SAINTE GERTRUDE : APÔTRE DE LA COMMUNION FREQUENTE[1]
Tous ceux qui ont étudié
l’oeuvre de sainte Gertrude s’accordent pour y reconnaître une inspiration
essentiellement liturgique. L’expérience théologale qui s’en dégage prend sa
source dans la célébration du Mystère de la foi. Gertrude nous fait entrer dans
une mystique du Temple plus que de la cellule, une mystique diurne plus que
nocturne, une mystique de la manifestation sacramentelle plus que de l’échappée
vers l’intellect sans image. Si son langage, ici ou là, met au compte de la
corporéité l’enténèbrement de cette vie, il est plus fréquent d’y remarquer une
positivité des sens et du sensible où le corps a droit de cité. C’est dans le
corps à corps des signes liturgiques que son Héraut exprime le coeur à coeur de ceux qui se font signe.
A y regarder de près, on
s’aperçoit aussi que, de toutes les célébrations liturgiques, celle qui exerce
le plus grand attrait sur sainte Gertrude est incontestablement l’eucharistie.
Loin d’y trouver seulement de quoi satisfaire son ardent désir de voir
l’hostie, elle attend impatiemment les grands jours où lui sont ouverts “les
délices de la table royale.” Elle réclame la communion fréquente, s’y prépare
assidûment, en discerne les effets incomparables. Avec une sensibilité
ecclésiale très sûre, elle comprend que sa mission atteint un maximum
d’efficacité quand elle prend part intégralement à l’Eucharistie, “source et
sommet de toute l’évangélisation”[2].
C’est ce que nous essaierons de montrer dans les conférences qui vont suivre.
A - LE DÉCLIN DE LA
COMMUNION EUCHARISTIQUE DU VIe AU XIIIe SIÈCLE
Quand le IVe concile du
Latran (1215) promulgue, pour la première fois dans l'Église, la loi
universelle de se confesser une fois l'an et de communier au moins à Pâques[3],
il prend acte du déclin continu de la communion que synodes et conciles
enregistrent depuis le VIe siècle, sans parvenir à l'endiguer. "Si l'on en
juge par les biographies qui nous restent, on ne rencontre guère au cours de
cette longue période d'âmes eucharistiques, qui font de l'Eucharistie le centre
de leur vie, le point de convergence de leurs aspirations et le principe de
leur sainteté... Un contemporain de saint Bernard résume en quelques mots la
situation de fait : “La communion quotidienne est un privilège du prêtre; les
autres ne sont admis à communier de sa main qu'à certaines fêtes” (c.1250).
Qu'est-ce à dire ? Mis à part les monastères où la communion garde une certaine
fréquence, les fidèles ont pratiquement perdu l'habitude de communier plus de
trois fois par an, à Noël, à Pâques, et à la Pentecôte, comme le prescrit le
concile d'Agde (506) à qui veut "être regardé comme chrétien."
"Mais si restreinte qu'elle fût, la mesure (d'Agde) dépassait encore la
bonne volonté du peuple chrétien. Aux trois communions prescrites se substitue,
en fait, la communion annuelle" (c.1253).
Cet état de fait n'était pas
sans causes. Déjà les Pères de l'Église avaient réagi contre un certain
"affadissement de l'esprit chrétien, dû surtout à l'afflux massif des
païens vers l'Église, après la conversion de l'empereur Constantin. Le niveau
moral baisse visiblement et la médiocrité tend à se substituer à la ferveur
entretenue par les persécutions" (c.1243-1244). A partir du Vle siècle,
c'est la vie même de l'Église qui est menacée, à l'extérieur comme à
l'intérieur, en raison de difficultés politiques et économiques grandissantes
(c.1254). A l'exception du règne de Charlemagne (roi des Francs: 768-814;
empereur d'Occident: 800-814), où dominent, pour un temps, l'ordre et la paix,
le monde occidental chrétien est ébranlé de multiples manières : d'abord par
des invasions (barbares "ariens" en Afrique et en Espagne; Lombards
en Italie), puis par les exigences des empereurs de Byzance, ralliés au
monophysisme, qui "troublent souvent d'une façon tragique les élections
pontificales, et désorganisent la vie religieuse" (c.1255). A cela
s'ajoute "le vieux paganisme germanique, enclin à la cruauté et à la
débauche,..., les invasions normandes et hongroises,... l'émiettement féodal,
avec toutes ses rivalités, ses haines et ses luttes.... la simonie et la luxure
dépravent le clergé lui-même" (c.1255).
