LA  “VEDETTE”  DU  HERAUT  DE  L’AMOUR  DIVIN

 

 

Le titre de cette conférence indispose peut-être certains d’entre vous. Gertrude n’est pas une “vedette” au sens courant du terme, c’est une sainte. Alors, l’usage d’un tel mot n’est-il pas déplacé ? Sans doute le serait-il si l’on n’était pas conscient de l’écart qui existe entre le monde du théâtre et celui de la sainteté. En réalité, ce n’est que pour mieux faire apparaître le type de sainteté mis en valeur dans le Héraut que nous recourons ici, non sans audace il est vrai, à la notion de “vedette”[1] qui d’ailleurs n’est pas complètement étrangère au genre littéraire de l’oeuvre. Gertrude et ses soeurs usent volontiers de scénarios pour inviter le lecteur à entrer dans les jeux de la divina pietas. A lui d’en tirer parti au maximum, se laissant à son tour choisir comme acteur, avec la part d’engagement que ce choix requiert.

 

 

1 -  LE  CHOIX  DE  LA  "VEDETTE"

 

Contrairement aux habitudes de l'époque, où les Vitae présentent leur héros ou leur héroïne comme si, en eux, Adam n'avait pas péché, le "Mémorial de la divine tendresse" ne dissimule pas au public les défauts de la vedette qu'il met en scène. Ceci cadre bien avec l'atmosphère générale de saine authenticité qui se dégage du Héraut. Toute espèce de tromperie est évacuée. Gertrude n'est pas sainte à son entrée en scène, elle le devient en consentant au partenariat que lui offre, au soir du 27 janvier 1281, date de sa conversion, "un adolescent, plein de charme et de distinction, d'environ seize ans, et dont l'aspect extérieur ne laissait rien à désirer à ce qui pouvait plaire à mes jeunes regards" (L 2,1,2,3-6). C'est le Christ, reconnu, ce soir-là, aux "joyaux brillants des cicatrices" (L 2,1,2,27-28) qu'il porte sur ses mains, qui, progressivement, va initier Gertrude aux jeux de la divina pietas.

 

Chose étonnante donc, et qui doit retenir notre attention : la vedette du Héraut a le droit d'avoir des défauts! ... et d'être prise en défaut ! Ou, pour le dire autrement, les "défauts" ont un rôle à jouer avec la pietas; mieux encore, ils ont une valeur reconnue pour permettre à l'homme de se mettre en situation de pietas (L 1,3,7; L 3,82,1; L 4,2,2; L 5,1,26; L 5,4,20). A cet égard, l'oeuvre de Gertrude rejoint l'un des soucis majeurs de l'hagiographie contemporaine qui, au dire de Dominique Bertrand, "n'est plus de sublimité, mais de présence de la grâce à l'épaisseur de l'homme. Cacher les ombres, c'est oblitérer la force de la grâce"[2]. Le destinateur (Esprit-Saint), en choisissant Gertrude, donne à son destinataire (lecteur) une vedette qui peut "fortifier par son exemple la confiance de toute âme vivant ici-bas." Gertrude elle-même s'en explique dans son "Mémorial" :

 

"De quels mérites de ma part me vient un tel don, ô mon Dieu, de quelles résolutions de la vôtre ? Il faut que l'amour oublieux de son honneur mais prompt à honorer, oui, l'amour impétueux, qui devance tout jugement et échappe à tout raisonnement, vous ait, ô mon Dieu infiniment doux, comme enivré, jusqu'à perdre le sens, pour que vous tentiez l'union de termes si dissemblables. Mais il serait plus convenable de dire que la suave bonté - innée et essentielle à votre nature - sous la motion intime de la douce charité - par laquelle non seulement vous aimez, mais êtes l'Amour même, et dont vous avez employé la plus tangible efficacité au salut du genre humain - vous a incliné vers la dernière des créatures humaines, la plus démunie de tout ce qui ne lui est pas nécessaire et dû, méprisable par sa vie même et sa conduite, pour l'appeler du plus loin de son extrême bassesse et la faire participer à la grandeur de votre Majesté, que dis-je ? - de votre Divinité, afin sans doute de fortifier par cet exemple la confiance (confidentiam) de toute âme vivant ici-bas. Mon espérance et mon désir sont qu'il en soit ainsi pour tout chrétien, par respect pour Dieu, et qu'il ne se rencontre personne s'abaissant autant que moi à déshonorer vos dons et à scandaliser le prochain." (L 2,8,3)

