De tout temps, les lecteurs
de sainte Gertrude ont dû s'affronter à son style. L'écorce a paru si rude à certains,
- peut-être, d'ailleurs, parce qu'elle est trop tendre -, qu'ils n'en ont pas
goûté le fruit. Tous n'ont pas eu la sagesse d'un Monsieur Olier, qui
conseillait à une pénitente de poursuivre sa lecture "nonobstant le petit
dégoût que vous y ressentez"[1].
Butant sur la forme, ils ont buté sur le fond, ne voyant dans ces
"révélations" que "bizarreries, mièvreries, niaiseries,
fadaises, puérilités"[2].
Le plus grand nombre, cependant, reçut le message et apprit à le déchiffrer
avec les clés de lecture données par l'enfant. Nous ne pouvons pas, nous non
plus, entrer dans les jeux du Héraut sans en connaître les clés. Ici, nous
porterons une attention spéciale à l’une d’elles que Gertrude nomme l’
“alphabet des images” (L2,24,1,13-14), autrement dit le b-a-ba de la pietas en acte de révélation.
Sur le bien-fondé de ces
images (imaginationes, similitudines),
l'enfant/Héraut s'explique à
plusieurs reprises, en particulier dans trois passages essentiels, situés aux
points stratégiques de l'oeuvre : le Prologue (P 6), le chapitre final de la Prima Pars (L 2,24), et le chapitre
final de la Secunda Pars (L 5,36). Il
est clair que ces images ont d'abord pour fonction de rendre possible la
communication du scripteur avec le lecteur. En ce sens, leur fonction est
symbolique au même titre que tout acte de langage oral ou écrit. Elles sont le
corps choisi par la pietas pour se
mettre à la portée du lecteur, sans toutefois cacher son embarras d'avoir à
dire, en pareil alphabet, "ce qu'il n'est possible d'allier à aucun
mélange d'images matérielles et dont seul qui en a mangé éprouve à jamais la
faim" (L 2,24,1,16-17).
Si malhabile que soit ce
corps scriptural pour exprimer l'inexprimable de l'amour-pietas, Gertrude a cependant conscience qu'il est un conductible
approprié pour opérer dans le lecteur un déplacement, "dans l'intime de
son être", vers "de plus hautes expériences" (tracti in intimis suis ampliora experiantur,
L 2,24,1,12); et la rédactrice de L 5,36 lui fait écho en recommandant aux "gens
sans grande expérience, incapables de nager par eux-mêmes dans les flots de la
bonté divine (in profluvio divinae
pietatis)", de lire "ce petit ouvrage". "Il leur
servira de véhicule pour prendre le bon chemin. Ravis des grâces d'autrui et
conduits ainsi comme par la main, qu'ils vaquent à la lecture, à la méditation
et à la contemplation, et commencent ainsi à goûter par eux-mêmes combien le
Seigneur est doux" (L 5,36,1,20-25). La pietas invite donc à un cheminement, à un déplacement. Par un
alphabet d'images, elle se donne à voir aux yeux du lecteur pour le mettre en
appétit d'elle-même, et s'introduire ainsi dans son corps à la manière d'un
pain (L 5,33,1,6.13). Il est facile de remarquer la place privilégiée de la
perception gustative chez Gertrude, et l’on peut dire qu’elle s’appuie dans
tout le Héraut sur une thématique de
la mastication des images qui, dans l'acte de lecture, sont broyées pour
devenir "manne cachée, .... nourriture au long de la route de notre exil,
en attendant que, contemplant à visage découvert la gloire du Seigneur, nous
soyons transformés en cette même image du Seigneur, allant de clarté en clarté,
comme sous votre très suave souffle". (L 2,24,1,15.18-22)
Nul, peut-être, n'a mieux
perçu la valeur d'icônes des images de Gertrude que Maria-Teresa Porcile. Voici
de larges extraits d'une conférence qu'elle a donnée à l'assemblée générale de
la CFC (Commission Francophone
Cistercienne) en 1990[3]
:
"Ce n'est
pas à partir des critères d'une théologie rationnelle et académique que l'on
peut entrer dans l'univers de la Mystique, mais bien plus à partir de l'image
et du symbole(...) Pour cela commençons par nous libérer de cette inclination
naturelle toujours menaçante en nous, de prendre le mot "image" pour
de l'imagination, de la fantaisie, de l'irréel(...) Approchons-nous de Gertrude
à partir de son propre langage symbolique, de ses visions, de ses images, de
son langage apocalyptique, eschatologique. Ne la considérons plus comme
appartenant 'au passé', au Moyen-Age, mais voyons-la plutôt dans la perspective
du futur. D'une certaine façon, Gertrude est une surréaliste. Le surréalisme ne
rompt pas l'image, il ne la découpe pas pour l'analyser. .. comme fait le
cubisme qui a l'avantage d'élargir l'espace ... Le surréalisme, lui, a d'autres
mécanismes devant la réalité. Il fait une "surréalité..." (p.233-234)
(...)