Face à ces "peuples
frustres et grossiers", l'Église ne pouvait pas exhorter à la communion sans
exiger le respect qui convient, ce qu'elle fit, non sans se demander "avec
inquiétude comment échapper au double danger soit de priver les fidèles de la
vie, en les tenant éloignés de l'hostie, soit de 'manger leur propre
condamnation' en leur rendant l'accès de la sainte Table trop facile"
(c.1255). Le malheur fût que les exigences imposées étaient si coûteuses
qu'elles ne pouvaient que contribuer à éloigner le peuple chrétien dans son
ensemble de l'accès fréquent à la communion sacramentelle. Outre les mesures
rigoureuses prescrivant la continence, on en vint, en effet, à exiger des
dispositions intérieures telles que "la pureté de l'âme, la pratique des
vertus chrétiennes, l'aumône et la prière." On s'acheminait ainsi
"vers l'exemption des péchés véniels délibérés que Durand de Troarn (+
1089) réclame explicitement." A la même époque, Raoul Ardent (+ 1101)
"est plus rigoureux encore: Pour approcher dignement de l'Eucharistie, il
faut que l'âme libérée de tout péché véniel, on s'abstienne encore du devoir
conjugal, de toute affaire de négoce, de la réclamation des dettes et que, dans
la mesure du possible, on s'adonne aux choses les plus parfaites et les plus
hautes" (c.1257).
Une dernière raison, et non
des moindres, vient de l'orientation de plus en plus marquée vers "une
spiritualité nouvelle" que Joseph Duhr stigmatise ainsi :
"En mettant l'accent trop uniquement sur l'idée de nourriture ou en insistant trop exclusivement sur la présence réelle, le moyen âge se voit entraîné peu à peu vers une conception antiliturgique qui séparait la célébration eucharistique de la communion. Et c'est cette mentalité, partagée par des prêtres et certains membres de la hiérarchie, qui explique, pensons-nous, bien mieux encore que la rareté ou la mauvaise volonté du clergé, pourquoi le moyen âge communiait si peu" (c.1259).
B - LE HÉRAUT ENCOURAGE LA COMMUNION
FRÉQUENTE
Sur la base du parcours
historique que nous venons de faire, et en tenant compte du rattachement de
sainte Gertrude au grand mouvement de ferveur eucharistique qui voit le jour au
début du XIIIe siècle, essayons de dégager la position du Héraut relativement à la communion fréquente.
Dans un premier temps, il
importe de remarquer que le monastère d'Helfta, à l'époque de sainte Gertrude
(1256-1301/1302?), semble encore éloigné de ce qu'on a appelé la "dévotion
présentielle" à l'eucharistie (c.1259). La Fête-Dieu n'y est pas célébrée,
et on ne trouve dans le Héraut aucune
trace d'ostension prolongée du Saint-Sacrement. Le dossier eucharistique de
l’oeuvre[4]
manifeste, au contraire, que la vénération de la présence réelle n'est pas
séparée de la célébration de la Messe. Il atteste surtout que, pour Gertrude,
la célébration eucharistique trouve son sens plénier dans la communion
sacramentelle. L'Eglise-Epouse, que Gertrude a conscience de représenter (cf.
le in persona ecclesiae de
L4,16,6,1), est, certes, nourrie de la Parole de son Epoux, réjouie par la
vision de l'hostie et du calice, mais sa faim et sa soif ne sont vraiment
comblées que dans la communion au "vivifiant sacrement du Corps et du
Sang" de Jésus-Christ :
"O douceur de mon âme, (s'écrie sainte Gertrude, un jour où la maladie a amoindri ses dispositions de piété), hélas ! je sais trop que je suis indigne de recevoir votre Corps et votre Sang très saints, et si je pouvais trouver, hors de vous, en quelque créature, une douceur qui me soulagerait, je m'abstiendrais aujourd'hui de la sainte communion. Mais de l'orient à l'occident, du midi au septentrion, je ne découvre absolument rien, autre que vous, en qui je puisse me complaire et trouver quelque soulagement pour mon corps et mon âme. C'est pourquoi, brûlante et haletante, avec la hâte d'un désir inaltéré, je viens à vous, fontaine d'eau vive" (L3,50,1,4-13).