 

En choisissant Gertrude, le metteur en scène veut donc “convaincre” le lecteur de "confiance". Or on se souvient que c'est la confidentia de l'homme qui a le plus de prise sur la pietas de Dieu. Plus que capacité d'accueil, la confidentia exerce sur la pietas un pouvoir de "conviction" qui la contraint de se manifester.

 

Il vaudrait la peine d'étudier le Héraut sous l'angle de ce que Leonardo Boff appelle "l'intégration du négatif”[3]. On verrait comment le "merveilleux", dans le cas de Gertrude, n'est pas la sainteté acquise au départ, mais la sainteté conquise par une prise en compte réaliste de sa face d'ombre. Gertrude ne naît pas "lumière pour éclairer les nations" (P 3,4; L 3,64,3,12), elle s'y destine. N'allons pas en conclure que le Héraut se complaît à maintenir le lecteur dans la part défectueuse, sombre, et peccamineuse de la personne humaine. Disons plutôt que la joie sereine qui s'en dégage est de la même veine que celle de l'Évangile montrant Jésus assis à la table des pécheurs et déclarant : "Ce ne sont pas les bien-portants qui ont besoin du médecin mais les malades; je ne suis pas venu appeler les justes mais les pécheurs" (Lc 5,31-­32). La "vedette" choisie par l'Esprit-Saint pour faire équipe avec le Christ, est du bord des malades et des pécheurs, car c'est à eux que sont destinés les flots débordants de la divine tendresse. Il faut qu'en la voyant "jouer"[4] avec le Christ, les malades et les pécheurs soient "convaincus" de "confiance".

On pourra opposer à la mise en avant d'un tel critère de choix l'argument selon lequel les saints sont portés à surévaluer leurs péchés et leurs défauts. Dans son "Introduction" au Héraut, Pierre Doyère a réfuté cet argument avec beaucoup d'adresse :

 

"Lorsque (les mystiques) confessent leur misère en des termes qui expriment une honte extrême, hagiographes et moralistes ne laissent pas de mettre en garde contre l'exagération imputable à la qualité même de leur vertu d'humilité. Il y a là un malentendu. Le saint ne se place pas dans la perspective d'un idéal de perfection proposé à son effort, pour mesurer ensuite s'il s'en est approché ou même l'a accepté. La misère dont il gémit et qui lui est révélée dans la lumière où il perçoit - si confusément que ce soit - la transcendance divine, n'est pas celle de sa vertu, ni même de son intention. Plus profondément et plus absolument, c'est la misère de son être, non pas en manière de connaissance abstraite et métaphysique, mais en manière de réaction vitale devant la Présence de l'Être divin. Un moraliste se défend mal peut-être de tracer ici une courbe de la perfection en partant de l'ascèse pour atteindre la contemplation, de l'humilité à l'extase : chez un mystique, la vraie humilité n'est pas à la racine de l'extase, elle en est le fruit. Ce rapport a bien été perçu, grâce à une lumière spéciale, par l'auteur du Livre 1, qui comprend que c'est la grandeur même des dons divins qui fit l'humilité de Gertrude : plus grande est l'action de Dieu en elle, plus elle s'abaisse jusqu'au plus profond de l'humilité par la reconnaissance de sa propre infirmité (L 1,4)"[5].