Innombrables
sont les textes où Gertrude parle de cette recréation par l'image, mais c'est
toujours le Seigneur qui la réalise (...) Cette progressive transformation
d'images en images, lui permet d'atteindre ce qui est la finalité de toute vie
contemplative et de toute vie chrétienne: la vision du visage du Seigneur.
Gertrude a faim et soif de ce visage "(p.248-249).
Traitant des visions de
Gertrude, la même Maria-Teresa fait le lien entre le langage du Héraut et celui
de l'Apocalypse :
"La
vision est un genre littéraire propre à l'apocalypse et à l'eschatologie.
L'apocalypse n'est-elle pas un monde de révélation et de visions ? Gertrude
aussi s'exprime avec un étonnant pouvoir d'évocation(...) Le critère de lecture
de la vision n'est pas la certitude, le tangible, mais il se trouve dans
l'approfondissement intérieur de ce qui est décrit.
"...le
langage de l'Apocalypse ...nous parle d'une victoire sur les limites de
l'espace et du temps ... c'est pourquoi il est le langage de l'eschatologie ...
Celui qui s'exprime au moyen de la vision ... est vainqueur de toutes limites
et de toutes frontières.
"La
vision, c'est voir à un autre niveau avec une intensité différente, c'est voir
de l'intérieur ... c'est être en relation avec ce qui est vu, et c'est cela qui
établit la communion et la similitude. L'Orient qui nous apprend à regarder les
icônes sait bien cela.
"...la
grande condition pour assister à la liturgie de l'Agneau, c'est d'avoir des
ailes, d'être rempli d'yeux, et de répéter sans cesse "Saint,
Saint,Saint". C'est ce que vit Gertrude (pp.250-252)."
Le Seigneur a dû se battre pour
obtenir de Gertrude qu’elle consente à écrire. Et même après avoir donné son
consentement, Gertrude a toujours gardé par rapport à ce travail d’écritures
une réserve que peut seul expliquer un souci de ne tromper ni Dieu ni le
lecteur. Cette réserve nous vaut de sa part "une série d'observations qui
ont valeur de principes sur le sens et la portée de ses visions"[4].
Elle note, par exemple, après la relation de ce qui fut pour elle "la plus
douce des visions" (L 2,21,4,1-2) : "Je n'ignore pas que votre Toute-Puissance
inscrutable, dans l'excès de sa tendresse (ex
abundantia pietatis), ne laisse pas d'adapter le plus convenablement
visions aussi bien qu'embrassements, baisers et autres témoignages d'amour,
selon le lieu, le temps, la personne." (L 2,21,4,12-16)
Par ailleurs, Gertrude a
pris soin de ne jamais laisser sans explication ses tapisseries d'images et de
visions, et, sur ce point, sa réserve va jusqu'à plaider contre elle-même pour
défendre la vérité. Le chapitre 14 du Livre 4 en est un bon exemple : à
l'Office du matin, Gertrude a entendu l'histoire de Noé, suivie du Répons Benedicens ergo qui, comme toujours,
anime sa ferveur. Elle dit alors au Seigneur : "...ce serait pour moi une
grande faveur, si vous daigniez m'apprendre, à moi votre servante, comment
durant cette semaine je pourrais me dévouer efficacement, en vous construisant
une arche" (L 4,14,3,1-4). Le Seigneur agrée sa demande et l'instruit sur
la manière de construire une arche dans son coeur qui lui soit très agréable.