Un si vif désir d'union au Bien-Aimé
dans le sacrement n'est sans doute pas indifférent à la manière dont Gertrude
conçoit la préparation à la communion. Nous en traiterons plus tard. Pour le
moment, attachons-nous à discerner les cadences de la communion eucharistique
que connaît Gertrude, les motifs qu'elle avance pour exhorter à la communion
fréquente, et les causes d'abstention qu'elle reconnaît valables.
Quand Joseph Duhr écrit que
sainte Mechtilde[5] et sainte
Gertrude "n'hésitent pas à se faire les apôtres de la communion
fréquente" (c.1262), il signale deux cadences qui rythment leur accès à la
communion sacramentelle : la cadence dominicale et la cadence festive. C'est
effectivement ce qui ressort de la lecture du Héraut. Le recoupement des textes et la comparaison des chapitres
laissent penser que Gertrude communie environ tous les dimanches et tous les
jours de fête. Pour l'époque, c'est la preuve d'un accès à la communion
sacramentelle hors du commun, quand on sait, par exemple, que la règle de
sainte Claire, confirmée par Innocent IV (1253), ne prévoit que sept communions
par an (à Noël, le Jeudi-Saint, à Pâques, à la Pentecôte, à l'Assomption, à la
Toussaint, à la fête de saint François); le Tiers-Ordre franciscain, approuvé
par Nicolas IV (1289), que trois ou quatre communions annuelles; que, chez les
Camaldules, les frères convers reçoivent l'hostie seulement quatre fois par an,
et les clercs une fois par mois (c.1263); que saint Louis (+ 1270) ne
s'approche que six fois par an de la table eucharistique, et sainte Elisabeth
du Portugal (+ 1330) que trois fois par an.
Il n'est pas impossible que
la cadence en faveur à Helfta vienne de liens entretenus avec certains milieux
cisterciens. On sait, par exemple, que sainte Lutgarde d'Aywières en Brabant (+
1246) communiait, elle aussi, tous les dimanches et à toutes les fêtes; que la
bienheureuse Ida de Louvain (+ 1300)[6]
reçut de Rome l'autorisation de communier tous les jours; et que la recluse
Alpaïs de Cudo (+ 1211), dirigée par des cisterciens, communiait tous les
dimanches (c.1262). On constate aussi que les Ecclesiastica Officia des cisterciens du XIIe siècle, datés de 1185
environ, dans le chapitre traitant du rite de la Paix lors de la célébration
eucharistique, prévoient pour les frères une fréquence de la communion
semblable à celle qui est pratiquée à Helfta.
Si les liens de la
communauté avec les milieux cisterciens restent hypothétiques, ceux qu'elle
entretint avec les milieux dominicains et franciscains ne le sont pas. On le
sait en particulier grâce à la magistrale "Approbation des docteurs"
qui a été mise en tête du Héraut (SC 139, pp.104-107). C'est pourquoi il
serait utile de pouvoir comparer la manière dont Gertrude s'exprime sur l'accès
à la communion sacramentelle, avec les avis donnés par saint Bonaventure et
saint Thomas d'Aquin sur le même sujet. Cette réflexion touchant de très près
les modalités de préparation à la communion, nous en traiterons dans une
prochaine conférence.
Quatre chapitres du Héraut permettent de dégager les raisons
avancées par sainte Gertrude en faveur de la communion fréquente. Nous les
examinerons dans l'ordre d'une lecture cursive.
a) L3,18,8,16-17 :
Gertrude demande si l'homme qui
retombe dans le péché perd l'éclat bienheureux du pardon divin, comme lorsqu'on
quitte la lumière du soleil pour repasser dans l'ombre. Le Seigneur lui répond:
"Non, car bien qu'en péchant, il obscurcisse lui-même quelque peu l'éclat du pardon divin, ma bonté cependant (pietas tamen mea) toujours lui conserve, pour la vie éternelle, une trace du bonheur qu'il augmente successivement (toties) en lui, à chaque fois (quoties) qu'il prend soin d'assister avec dévotion aux saints mystères."