 

Prendre en compte la face d'ombre de Gertrude, c'est aussi prendre en compte la manière dont le Seigneur la reprend et la corrige. Notre travail ne permet pas qu'on s'y étende longuement, mais il vaut la peine de dégager du Héraut une constante qui en dit long sur l'industrie de la pietas Dei à son égard : la correction de la vedette se fait presque toujours par un surcroît de douceur, et Gertrude reconnaît que "ce procédé était plus efficace que n'aurait jamais été, pour me convertir, la peine sévère qui m'était due" (L 2,2,2,17-19). Ailleurs, elle avoue :

 

"Que de fois, cédant à l'instinct de la malice, ce don que je voulais d'abord vous faire, dès la première occasion, mes paroles ou mes actes vous l'ont refusé, dans un mouvement de légèreté ou de sensibilité; c'était comme si j'avais paru vous retirer une bouchée des lèvres pour la donner à votre ennemi. Mais alors vous sembliez me regarder avec la plus sereine bonté, comme ne pouvant en rien me soupçonner de fraude et comme voulant tenir, au contraire, mon geste pour une caresse. Et cette attitude a si souvent, dès lors, ramené mon âme à de telles douceurs de tendre émotion que je doute que vous eussiez jamais pu, par l'effroi des menaces, m'incliner vers pareil désir d'amendement et de vigilance." (L 2,13,1,30-40)

 

L'expérience de sa vilenie et de son néant, à la lumière de la pietas Dei, conduit Gertrude à thématiser ce que l'on a coutume de considérer comme l'une de ses plus grandes originalités : la suppletio. "C'est là l'un des fruits de sa formation spirituelle à l'école de la liturgie", écrit Cyprien Vagaggini, qui voit dans cette suppletio la jonction de 1' "effort ascétique" avec la "conscience de la grâce" :

 

"Cette pratique consistait à penser aux mérites du Christ, aux souffrances, aux désirs et aux prières de sa sainte humanité, pour s'y unir et les offrir au Père, afin qu'ils suppléent à son indignité, à ses négligences, à ses défauts et à ses péchés. Elle recourait de la même manière aux mérites de la Vierge et des saints.

"Cette pratique lui permettait, tout en gardant une exacte conscience de son indignité et du peu de valeur de ses efforts ascétiques, de s'approcher de Dieu en toute tranquillité d'âme pour le rencontrer dans l'action liturgique. En tout cela aucune trace de jansénisme, ni de pélagianisme, ni de volontarisme. Mais, sans tomber non plus dans le laxisme ou le quiétisme, elle avait une conscience très vive de la souveraineté de la grâce, et de la suppléance apportée par le Christ aux pauvres efforts des hommes qui sont unis à lui avec une bonne volonté sincère et un coeur pur."[6]

 

Consciente de sa bassesse, et confiante en l'infinie prodigalité de la pietas Dei, Gertrude devient cette femme au coeur libre dont le Livre 1 fait le portrait. Le tableau de ses vertus demanderait lui aussi qu'on s'y arrête longuement, car il sort des lieux communs de l'hagiographie du Moyen Âge. Dans une conférence antérieure, nous avons signalé la "confiance" (confidentia), qui fait figure de première étoile dans le ciel de sa sainteté. Ajoutons ici la "liberté du coeur" (libertas cordis) sur laquelle le Seigneur s'est prononcé de façon surprenante :

 

"La liberté de l'âme était en elle une vertu d'un tel éclat que rien de ce qui pouvait en quoi que ce soit contredire sa conscience ne lui était, même quelques instants, supportable. Sur ce point le Seigneur lui-même s'en portait garant, répondant à un homme de piété qui lui demandait dans sa prière ce qui lui plaisait davantage en la sainte, il dit : 'la liberté du coeur' (libertas cordis). Dans sa surprise et comme mésestimant cette vertu, cette personne dit : 'Je pensais, Seigneur, que votre grâce avait fait parvenir son âme à une très haute connaissance spirituelle et à un amour d'une éminente ferveur.' Et le Seigneur répondit : 'Il en est bien ainsi que tu le penses; mais la voie en est cette grâce de liberté, bien excellent qui la conduit sans détour au sommet de la perfection, puisque ainsi, à tout moment, elle est disponible à l'action de tous mes dons, ne permettant jamais à son coeur de s'attacher à quoi que ce soit qui me ferait obstacle." (L 1,11,7)

