lesquelles l'homme doit se tenir en garde.
Ces 24 usages de la pietas appliqués à d'autres qu'à Dieu
appellent plusieurs remarques :
1. On doit d'abord constater que ce n'est pas parce que la pietas est appliquée à d'autres qu'à Dieu qu'elle n'est pas divina. Bien au contraire, on a l'impression qu'il s'agit tellement de ce qui, en Dieu et en Jésus-Christ, est le plus divin du divin, que seuls y ont pleinement part ceux que plus aucun obstacle n'empêche de s'y livrer, en l'occurrence ici quatre femmes : la Vierge Marie, sainte Gertrude elle-même, l'abbesse Gertrude de Hackeborn, et une moniale défunte. On notera aussi que ces quatre femmes ont passé l'obstacle de la mort. Faut-il comprendre par là que l'éloge de leur pietas ne pouvait se faire qu'au prix de cette pâque ?
2. On sera très attentif au
fait que, nonobstant les six emplois de pietas
appliqués à Gertrude, cette pietas ne
figure pas au nombre pourtant considérable de ses vertus, telles que les
présente la grande fresque des chapitres 5 à 12 du Livre 1, alors qu'on y
trouve la suavitas, l'humilitas, la caritas, etc.
3. Autre constat dont on ne
peut minimiser l'importance : pas une seule fois, dans le Livre 4 qui est par
excellence le Livre des fêtes, hommage n'est rendue à la pietas des saints, à l'exception de la sainte Vierge Marie.
De l'ensemble de ces
remarques, on ressort encore plus convaincu que le Héraut est une vaste mise en scène d'une divina pietas qui se présente comme la note la plus spécifique de
l'amour de Dieu. On pourrait presque dire que Pietas est ici le nom propre de Dieu, celui qui permet à l'amour de
décliner son identité avec une surprenante et incomparable virtuosité.
Quatorze fois, dans le Héraut, la divina pietas est dite incontinens,
dont 6 fois au superlatif incontinentissima.
C'est peu, dira-t-on, ce qui serait exact si nous n'avions pas déjà remarqué
dans l'environnement linguistique immédiat de la pietas la notion d'"abondance" et même de
"surabondance". Incontinens
et abundantia, incontinentissima et superabundantia,
convergent ainsi vers un "trop" auquel Dieu n'oppose pas de
résistance. Trop grande est la pietas de
Dieu pour qu'il puisse la contenir! Elle déborde, comme s'il ne pouvait la
maîtriser. On se trouve ici devant une vérité qui n'est pas nouvelle dans la
tradition chrétienne, mais que sainte Gertrude et ses confidentes ont
magistralement orchestrée : l'impuissance de la Toute-Puissance, que l'amour
seul parvient à conjuguer.
Le verbe cogere, qui figure lui aussi dans
l’environnement linguistique immédiat de pietas,
et qui se combine à deux autres verbes, compellere
et devincere, vient confirmer et renforcer
ce que cette vérité a d'irrationnel et de déraisonnable. Non seulement Dieu
n'oppose pas de résistance à sa pietas,
mais elle est pour ainsi dire en lui-même le sujet et l'objet d'un combat, d'où
il sort à la fois "vaincu" (devictus)
et vainqueur. C'est ce paradoxe inouï que le Legatus cherche à mettre en scène pour que le lecteur puisse s'y
livrer sans y mettre, lui non plus, la moindre résistance.