Il ne s'agit pas ici d'une
déclaration formelle sur le bienfait de la communion fréquente, mais sur le
bienfait de l'assistance comme telle aux saints mystères. Nous l'avons retenue
pour deux raisons que nous retrouverons dans les chapitres suivants : 1) une
raison de style : le balancement de la formule déclarative toties...quoties; 2) une raison de contenu : le lien établi entre
la fréquence et l'eschatologie.
b) L 3,36 :
Ce chapitre est trop
important pour qu'on ne le cite pas intégralement:
"Une autre fois, avant de communier, elle dit au Seigneur: 'O Seigneur, qu'allez-vous me donner ?' Le Seigneur répondit: 'Tout moi-même, avec l'entière vertu de ma divinité, comme au jour où m'engendra la Vierge, ma mère.' Alors, elle dit: 'Que reçois-je alors de plus que celles qui hier ont communié avec moi et aujourd'hui s'en abstiennent, si vous vous donnez chaque fois tout entier ?' A quoi le Seigneur répondit: 'Si jadis, ceux qui avaient été deux fois consuls avaient le pas sur ceux qui ne l'avaient été qu'une fois, quel accroissement de gloire n'ennoblira-t-il pas dans la vie éternelle ceux qui sur terre m'auront souvent (saepius) reçu ?' Elle gémit alors en disant: 'Oh ! de quel éclat de gloire me surpasseront alors les prêtres qui, de par leur fonction, communient tous les jours ?' Et le Seigneur de dire: 'Oui, grand sera l'éclat de la gloire de ceux qui le font dignement; mais pourtant, le sentiment de la joie intérieure l'emporte de beaucoup sur la gloire extérieure. C'est pourquoi autre est la récompense de ceux qui communient par désir et amour, autre celle de ceux qui le font par crainte et soumission, autre encore celle de ceux qui ont soin de se préparer à la communion. Mais à aucune de ces récompenses ne peut prétendre le prêtre qui ne célèbre les mystères que par routine (ex usu)."
De ce chapitre très dense,
nous ne retiendrons ici que ce qui concerne directement notre sujet.
Manifestement, la fréquence (saepius)
est mise en rapport avec la vie éternelle (aeterna
vita). Autrement dit, l'effet de la communion fréquente se vérifiera dans
l'eschatologie sous la forme d'un accroissement de gloire donné à "ceux
qui sur terre m'auront souvent reçu." Ce principe une fois posé, la partie
finale de la réponse du Seigneur apporte toutes les nuances nécessaires pour
éviter d'en faire une interprétation calculatrice, étroite et sclérosée.
c) L 3,53,2 :
Le dialogue qui s'instaure
entre le Christ et Gertrude est du même ordre que celui de L3,36, à ceci près
que le point de départ de l'interrogation de Gertrude ne porte pas sur la
valeur du don réitéré de la communion sacramentelle, mais sur la valeur du don
réitéré que Jésus lui fait de son Coeur :
"Tant de fois déjà et de tant de façons, ô mon très doux Amant, vous m'avez donné votre Coeur déifique ! Je voudrais savoir quel fruit doit me venir aujourd'hui de ce nouveau don que vous m'en faites avec tant de libéralité."
A première lecture, la
réponse du Seigneur est étrange, car il donne l'impression de dévier de
l'interrogation posée, en glissant du registre du coeur à celui de la communion
sacramentelle :
"N'est-il
pas de foi catholique que celui qui communie une fois (semel) me reçoit moi-même pour son salut avec tous les biens
contenus dans le double trésor de ma divinité et de mon humanité ? Et cependant
plus souvent (quanto saepius) l'homme
communie, plus s'augmente (tanto magis
cumulus) et se multiplie la mesure de sa béatitude."
On notera déjà le même
balancement de style qu'en L3,18,8,16-17 : quanto
saepius ... tanto magis cumulus. Quant au motif d'encouragement, il est
tout entier dans le cumulus beatitudinis.
Mais comment savoir si cette accumulation de béatitude doit s'entendre du futur
eschatologique comme "l'accroissement de gloire" de la séquence
précédente, ou du présent déjà donné de la realized
eschatology ? En rapprochant ce propos de L3,18,8,16-17, nous sommes enclin
à faire porter la conséquence future du saepius
davantage sur le cumulus que sur
la beatitudo, celle-ci s'entendant du
salut reçu, dans la foi, à chaque communion, avec le double trésor de la divinité
et de l'humanité du Christ.