 

 

2 -  LA  PART  DE  LA  "VEDETTE"

 

Gertrude n'est pas seulement consciente de sa face d'ombre, elle est aussi consciente de sa face de lumière et de sa mission "pour éclairer les nations". A la frontière de ces deux faces, elle se positionne avec une justesse qui la garde à la fois du découragement et de la présomption. On en a la preuve dans sa manière de recourir au registre de la "petitesse" pour se situer devant Dieu et devant les hommes. Entendons bien : il ne s'agit plus ici du sentiment de sa "bassesse", lié à l'expérience de ses défauts et de ses péchés, mais de celui de sa "petitesse" qui, pour inséparable qu'il soit du précédent, s'en distingue néanmoins radicalement du fait qu'il n'est pas, de soi, lié au péché. C'est ce sentiment qui émerge dans des exclamations comme celle-ci :

 

"O dignité de cette infime poussière (minutissimi illius pulveris) que l'Être éminent, joyau du trésor céleste, a retirée de la fange pour se l'attacher ! O excellence de cette menue petite fleur (illius flosculi) que fait surgir du marais le rayon même du soleil, comme pour l'associer à sa propre lumière !" (L 2,9,2,1-5)

 

Le Héraut et les Exercices sont tissés de diminutifs que nous aurions tort de considérer comme un simple artifice littéraire. C'est l'expérience même que Gertrude fait de la pietas Dei qui s'y inscrit, comme on l'a déjà remarqué : "Infime gouttelette" de la bonté de Dieu (minima guttula bonitatis tuae), la sainte veut disparaître devant l' "océan rempli de toute douceur" qu'elle a pour mission d'annoncer.[7]

 

La conséquence logique de ce juste sentiment se vérifie en matière de coopération[8] dramaturgique. Exempte de pélagianisme autant que de laxisme, Gertrude comprend qu'elle doit mesurer sa "part" en proportion de sa "petitesse". Ce sera le "un peu" de l'Evangile[9], où l'Infiniment grand reconnaît son image et ressemblance dans la petitesse. Le tout-petit coopère petitement, mais au regard de l'Infiniment grand, ce "petitement" est la plus juste mesure de coopération à l'Immense. Sans ce "petitement" intentionnel et signifié, l'Infiniment grand est comme paralysé, et la divina pietas ne peut pas se manifester. Donnons quelques exemples :

 

1) En matière de pauvreté, Gertrude est confirmée par le Seigneur dans son interprétation de Matthieu 25,40 :

 

"En s'accordant du sommeil, de la nourriture ou quelque autre nécessité, elle se réjouissait de donner tout cela au Seigneur à qui elle s'identifiait et lui à elle, selon la parole même du Seigneur: 'Ce que vous avez fait à l'un de mes petits, c'est à moi que vous l'avez fait.' Estimant que sa misère faisait d'elle la plus petite et la plus vile des créatures, c'était bien à un petit du Seigneur (minimo Dei) qu'elle accordait ce qu'elle devait s accorder à elle-même. Que Dieu ait agréé cette exégèse, il le lui révéla de la façon suivante. Un jour, après quelque fatigue, elle s'efforçait de soulager sa migraine, dans la pensée de la gloire de Dieu, en suçant quelque drogue aromatique et voilà que le doux Seigneur, avec douceur et tendresse, se pencha vers elle feignant prendre du réconfort au parfum de cette même drogue, puis, après quelques instants, se redressa, ayant une douce haleine et, semblant y prendre quelque fierté, montra à tous les saints un visage joyeux disant : 'Voici un nouveau présent de mon épouse.' Et pourtant la joie de cette épouse était infiniment plus grande lorsque c'était à son prochain qu'elle pouvait procurer quelque bienfait analogue, semblable à un avare qui, au lieu d'un denier, reçoit cent marcs." (L 1,11,10,14-32).