D - SUPEREFFLUENTIA DIVINAE
PIETATIS
Une surabondance qui ne se contient
pas conduit inévitablement à un débordement. C'est ce qu'évoque l'adjectif supereffluens dont on relève 13 fois
l'usage dans le Héraut. Employé
tantôt à la forme simple (effluens),
tantôt au superlatif (supereffluentissima),
tantôt comme substantif (supereffluentia),
il entre sans effort dans la famille linguistique immédiatement proche de la divina pietas, et, par le jeu d'une
seule syllabe - flu[4]
-, il y introduit une image tout à fait fondamentale pour la juste
compréhension de la pietas et de tout
le message de Gertrude : l'image de la liquidité. Le Héraut ne cherche rien moins qu'à emporter ses lecteurs dans les
flots de la divina pietas qui se
présentent le plus souvent avec la marque de l'immensité. Ils sont
"l'abîme" (abyssus)
inépuisable de la divine tendresse, le "torrent" (torrens) de la volupté promise,
"l'océan" (pelagus) où il
faut apprendre à nager, "l'inondation" (inundatio) de la divine miséricorde. Gertrude n'a pas assez de mots
pour célébrer l'oeuvre de ces eaux où elle demande à disparaître, à être
engloutie, totalement immergée dans une mort d'amour à laquelle elle ne cesse
d'aspirer. On peut s'en rendre compte dans cette prière du IVème Exercice où se
pressent, avec un lyrisme chargé de violent désir amoureux, les images les plus
expressives de la liquidité :
"Qui
suis-je, ô mon Dieu, amour de mon coeur? Hélas, hélas, que je te suis
dissemblable. Voici que moi, je suis comme une infime gouttelette de ta bonté,
et toi, tu es l'océan rempli de toute douceur. O amour, amour, ouvre, ouvre sur
moi si petite les entrailles de ta bonté (pietas);
fais jaillir sur moi toutes les cataractes de ta très bénigne paternité; fais
sourdre sur moi toutes les sources du grand abîme de ton infinie miséricorde.
Que m'engloutisse le gouffre de ta charité. Que je sois immergée dans l'abîme
et l'océan de ta très miséricordieuse bonté (pietas). Que je disparaisse dans le déluge de ton vivant amour,
comme disparaît une goutte d'eau de la mer, dans la profondeur de son
immensité. Que je meure, que je meure dans le torrent de ton immense pitié,
comme meurt l'étincelle du feu dans le courant impétueux du fleuve. Que la
rosée de ton amour m'enveloppe. Que la coupe de ton amour m'enlève la vie. Que
le secret dessein de ton très sage amour opère et achève en moi la glorieuse
mort d'amour, cet amour qui donne la vie. Là, je perdrai ma vie en toi, là où
tu vis éternellement, ô mon amour, Dieu de ma vie. Amen." (Ex 4,331-347).
Ce n'est pas seulement à
cause de l'accumulation impressionnante des images de la liquidité que cette
prière a retenu notre attention, c'est aussi parce qu'elle situe ses deux
partenaires dans le même univers de correspondances symboliques, où l'élément
aqueux et liquide est précisément ce qui rend possible la correspondance de
celle qui prie avec Celui qu'elle prie, et, par le truchement des images, les
achemine l'un et l'autre vers l'union. On constate en effet que celle qui prie
se considère "infime gouttelette de ta bonté", face à Celui qu'elle
invoque comme l’"océan rempli de toute douceur". Et encore :
"goutte d'eau de la mer" qui veut disparaître "dans le déluge du
vivant amour." D'un partenaire à l'autre, le matériel symbolique est donc
bien le même. La différence ne joue qu'au niveau des volumes : d'un côté
l'infime, de l'autre l'immense. A plusieurs reprises, soit dans les Exercices, soit dans le Héraut, on retrouve ce jeu de
correspondances symboliques marqué par la même différence, et ceci jusqu'aux
toutes dernières pages du Livre 5 où, dans une vision anticipée de sa mort,
Gertrude se conçoit encore "toute petite goutte de rosée"(L 5,32,8,6)
tandis que l'oeuvre entière se clôt, entraînant une dernière fois le lecteur à
l'horizon des "flots de la bonté divine"(L 5,36,1,20).
Au point où nous en sommes,
il serait prématuré d'aller plus loin dans l'exploration du thème de la
liquidité. Nous le retrouverons en fin de parcours, quand nous parlerons des
effets de la communion eucharistique. Nous serons alors mieux en mesure de
percevoir les ramifications et les avantages de ce que nous laissons ici à
l'état de prémices.
Si le Héraut nous révèle un Dieu atteint d'une "incontinence"
de pietas, a-t-il quelque chose à
nous révéler de ce que Dieu attend de l'homme pour que celui-ci, dès ici-bas,
puisse recevoir quelque avant-goût de la divina
pietas ? Une triple distinction marquera ici notre propos :
1. Le Prologue nous
renseigne très vite sur les conditions requises pour que la lecture du Héraut soit fructueuse : "Celui
qu'une piété soucieuse de progrès spirituel incitera à lire ce livre..."(P
2,9-10 = Si quis cum devota intentione
spiritualis profectus in hoc libro legere desideravit). Voilà qui est dit
sans contorsion ! Nous comprenons que ce qui est réclamé est une
"intention droite"[5].