Reste l'explication du
glissement opéré par le Seigneur dans sa réponse. Il faut le comprendre comme
une analogie de rapports : de même que celui qui communie souvent en reçoit une
augmentation de béatitude, de même le don réitéré que Jésus fait de son Coeur à
Gertrude lui vaudra un cumulus
beatitudinis.
d) L 5,28,2 :
Gertrude exprime au Seigneur
sa hâte d'être conduite "du cachot de l'exil vers le repos
bienheureux." Pour justifier le délai imposé, le Seigneur lui répond :
"..je me
donne tant de fois à toi dans le sacrement de l'autel, ce qui ne pourra avoir
lieu après cette vie. Et je trouve en ce don infiniment plus de délices que
toute la douceur éprouvée par ceux qui, un jour, ont mis leur joie en des
étreintes et des baisers charnels. Car le plaisir des étreintes et des baisers
charnels passe avec le temps, mais la douceur de cette union (suavitas unionis) par laquelle je me
donne à toi dans le sacrement ne connaîtra jamais ni défaillance ni
refroidissement; au contraire : plus fréquemment elle est renouvelée, plus elle
est intense et efficace (quanto saepius
renovatur, tanto efficacius viget)".
Ici encore, on retrouve le
balancement de la formule déclarative : quanto
saepius renovatur, tanto efficacius viget. Mais, à la différence des
séquences précédentes qui reportent le bienfait de la fréquence dans
l'eschatologie, celle-ci le présente comme une suavitas unionis du Christ et de Gertrude dans cette vie même.
En résumé, on peut dire que
l'examen de ces quatre chapitres permet de dégager du Héraut deux motifs d'encouragement à la communion sacramentelle. Le
premier vient de ce que nous pourrions appeler son "effet salutaire et
eschatologique", expression que nous empruntons au Père Gy[7],
en étendant le semel de toute
communion sacramentelle au saepius de
la fréquence. Le second ressort du coefficient de croissance qui affecte la gloria dans l'eschatologie (séquence b),
la suavitas unionis dans la vie
présente (séquence d), et la beatitudo dans
la realized eschatology de la vie
présente (séquences a et c).
Le zèle que met en oeuvre
sainte Gertrude pour s'encourager elle-même et encourager autrui à la communion
et à la communion fréquente, nous rend d'autant plus curieux de connaître les causes
qui lui paraissent justifier l'abstention. Cinq chapitres du Héraut permettent de s'en faire une
idée. Nous les examinerons dans l'ordre d'une lecture cursive.
a) L 2,18,1 :
"Un certain jour
de-fête", Gertrude se déclare "empêchée de (communier) par
indisposition de santé, ou plutôt, je le crains, écartée par Dieu à cause de
mon indignité..." Retenons les deux motifs, en même temps que l'hésitation
de Gertrude à invoquer seulement son indignité. Nous comprendrons mieux
pourquoi par la suite.
b) L 3,10 :
"En la fête de saint
Matthias, s'en trouvant empêchée pour différentes raisons, elle s'était résolue
à ne pas communier..." Ici les renseignements sont quasi inexistants.
L'intérêt de la séquence vient du fait que le Seigneur amène Gertrude à changer
d'avis : elle n'obtiendra les grands biens qu'elle désire ("à savoir, tu
jouirais de ma toute amoureuse douceur et, comme liquéfiée sous l'ardeur de ma
divinité, tu t'écoulerais en moi à la manière dont l'or s'unit à l'argent, de
sorte que ce serait ce très précieux electrum
qui serait digne d'être offert par toi au Père, en éternelle louange, et dont
tous les saints recevraient par surcroît une toute parfaite rémunération",
L3,10,2,7-11) qu'en recevant le "sacrement salutaire de (son) Corps et de
(son) Sang", ce qu'elle fait, laissant le "divin Ami des hommes"
la placer "parmi ceux qui se rassasient en toute suavité des délices de
(sa) table royale".
La finale de la séquence ne
manque pas non plus d'intérêt. Elle explique, en partie, l'hésitation de Gertrude
au sujet de l'indignité dans le passage précédent :
"Voyant que ce même jour, une autre moniale s'était déraisonnablement abstenue de la sainte communion, elle demanda au Seigneur : 'Pourquoi, Seigneur infiniment miséricordieux, avez-vous permis que cette autre succombât de la sorte ?' Le Seigneur répondit : 'Est-ce ma faute si elle a si soigneusement baissé devant ses yeux le voile de son indignité qu'il lui a été impossible de voir la tendresse de mon amour paternel (pietatem paterni affectus) ?' (L3,10,2,20-26).