 

2) En matière de "participation pleine, consciente et active" aux célébrations liturgiques, il faudrait relire L 3,25,1.2. Gertrude, désolée de voir l'obstacle qu'oppose sa faiblesse à son désir de "mettre toute son attention à prononcer toutes les notes et les mots de l'Office", comprend que le Coeur du Christ, "instrument infiniment doux de la Trinité éternellement adorable", se tient à côté d'elle "comme un serviteur fidèle ... attentif au moindre bon plaisir de son maître". Et le Seigneur ajoute :

 

"...mon Coeur Divin, connaissant la fragilité et l'instabilité humaine, souhaite, avec l'attente d'un désir infini, que, sinon d'un mot, du moins d'un signe (si non verbis, saltem aliquo nutu), tu lui confies le soin de suppléer pour toi et de parfaire tout ce que, par toi, tu ne peux accomplir (committas sibi supplendum pro te ac perficiendum quidquid per te minus perficere potes) ". (L 3,25,1.2)

 

3) En matière de pénitence, un bel exemple de "coopération dramaturgique" nous est donné en L 4,7,1.2.3 : Gertrude, craignant de négliger, un jour ou l'autre, la longue pénitence que le Seigneur lui impose, s'entend dire:

 

"Pourquoi voudrais-tu négliger ce qu'il t'est si facile d'accomplir? Oui, ma bienveillance se contentera d'un seul pas fait dans cette intention, ou d'un fétu ramassé à terre, ou d'un seul mot que tu auras dit, ou même d'un geste d'amitié, ou encore d'un Requiem aeternam pour les défunts, ou de n'importe quelle prière récitée pour les pécheurs, comme aussi pour les justes". (L 4,7,2,4-11)

 

Un peu plus loin, prise de scepticisme sur l'aptitude de l'homme à faire le bien, elle déclare, citant Gn 8,21 : "...les sens de l'homme sont si enclins au mal qu'il multiplie les péchés à toute heure !" Et le Seigneur de répondre :

 

"Pourquoi donc cela te semble-t-il si difficile ? Moi, Dieu, j'y aurai tant de joie que si l'homme se déterminait à y mettre tant soit peu du sien (aliquantulum), moi, le Dieu Tout-Puissant, j'aurais à coeur de l'aider (cooperare), et, de la sorte, ma divine Sagesse aurait indubitablement le dessus". (L 4,7,3,8-14)

 

Aliquantulum et cooperare : les deux mots sont lâchés pour dire avec exactitude la "part" de la vedette, comme celle de quiconque veut se prêter à la "coopération" dramaturgique de la divina pietas.

 

4) En matière de préparation à la communion, elle désira, un jour, obtenir pour d'autres une faveur identique à celle qu'elle avait reçue. Le Seigneur lui dit : "Je la leur donne, mais je laisse à leur volonté la liberté de s'en parer". Et comme Gertrude s'enquiert de ce qu'il faut faire pour obtenir cette faveur, le Seigneur lui répond :

 

"Si, dorénavant, à quelque instant que ce soit, dirigeant vers moi un coeur pur et une volonté droite, elles appellent ma grâce, ne fût-ce que d'un mot ou du moindre soupir (minimo verbo vel gemitu), aussitôt elles apparaîtront à mes yeux vêtues de cette même parure que tes prières ont demandée pour elles". (L 3,34,2,4-10)

 

5) En matière d'action de grâce, citons les premières lignes de L 2,11, remarquables de justesse théologique[10]. Leur site eucharistique servira de prémices à des développements ultérieurs :

 