La nuance apportée par l'adjectif devota
qui accompagne intentio n'est pas
négligeable, mais elle appelle des réserves car on peut lire au Livre 3,18,20
que la devotio peut manquer à l'homme
sans que lui soient retirées pour autant les attentions et l'estime de la pietas Dei :
"J'aimerais
que mes saints ne m'estimassent point si cruel et comprissent que je tiens pour
bon et même parfait tout acte où il leur en coûte de me servir. Par exemple, il
en coûte personnellement à celui qui est privé de la saveur de la dévotion (qui cum non habet saporem devotionis),
d'accomplir le culte dû à Dieu en servant néanmoins Dieu par la récitation des
prières, les génuflexions et autres actes semblables, et, le faisant, en ayant
la confiance que la bonté de Dieu se plaira néanmoins à l'accepter" (et super his confidit de benigna pietate
Dei, quod tamen placite illud acceptet).
2. A l'inverse de la divina pietas, dont on a vu que Dieu ne peut se retenir de la laisser déborder, il faut que ce vaste débordement soit reçu dans un réceptacle à la fois vide[6] et capable de le retenir. Paradoxalement, la pietas sera donc d'autant mieux en état de se révéler à l'homme qu'elle le trouvera capable de "retenue", autrement dit de (se) retenir ou de (se) contenir. Ainsi doit s'entendre, semble-t-il, la continentia qui lui est demandée. Autant Dieu est "incontinent" de sa pietas, autant l'homme doit être "continent" pour la garder. On en veut pour preuves deux passages du Héraut particulièrement suggestifs :
. Le premier appartient au
portrait de sainte Gertrude : Comparée à un ciel où Dieu fait sa demeure, la mira continentia de Gertrude y tient
lieu de lune (L 1, 9).
. Le second est une lumière
qu'elle reçut de Dieu, un jour où elle cherchait à comprendre pourquoi
"d'aucuns reçoivent à l'office une abondante nourriture spirituelle alors
que d'autres demeurent dans l'aridité." Voici la réponse du Seigneur,
rapportée par la confidente de Gertrude :
"Le coeur
a été créé par Dieu pour contenir la joie spirituelle comme un vase contient de
l'eau (ad continendas delectationes,
sicut vas quod continet aquam). Mais si, dans ce vase contenant (continens) l'eau, d'imperceptibles trous
la laissent échapper, à la fin, il peut totalement la perdre et être
complètement sec. Il en est de même de la joie spirituelle renfermée dans le
coeur humain (sic cor humanum continens
delectationem) : si elle s'écoule par les sens corporels, la vue, l'ouïe et
les autres sens laissés libres d'agir à leur gré, elle finit par se perdre et
le coeur reste vide de toute joie en Dieu. Chacun peut en faire l'expérience.
Si l'envie lui vient d'un regard ou d'une parole inutile ou de peu de profit et
qu'il y cède sur le champ, la joie spirituelle tenue pour rien s'écoule comme
l'eau. Au contraire, s'il s'efforce de se contenir pour l'amour de Dieu (si vero propter Deum continere proponit),
elle croit en son coeur au point qu'à peine peut-il en supporter l'excès. Ainsi
quand l'homme a appris à se dominer en semblables occasions, la joie divine lui
devient familière et plus grand aura été l'effort de sa discipline, plus
savoureuses sont les délices qu'il découvrira en Dieu." (L 3, 30, 36)
Le verbe continere revient cinq fois dans ce
passage qui est manifestement de la même veine que le précédent, et peut-être
aussi de la même main. Dans l'un et l'autre cas, il s'agit de la “retenue” (continere, continentia) des sens
corporels pour préserver la délectation en Dieu. Mais si cette continentia vient à manquer, la pietas sera-t-elle prise en défaut? Tout
le Héraut nous presse de répondre
"non", car la divina pietas
n'est pas plus soumise à la continentia
de l'homme qu'elle ne l'est à sa devotio.