c) L 3,38 :
On remarquera ici que la
rédactrice, avant de décrire l'interaction, fait état de la "piété" (devotio) de Gertrude qui "la
portait à désirer recevoir fréquemment le Corps du Christ." Cette fois-là,
"elle s'était, avec plus de ferveur (devotius),
pendant plusieurs jours, préparée à communier..." mais "elle éprouva,
dans la nuit du dimanche, un tel affaiblissement physique qu'il lui paraissait
impossible de communier." Alors "elle s'adressa, suivant son habitude
(more sibi solito), au Seigneur pour
lui demander ce qu'il préférait qu'elle fit (quid sibi magis complaceret faciendum)." A l'inverse de la
séquence précédente, le Seigneur lui demanda de s'abstenir de communier, en
alléguant deux raisons : une raison générale ( propter discretionem = par discrétion, L3,38,1,10), et une raison
personnelle (= il se déclare "pleinement rassasié" par toute
l'application mise en oeuvre par Gertrude pour se préparer à la communion.
"Époux rassasié de mets divers, (il) se plaît davantage à prendre son
repos avec son épouse dans le secret que de demeurer avec elle à table",
L3,38,1,7-9).
Se conformant au bon plaisir
de son Époux, Gertrude se prépare à communier spirituellement (ad spiritualem communionem,
L3,38,2,1-2), en s'exposant au "triple effet que produit dans l'âme, à
l'instar du soleil, le regard de Dieu." Puis, tandis qu'elle prenait part
"aux deux messes où la communauté communiait,... le Seigneur Jésus, à
chaque hostie distribuée, paraissait lui accorder une bénédiction d'une grande
vertu. Surprise, elle lui dit : 'Seigneur, qui retire plus de profit, celles
qui viennent de vous recevoir sacramentellement (sacramentaliter, L3,38,3,8) ou bien moi, de tant de bénédictions
divines dont vous me prévenez gratuitement ?" Comme souvent dans le Héraut, le Seigneur use d'un langage
imagé pour donner sa réponse : "Lequel faut-il tenir pour plus riche,
celui qui est paré de pierres précieuses et de bijoux ou celui qui possède un
trésor d'or fin celé dans le secret ?" Gertrude le comprend ainsi :
"...si
celui qui communie sacramentellement (sacramentaliter)
reçoit, sans aucun doute, d'abondants et salutaires effets tant au corps qu'en
l'âme, ainsi que l'enseigne l'Église, néanmoins celui qui, dans le seul dessein
de glorifier Dieu (pure ad laudem Dei),
par obéissance à la fois et par discrétion (ex
virtute obedientiae simul et discretionis), s'abstient de recevoir
sacramentellement le Corps du Christ, mais enflammé de désir et d'amour de Dieu
communie spirituellement (desiderio ac
amore Dei inflammatus spiritualiter communicans), mérite de recevoir de la
bonté divine une bénédiction semblable à celle qu'elle venait de recevoir et
d'en récolter devant Dieu un fruit bien plus efficace, encore que ce fruit
demeure caché à la science des hommes" (L3,38,3,14-23).
Ici, l'énoncé des causes
d'abstention est très clair. Il y en a trois : l'obéissance (ex virtute obedientiae) et la discrétion
(discretionis), déjà invoquées au
début de l'interaction, auxquelles s'ajoute "le seul dessein de glorifier
Dieu" (pure ad laudem Dei).
Mais, pour valables que soient ces causes d'abstention, personne ne peut
prétendre au "trésor d'or fin celé dans le secret" de la communion
spirituelle, s'il lui manque la flamme du désir et de l'amour de Dieu (desiderio ac amore Dei inflammatus).
d) L 3,77 :
Plutôt que de commenter le
chapitre, nous en donnerons de larges extraits :
"Une personne, animée d'un zèle de justice, s'élevait parfois contre d'autres personnes qu'elle considérait à part soi insuffisamment préparées et pieuses et qu'elle voyait cependant approcher souvent de la communion. Et les ayant parfois ouvertement contredites, ses paroles avaient rendu certaines plus craintives pour communier.
Gertrude priant le Seigneur pour elle lui demandait ce que lui-même pensait de cette attitude et le Seigneur répondit : 'Je mets mes délices à être avec les enfants des hommes et c'est avec un grand sentiment d'amour que je leur ai laissé ce Sacrement à accomplir et à soigneusement répéter en mémoire de moi, m'étant d'ailleurs obligé, par lui, à demeurer avec les fidèles jusqu'à la fin du monde; c'est pourquoi quiconque, par ses paroles et ses suggestions, éloigne du sacrement quelqu'un qui n'est pas en état de péché mortel, d'une certaine manière, empêche ou diffère mes propres délices que j'aurais pu y prendre. Il est semblable à un pédagogue sévère, isolant durement le fils du roi et le privant de la compagnie et du jeu des camarades de son âge moins nobles et moins riches, au milieu desquels l'enfant royal se plairait beaucoup, sous prétexte qu'à son jugement de pédagogue, il serait plus convenable que l'enfant reçût les honneurs royaux plutôt que d'aller jouer sur la place publique au javelot ou autres divertissements semblables" (L3,77,1,1-22).