Mais Gertrude s'inquiète : "Étant donné que c'est poussée par mon
sentiment personnel que j'ai désiré obtenir de vous cette instruction, comment
oserai-je affirmer que c'est vous, le plus excellent des maîtres, qui me l'avez
enseignée ?" (L 4,14,5,1-4) La suite du dialogue vaut d'être citée
intégralement :
"Pourquoi
donc, lui répondit le Seigneur, faudrait-il faire peu de cas de cette faveur
que, avec le concours de ton propre sentiment (cum sensibus tuis), je t'ai accordée dans ma sollicitude pleine
d'empressement ? N'ai-je pas moi-même créé en toi ces sentiments pour me
servir ? et d'ailleurs n'a-t-on pas relevé avec grande admiration que, au
moment de créer l'homme, j'ai dit de propos délibéré : 'Faisons l'homme à notre
image et à notre ressemblance', plutôt que de dire comme pour les autres
créatures : 'Que la lumière soit. Que le firmament soit, etc ?' Mais elle : 'Si
je faisais intervenir ce critère, d'autres peut-être travailleraient selon leur
sens propre à mettre en avant des élucubrations venues d'on ne sait où, et à
les défendre comme avec une sorte d'autorité, sans les avoir reçues sous
l'effet de l'influx de votre grâce.' Ce à quoi le Seigneur répliqua : 'Ajoute
cette condition : si quelqu'un éprouve finalement en son coeur que sa volonté
est unie en tout à ma divine volonté, au point de ne pouvoir, ni dans la bonne
ni dans la mauvaise fortune, s'écarter, même par un détail, de mon bon plaisir;
si, de plus, en tout ce qu'il fait ou supporte, il ne recherche que ma seule
louange et gloire, renonçant toujours absolument à son propre avantage et
intérêt; celui-là peut vraiment affirmer sans crainte tout le bien que, par
l'exercice de ses facultés, il lui arrivera de connaître et de savourer au fond
de lui-même, du moment que n'y fait pas défaut l'argument de l'Ecriture sainte,
et que cela peut être profitable au prochain." (L 4,14,5,5-27).
L'intérêt de cette page est de nous présenter une sainte Gertrude tout à fait "consciente des dangers de l'illuminisme"[5]. Le Héraut n'aurait certainement pas la même autorité si Gertrude ne s'était pas constamment tenue sur la réserve. Elle comprend le défi que représente pour le lecteur son alphabet d'images et les explications qu'elle en donne, mais elle ne doute pas que la Toute-Puissance de Dieu saura l'adapter aux lieux, aux temps, et aux personnes (L 2,21,4,15). Elle peut donc plaider contre elle-même et laisser la défense à la charge du Seigneur. Outre les critères de discernement que cette page met en relief et que nous devons retenir, elle dénote une positivité des sens et du sensible, qui, pour l'époque, ne va pas de soi. C'est aussi, à bien des égards, le type même d'une interaction[6] que E. Goffman juge bien menée : chaque acteur y sauve sa face en sauvant celle de l'autre, grâce à une tactique de "renoncement réciproque", véritable "marchandage à l'envers, par lequel chacun s'efforce d'avantager l'autre partie," et "laisse les jugements favorables venir des autres". Ainsi voit-on Gertrude sauver sa face en se défiant d'elle-même au profit de la face du lecteur, et le Seigneur sauver la sienne en se défiant de toute inspiration qui ferait fi de l'homme créé à son image et ressemblance; c'est cette double défiance, du Seigneur et de Gertrude, qui sauve la face de l'enfant/Héraut qu'ils ont conçu. Dès lors, le lecteur a toutes les clés en mains pour sauver à son tour la face de cet "enfant de choix", et, par là-même, celle de Gertrude, et celle du Seigneur.