Que la continentia et la devotio contribuent grandement à en
faire l'expérience, sans aucun doute! Mais dans la mesure où cette pietas est divina, elle se veut aussi gratuita
(26 usages du mot), absolument libre de répandre à profusion, où elle veut,
et quand elle veut, la surabondance de ses flots (P 1).
3. L'environnement
linguistique immédiat de la divina pietas
permet d'affirmer que c'est la confidentia
(22 usages du mot) de l'homme qui est son terrain de prédilection et,
inversement, le manque de confidentia
qui est son plus grand obstacle. Un manque de devotio ou un manque de continentia,
on l'a vu, priveront l'homme de la délectation en Dieu mais ils ne priveront
pas Dieu d'exercer sa pietas en
l'homme. Au contraire, le manque de confidentia,
sans aller jusqu'à priver Dieu du jeu de sa pietas
en l'homme, retarde néanmoins le complet déploiement de ce jeu. On s'en rend
compte à l'évidence dans une comparaison que fait le Seigneur lui-même entre la
confidentia de sa bien-aimée Gertrude
et le manque de confidentia d'une
autre personne :
"Si j'ai
tardé si longtemps à t'accorder les dons que tu demandes, c'est parce que tu manques
de confiance dans ceux que ma bonté daigne t'octroyer spontanément (quia non confidis in his quae in te gratuita
pietas mea dignatur operari), au contraire de cette mienne (bien-aimée)
dont la forte confiance si bien enracinée s'appuie en toutes choses entièrement
sur mon amour (sicut illa mea facit, quae
in forti confidentia bene radicata, in omnibus de mea pietate plene confidit);
c'est pourquoi je ne frustre jamais aucun de ses désirs." (L 1, 10, 5,
9-14)
Ce passage, remarquons-le,
s'inscrit en finale d'un chapitre où, dans le ciel de la sainteté de Gertrude,
la confidentia fait figure de
première étoile et brille d'un tel éclat que la rédactrice du Livre 1 la
considère plus comme un "don" que comme une "vertu" :
"A quel degré magnifique elle posséda, ne disons pas la vertu, mais plutôt
le don de confiance (non dico virtus, sed
potius donum confidentiae)..." (L 1, 10, 1, 1-2)
Il ne fait donc plus de
doute maintenant pour nous que c'est la présence ou l'absence de confidentia en l'homme qui, plus que
tout, semble-t-il, dans le Héraut, et
de toutes manières plus que la devotio
et la continentia, affecte la divina pietas. Nous voudrions encore le
montrer avec un exemple où, cette fois, ce n'est pas le défaut de confidentia qui paralyse la pietas Dei, mais l'inébranlable confidentia de l'homme qui a tant de
puissance sur elle que le Coeur du Christ en est transpercé :
"Le jour
des saints Innocents, comme elle était empêchée de se préparer à la communion
par le tumulte de ses pensées et qu'elle implorait à cet effet le secours
divin, elle reçut de la toute bienveillante miséricorde de Dieu la réponse que
voici : "Quiconque, assailli par la tentation, se met avec la fermeté de
l'espérance sous ma protection, compte parmi ceux dont je puis dire : Unique est
ma colombe et choisie entre mille; par un seul de ses regards elle a transpercé
mon divin Coeur au point que, si je savais ne pouvoir la secourir, mon Coeur en
éprouverait une peine si accablante que toutes les joies du ciel seraient
impuissantes à l'alléger. Car, par mon humanité qui est unie à ma divinité et
en qui mes bien-aimés ont un constant avocat, je suis contraint de compatir à
tous leurs besoins." "Seigneur, dit-elle, comment votre humanité
toute pure, en laquelle ne s'est jamais rien trouvé à redire, peut-elle vous
contraindre à la compassion envers nos multiples détresses?" Le Seigneur
répondit : "A qui réfléchit il est facile de le prouver. L'Apôtre n'a-t-il
pas dit de moi : Il a dû devenir en tout semblable à ses frères pour être fait
miséricordieux ?" Le Seigneur ajouta : "Ce regard de ma bien-aimée
par lequel elle transperce mon coeur, c'est l'inébranlable confiance qui la
rend certaine de moi, de mon pouvoir, de ma capacité et de ma volonté de
l'assister fidèlement en toutes choses; cette confiance a sur mon amour tant de
force qu'il m'est impossible de l'abandonner en quoi que ce soit" (Unus oculorum electae meae quo transvulnerat
Cor meum, secura confidentia est quam habere debet de me, quod vero possim,
sciam et velim sibi in omnibus fideliter adesse : quae confidentia tantam vim
facit pietati meae, quod nullatenus possum ipsi abesse). Et elle :
"Seigneur, la sûreté excellente qu'est cette confiance, nul ne peut la
posséder que vous ne la lui donniez; où est alors la faute de celui qui ne l'a
pas?" A quoi le Seigneur répondit : "Mais chacun est au moins à même
de combattre d'une certaine manière son manque de confiance, comme le dit
l'Écriture. Car, sinon pleinement de coeur, du moins de bouche il peut répéter
avec Job : "Quand même je serais plongé dans les profondeurs de l'enfer,
il m'en délivrera" ou encore "quand même tu me tuerais, j'aurais
confiance en toi", et autres semblables." (L 3, 7)
Ce qui donne à cette page
son caractère extrêmement poignant, c'est qu'ici la pietas Dei s'avoue elle-même vaincue par la confidentia. Alors que nous avions vu cette pietas mener en Dieu-même un combat d'où il sort vaincu, la voici
vaincue elle-même par l'humaine confidentia.