On est loin ici des
exigences de Durand de Troarn, de Raoul Ardent, et de bien d'autres, animés
d'un "zèle de justice" (exigente
zelo justitiae, L3,77,1,1) indiscret. Une seule cause d'abstention est
retenue : le cas de péché mortel.
e) L 4,13 :
A bien des égards, cette
séquence est comparable à L3,38. Les circonstances sont pratiquement identiques
: Gertrude s'était efforcée de se préparer de son mieux à la communion
sacramentelle, mais elle est extrêmement faible. On retrouve les trois motifs
qui légitimaient l'abstention : 1) l'obéissance (ici, à la Mère spirituelle = ad complacitum matris spiritualis,
L4,13,1,4; réitérée en L4,13,4,23 sous la forme humilitatis aut obedientiae); 2) la discrétion (propter bonum discretionis, L4,13,1,5;
réitérée en L4,13,4,4 et L4,13,4,22-23 sous la forme causa discretionis); 3) le pur désir de glorifier Dieu (laudem aeternam en L4,13,1,6; pure propter me en L4,13,1,11). Ces
conditions réunies, le récit nous dit que le Seigneur, "pendant la Messe,
tandis que le convent communiait ...fit reposer (Gertrude) avec une
merveilleuse tendresse sur la plaie d'amour de son côté très saint"
(L4,13,4,1-3). En s'abreuvant "au torrent de la volupté divine", elle
goûte de telles délices qu'elle demande : "O Seigneur, s'il advient tant
de biens à celui qui s'abstient de la communion, ne serait-il pas préférable de
s'en passer que de la recevoir" (L4,13,5,1-3) ? Le Nequaquam de la réponse ne se fait pas attendre :
"Aucunement (Nequaquam), répondit le Seigneur. Celui qui reçoit les divins sacrements avec le désir de me glorifier, possède véritablement, en effet, la nourriture très salutaire de mon corps déifié, avec le nectar embaumé de ma divinité pleine de délices, et, de plus, il est orné de l'éclat incomparable des vertus divines" (L4,13,5,4-8).
L'examen de ces cinq
chapitres permet-il de dégager une ligne de conduite observée par Gertrude en
matière d'abstention ? Le cas le plus clair est celui du péché mortel où elle
adopte la position communément reçue, c'est-à-dire pas de communion sacramentelle
(L3,77,1,14; L3,18,24,18). Pour le reste, Gertrude semble vouloir se distancer
des vues de l'époque, en évitant de majorer outre mesure le motif d'indignité,
et en accentuant le motif de "discrétion" avec ses deux corollaires,
l'obéissance et le pur désir de glorifier Dieu. Dans quelle mesure cette
accentuation lui est-elle propre ? Notre recherche nous permet seulement de
faire part d'une impression qui demanderait à être vérifiée : les théologiens
et les spirituels du XIIIe siècle semblent insister, beaucoup plus qu'elle ne
le fait elle-même, sur la nécessité de "s'éprouver soi-même" (1 Co
11,27-29), ce qui est, certes, une forme de "discrétion", mais sans
doute plus marquée par un face à face avec soi-même que par un face à face avec
un autre que soi-même auquel on obéit dans le désir de glorifier Dieu. Il est
vrai que Gertrude appartient à la vieille tradition monastique où le travail de
discretio (au sens de
"démêler" les sentiments du coeur avec un "ancien" pour
"discerner" ce qui plaît à Dieu)[8]
a toujours été en honneur. Nous retrouverons cette différence d'accentuation,
et, par le fait même, ce qui est peut-être une originalité de la sainte et des
milieux marqués par le mouvement de ferveur eucharistique, en traitant de la
préparation à la communion sacramentelle.