Le plaidoyer du Héraut en faveur de la défense des
images fait également intervenir l'argument scripturaire. On en donnera deux
exemples particulièrement suggestifs :
1) Le premier renvoie à
"Maître Hugues"(=Hugues de Saint-Victor) qui enseigne dans son
discours de l'homme intérieur :
"Les
divines Écritures, par allusion à la connaissance du monde inférieur et par
condescendance à la faiblesse humaine, décrivent les réalités invisibles par
manière de formes visibles et en impriment en nos esprits le souvenir par une
sorte d'attrait d'objets désirables. C'est ainsi qu'elles parlent tantôt d'une
terre où coulent le lait et le miel, tantôt de fleurs, tantôt de parfums, et
aussi que le chant des hommes ou le concert des oiseaux leur servent à désigner
l'harmonie des joies célestes. Lisez l'Apocalypse de saint Jean et vous
trouverez longuement décrite une Jérusalem ornée d'or, d'argent, de perles et
de maintes pierreries; or, nous savons bien que rien de tout cela n'est dans le
lieu où cependant absolument rien ne peut faire défaut; c'est que rien de tout
cela n'y est spécifiquement (per speciem),
encore que tout y soit analogiquement (per
similitudinem). (L 1,1,4,5-15)
La référence explicite à
l'Apocalypse a ici l'avantage de typer les images du Héraut dans le sens eschatologique que Maria-Teresa Porcile a mis à
jour : Gertrude "ne se trouve pas dans le passé mais bien dans le futur,
dans la promesse, dans l'eschatologie." Elle "fait une
surréalité."
2) En L 4,12,3,1-14, c'est
moins le genre apocalyptique que le genre prophétique qui justifie le recours
aux "symboles mystiques" et aux "images" :
"Comme elle se
demandait pourquoi le Seigneur, cette fois et tant d'autres, l'instruisait par
une vision si matérielle, le Seigneur lui remit en mémoire ce qu'on chante, en
la fête du jour, au sujet de la porte fermée que vit d'avance en esprit le
prophète Ezéchiel, et il lui dit : 'De même qu'autrefois le mode et l'économie
de mon incarnation, de ma passion et de ma résurrection furent signifiés
d'avance aux-prophètes par les symboles mystiques et les images de la réalité (per mysticas rerum species et similitudines),
ainsi, aujourd'hui encore, les choses spirituelles et invisibles ne peuvent
être exprimées à l'entendement humain que par des figures empruntées au monde
sensible (per rerum cognitarum
similitudines). Voilà pourquoi nul ne doit mépriser ce qui lui est révélé
par le symbole de réalités matérielles (per
imaginationes rerum corporalium), mais plutôt chacun doit-il faire effort
pour mériter de percevoir et de goûter, par le truchement des images
matérielles (per corporalium rerum
similitudinem) la saveur des délices spirituelles."
Nous remarquons une nouvelle
fois, dans cette page, que l'alphabet des images doit conduire à la science du
goût. Mais le lecteur n'y parviendra que s'il s'abstient de
"mépriser" (a nullo debet vilipendi, L 4,12,3,10), et s'il s'applique
à "étudier" (studere debet,
L 4,12,3,12). Ceci est bien dans la ligne des conseils constamment rappelés par
le Héraut à quiconque veut faire
l’expérience de la divina pietas en
acte de révélation.
[1] . Cf. Pierre Doyère, « Introduction », SC 139, p.20.
[2] . Cité par J. HOURLIER et A. SCHMITT, « Introduction », SC 127, P.21.
[3] . Maria-Teresa PORCILE, « Sainte Gertrude et la liturgie », Liturgie CFC, 1990/4, pp.220-255.
[4]. Cyprien VAGAGGINI, Initiation théologique à la liturgie, T 2, Biblica, Bruges-Paris 1963, p.209.
[6] . Erving GOFFMAN est un sociologue américain qui a étudié minutieusement les interactions de la vie quotidienne. Il montre comment chacun cherche à « sauver sa face », et comment les sociétés ont mis en place des « rites d’interaction » permettant de sauver sa face. L’expérience prouve qu’il est toujours dangereux de sauver sa face aux dépens de celle des autres. Seul moyen de réussir : sauver sa face en sauvant celle des autres. Cf. La mise en scène de la vie quotidienne, T 1, La présentation de soi, et T 2, Les relations en public, Paris, Minuit, 1973. Les rites d’interaction, Paris, Minuit, 1974.