Vaincue au point que le Divin Coeur de Jésus-Christ en est transpercé. Est-ce à
dire, en définitive, que l'homme l'emporte sur Dieu ? Oui, répond
"l'enfant de choix" (prolis
electae) que nous écoutons. C'est la force de l'amour de se vouloir vaincu
par la confiance de celui qu'il aime. Dieu n'y résiste pas. Il en a le Coeur
transpercé, il se liquéfie, et ce sont des cataractes de pietas qui se répandent dans la vallée de l'humanité, quelle que
soit la profondeur de sa misère (L 2,1,1).
Tels sont les traits les
plus marquants de la pietas annoncée
par le Héraut. Pour en dégager,
davantage encore, l'originalité, il faudrait interroger la tradition
culturelle, patristique, et liturgique, à laquelle se rattachent sainte
Gertrude et les moniales d'Helfta. On verrait alors que cette manière de parler
de l’amour divin comme pietas est,
sans aucun doute, l’une des marques les plus caractéristiques de leur message.
[1] . Il arrive que ces adjectifs prennent la forme de substantifs : supereffluentia, liberalitas, dulcedo. On les rencontre aussi couramment au superlatif : incontinentissima, supereffluentissima, liberalissima, benignissima, dulcissima. C’est là une caractéristique du style d’Helfta. Cf. Pierre Doyère, « Introduction », SC 139, pp. 25-26.
[2] . Dulcis est de l’ordre du contact et du goût, ce qui, dans le Héraut et par référence à saint Bernard, appelle l’image du miel (mellea) qui coule (melliflua). Pour une juste compréhension de la douceur chez Gertrude, cf. P.Doyère, « Introduction », SC 139, p.27.
[3] . Quand l’adjectif divina ne qualifie pas la pietas, c’est très souvent la marque d’un possessif (pietas mea, pietas tua, pietas sua) qui en est le substitut. Le Héraut compte 111 emplois de l’adjectif possessif en lien avec pietas, dont 29 sous la forme pietas tua dans le seul Livre 2. De toutes manières, que la pietas soit divina ou marquée d’un possessif, il s’agit presque toujours de la pietas du Seigneur Jésus-Christ.
[4] . De fluo, fluere : couler, s’écouler. Gertrude et les moniales d’Helfta affectionnent le vocabulaire de l’écoulement, dont elles gonflent souvent de simples adjectifs, de sorte que la pietas n’apparaît pas seulement supereffluentissima, mais encore largiflua (8 emplois), et aussi melliflua, suaviflua, etc.
[5]. La devota intentione est le contraire de la « vaine curiosité » dont le Seigneur fait le procès en L 5,34,1,19-24 : « Si quelqu’un, poussé par une vaine curiosité (Qui vero curiosa instigatur elatione), vient derrière et se penche par-dessus mon épaule pour inspecter et scruter le texte de mon livre à l’envers, je ne pourrai, certes, supporter longtemps le poids de cet importun, et, à sa confusion, je le rejetterai sans hésiter par ma puissance divine. »