Notons encore qu'aucun des
cinq chapitres que nous avons présentés ne mentionne le "bain de la
confession" (L 3,14,1,22). C'est un indice suffisant pour comprendre que
la légitimité de l'abstention déborde largement, dans la pensée de Gertrude, la
seule possibilité d'avoir pu ou non se confesser avant la Messe.[9]
Enfin, quoi qu'il en soit des délices que peut apporter la communion spiritualiter, le Nequaquam de L4,13,5,4 est un coup de barre porté sans appel à tout
éloignement "indiscret" de la communion sacramentaliter (L3,38,3,14) ou corporaliter
(L4,13,4,4).[10]
[1] . Cette conférence s’inspire de Joseph DUHR, « Communion fréquente », Dictionnaire de Spiritualité II, 1953, c.1234-1290.
[2] . L’introduction de cette conférence se réfère à Olivier QUENARDEL, La Communion Eucharistique dans le Héraut de l’Amour Divin de sainte Gertrude d’Helfta, Brepols 1997, 3e Partie, Chapitre 1, « Région privilégiée et figuration par-dessus tout désirée », pp. 89 – 94.
[3] . « Tout fidèle de l’un et l’autre sexe, parvenu à l’âge de discrétion, doit lui-même confesser loyalement tous ses péchés au moins une fois l’an à son propre curé, accomplir avec soin dans la mesure de ses moyens la pénitence qu’on lui a imposée et recevoir avec respect au moins à Pâques, le sacrement de l’Eucharistie » (décret Omnis utriusque du IVe Concile du Latran, traduction G. DUMEIGE, La foi catholique, Paris 1969, p. 429).
[5] . Sainte Mechtilde de Hackeborn (1241-1299), sœur de l’abbesse Gertrude de Hackeborn, était chantre du monastère d’Helfta et chargée de l’alumnat. C’est à ses soins que fut confiée l’éducation de Gertrude. Une profonde amitié les lia l’une à l’autre. Gertrude accueillit les « révélations » dont bénéficiait également Mechtilde, et, avec quelques autres confidentes, les réunit dans le « Livre de la grâce spéciale » (Liber specialis gratiae, traduit par les Pères Bénédictins de Solesmes sous le titre « Révélations de sainte Mechtilde », Paris 1930).
[6] . Ida de Louvain appartient, comme les deux autres cisterciennes du même nom, Ida de Nivelles et Ida de Leeuw, au mouvement de ferveur eucharistique du XIIIe siècle. Cf. Edmundus MIKKERS, « Ida », Dictionnaire de Spiritualité VIIIB, c.1239-1242.
[7] . Pierre-Marie GY, La liturgie dans l’histoire, Paris, Cerf 1990, pp.202-204. L’auteur montre en particulier que les postcommunions de la liturgie romaine ont pour objet le « fruit salutaire et eschatologique » de l’Eucharistie, plutôt que son « fruit ecclésial » au sens augustinien.
[8] . Voici comment la rédactrice du Livre 1 témoigne de la discretio de Gertrude : « La vertu de discretio a brillé en elle d’une manière peu ordinaire, ce qui se manifestait à l’évidence dans ce fait que, si sa supériorité éminente dans la connaissance étendue du sens et des paroles de l’Ecriture lui permettait de faire face, dans le même temps, aux questions les plus diverses de ceux qui venaient la consulter et d’y répondre avec tant d’à propos que ses auditeurs s’en émerveillaient grandement, cependant, pour elle, elle soumettait avec une entière discrétion (tam humili discretione) tous ses problèmes au jugement de personnes qui étaient loin de la valoir, et apportait tant de considération à ce jugement qu’il était rare qu’elle s’attachât à son propre sentiment, suivant de préférence l’opinion d’autrui » (L 1,11,12).
[9] . Nous sommes confirmés dans cette interprétation par ce qui est rapporté en L 4,7,4,1-4 : « Le jour suivant, comme elle priait pour celles qui, malgré l’absence de confesseur, avaient cependant, sur son conseil, reçu la communion… » On a, là aussi, un indice supplémentaire de la place faite à la discretio, en tant que relation de conseil, dans le milieu monastique d’Helfta.
[10] . Dans le cas du Héraut, il semble que ce soit surtout en cas d’abstention que doive jouer la discretio. On est tenté de dire que la communion sacramentaliter, aux jours prévus (dimanches et fêtes), n’est jamais « indiscrète ». Ce qui risque de l’être, c’est de s’en abstenir. D’où la nécessité de mettre en œuvre la causa discretionis dans la relation d’obéissance. On examinera alors si l’abstention et le choix de la seule communion spiritualiter contribuent davantage ou non au pur désir de glorifier Dieu.