"De combien de manières, en tout ce temps, vous m'avez fait goûter votre présence salutaire ! de quelle immense bénédiction de douceur vous avez sans cesse prévenu ma petitesse (parvitatem meam), spécialement pendant les trois premières années, et plus spécialement encore lorsque m'était donné de recevoir votre Corps et votre Sang sacrés ! Comme jamais je ne pourrai le dire une fois pour mille, j'en commets le soin à cette éternelle, immense et immuable gratitude par laquelle, ô resplendissante et toute calme Trinité, vous recevez de vous et en vous, pleinement ce qui vous est dû et, y participant, infime grain de poussière (quasi pulvis exiguus) grâce à celui qui siège près de vous tout en ayant ma nature, je vous offre toutes les actions de grâces que vous avez rendues possibles par lui, dans le Saint ­Esprit, pour tous vos bienfaits..." (L 2,11,1,1-12)

 

On pourrait multiplier les exemples. L'atmosphère du Héraut est partout empreinte de cette gracieuseté de la pietas qui ne cherche pas d'autre partenariat que celui d'un vécu dans la "petitesse", ni d'autre exploit que celui d'une réponse à la mesure de cette "petitesse". Admirable commerce de la grâce, où le "moindre" est le mieux placé pour "coopérer" à l'Immense, et ainsi faire l’expérience de la divine tendresse.[11]

 



NOTES

 

 

[1] . Le terme « vedette » est emprunté au vocabulaire sociologique d’Erving GOFFMAN qui écrit : « Quand on examine une routine dont la présentation demande un e équipe de plusieurs acteurs, on constate souvent qu’un membre de l’équipe est mis en vedette, au premier rang, au centre de l’attention. On peut en voir un cas-limite, dans la vie de cour traditionnelle, où une salle pleine de courtisans est composée à la manière d’un tableau vivant, de telle sorte que l’œil, partant d’un point quelconque de la salle, soit conduit jusqu’au centre de l’attention constitué par le roi. La royale vedette de la représentation peut aussi être habillée de façon plus voyante et être assise plus haut que toutes les autres personnes. » A ce constat, Goffman rattache « l’importance de la notion de cour » dans la vie sociale, avec ce qu’il appelle les « rôles strictement cérémoniels » et la « consommation de prestige. » Cf. La mise en scène de la vie quotidienne,  T 1, pp. 99-102. 

 

[2]. Dominique BERTRAND, Conférence inédite donnée à Cîteaux, le 17.11.88, à l’occasion du projet de publication des œuvres de saint Bernard aux Sources Chrétiennes

 

 

[3] . Leonardo BOFF,  François d’Assise, Paris, Cerf 1986, pp. 173-200.

 

[4] . L’aspect ludique du Héraut serait, lui aussi, à étudier. Cf. L 1,10,2,7-8 et L 4,2,3,22-23.

 

[5]. SC 139, pp. 39-40.

 

[6] . Cyprien VAGAGGINI,  op. cit., p. 220.

 

 

[7] . A titre d’exemples de ce sentiment de petitesse, se reporter à L 1,11,10 et L 2, 18.

 

 

[8] . Gertrude utilise volontiers le terme cooperatio pour rendre compte de sa relation active avec le Seigneur. Cf. SC 127, p.106, n. 6, et p. 152, n. 4.

 

[9] . Mc 9,41 ; Lc 19,17 ; Jn 6,9.

 

[10] . Dans le même sens, voir dans SC 127 : Exercices 6,179-197. 274-285. 372-379.

 

[11] . Il semble que les études menées jusqu’ici sur la doctrine théologique de sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus n’ont pas encore suffisamment éclairci sa relation avec les moniales d’Helfta, en particulier avec sainte Gertrude. Thérèse, pourtant, s’y réfère explicitement pour se justifier d’une action qui va dans le sens de L 1,11,10 (cf. Sainte Thérèse de l’E.J et de la sainte Face, Derniers entretiens, Annexes, Desclée et Cerf 1971, p. 36). C’est bien la preuve qu’elle a lu le Héraut, sinon en entier, en tous cas dans des morceaux choisis. La dialectique « petitesse extrême et grandeur infinie » où se complaît Thérèse (cf. F.-M. LETHEL, Connaître l’amour du Christ qui surpasse toute connaissance, Venasque, Ed. du Carmel 1989, pp. 492-513) avait déjà une adepte, six siècles auparavant, en sainte Gertrude d’Helfta.