SAINTE GERTRUDE
: APÔTRE D’UNE
PREPARATION
ECCLESIALE A LA
COMMUNION EUCHARISTIQUE
Notre analyse des causes d'abstention
de la communion sacramentelle dans le Héraut
a mis en relief le motif de discretio
avec ses deux corollaires, l'obéissance et le pur désir de glorifier Dieu.
On a vu que c'était, pour Gertrude, une manière de se distancer des vues
théologiques et pastorales de l'époque, où la nécessité de s'éprouver soi-même
risquait de paralyser l'élan des bonnes volontés, en majorant indûment le motif
d'indignité. Fidèle à la vieille tradition monastique où la relation de soi à
soi est médiatisée dans un travail de discernement auprès d'un
"ancien", la sainte déjoue ainsi les pièges d'une conscience
auto-justicière, et met en place un dispositif d'accès à la communion
sacramentelle qui, dans son principe même, fait droit au Mystère de l'Église.
Quand le disciple manifeste ses pensées à son abba et cherche avec lui la volonté de Dieu, n'est-ce pas en effet
une cellule ecclésiale qui se constitue en épiphanie du Mystère Trinitaire,
donnant occasion à l'Esprit de discretio,
qui animait la relation de Jésus à son Père, de poursuivre dans les membres du
Corps l'oeuvre qu'il a déployée dans la Tête : une oeuvre d'obéissance, animée
d'un pur désir de glorifier Dieu ? S'engager dans un tel "procès",
c'est reconnaître, du même coup, que ce qui se joue en permanence sur la scène
du Mystère de l'Église, informe les acteurs jusque dans les coulisses. Cela
n'apparaît guère chez les grands scolastiques où la préparation à la communion
sacramentelle reçoit un traitement relativement individualiste, dans les
coulisses de soi-même.[1]
Dans le Héraut de l'amour divin, au
contraire, l'ouverture à la scène ecclésiale informe les acteurs jusque dans
les coulisses de la préparation. C'est ce que nous voudrions faire apparaître
maintenant en examinant les trois données qui émergent du Héraut et composent ensemble une sorte de rituel d'accès : la
pression de la confidentia, le
bienfait de la ritualité, et les parures de l'ecclesia.
1
- LA PRESSION DE LA CONFIDENTIA
Nous avons vu précédemment
comment la divina pietas se laisse
toucher par l'humaine confidentia, au
point d'en avoir le Coeur transpercé (L 3,7) . Il faut y revenir ici, car c'est
à la lumière de cette confidentia,
première étoile dans le ciel de sa sainteté (L 1,10,1,1-2), que Gertrude
s'oriente sur le chemin de la communion sacramentelle. Voici un premier
témoignage :
"Elle
devait à cette même confiance (confidentia)
une grâce spéciale concernant la communion qui faisait qu'aucune parole de
l'Écriture ou des hommes sur le danger de communier indignement ne pouvait
l'empêcher de communier sans crainte, mettant toute son espérance dans la
tendre miséricorde du Seigneur (pietate
Domini). Elle considérait de si petite et quasi nulle valeur ses efforts
que l'oubli des prières et exercices habituels de préparation à la communion ne
la déterminait pas à s'abstenir de communier, estimant que c'est comme une
infime goutte d'eau dans l'océan que l'effort d'attention humaine devant la
suprême excellence et gratuité de ce don" (L1,10,3,1-10).
Ailleurs, la rédactrice du
Livre 1 signale que Gertrude oriente également sur ce chemin de confiance (accedere confidenter) les personnes
inquiètes qui viennent la trouver. Parfois même, elle les contraint de le
prendre (quasi vi compelleret,
L1,14,2,6). Un jour, craignant d'avoir agi par trop de présomption, elle s'en
ouvre au Seigneur, qui la confirme dans son ministère de discretio et lui déclare :
"Ne t'inquiète pas, sois consolée, réconfortée, rassurée, car c'est moi le Seigneur ton Dieu, ton Bien-Aimé, t'ayant, par amour gratuit, créée et choisie pour demeurer en toi et m'y complaire avec délices, qui donne une réponse indubitablement juste à ceux qui, en passant par toi, s'adressent pieusement et humblement à moi. Reçois donc de moi cette promesse, assurée que jamais je ne laisserai s'adresser de la sorte à toi quelqu'un qui serait à mes yeux indigne du sacrement vivifiant du Corps et du Sang; aussi à l'âme tourmentée ou accablée, envoyée par moi pour que tu l'éclaires, tu peux en toute sûreté ordonner de s'approcher de moi; par amour et par égard pour toi, jamais je ne refuserai de lui ouvrir paternellement mes bras, mais je la recevrai à l'étreinte de la plus affectueuse amitié, toujours prêt au doux baiser de paix" (L1,14,2,11-23).
Au Livre 2, c'est Gertrude
elle-même qui rend grâce au Seigneur de ne pas l'avoir rejetée, lorsqu'elle
approchait, "si souvent mal préparée, du banquet suréminent de (son) Corps
très saint et de (son) Sang". La suite de son action de grâce laisse
entrevoir un sens aigü de solidarité ecclésiale[2]
qui se manifeste ici sur le terrain de la préparation à la communion
sacramentelle:
"Votre munificence insondable envers celle qui est le plus vil et le plus méprisable de vos instruments a daigné encore ajouter ce trait à votre don : sous votre grâce, j'ai acquis la certitude que quiconque désireux d'approcher de votre sacrement, mais retenu par les timidités d'une conscience craintive, viendrait avec humilité chercher réconfort auprès de moi, la dernière de vos servantes, votre amour débordant (tua incontinens pietas) estimerait cette âme, à cause de son acte même d'humilité, digne de ce grand sacrement, qu'elle recevrait alors effectivement en fruit d'éternité. Vous avez ajouté que pour ceux qu'il serait contraire à votre justice de tenir pour dignes, vous ne leur accorderiez pas l'humilité de recourir à mon conseil. O Maître suprême, qui habitez les hauteurs célestes et jetez votre regard sur la misère d'ici-bas, que penser de ce dessein de votre divine miséricorde, sinon que, me voyant tant de fois approcher indignement de votre sacrement, et mériter par là, en toute justice, condamnation, mais, voulant d'autre part que d'autres âmes se rendissent dignes par un acte d'humilité, votre bonté (pietas tua) a décidé - bien que ce résultat pût être mieux atteint sans moi - de l'obtenir cependant par moi, en considération de mon indigence, afin du moins de me faire participer aux mérites de ceux que mes avis auraient conduits à la jouissance du fruit de salut" (L2,20,1,8-26).
On a là un exemple typique
de la pastorale d'accès à la communion sacramentelle telle que la conçoit
Gertrude. Mue par l'Esprit Saint[3],
elle découvre, émerveillée, le dessein de la divina pietas qui unit entre eux les membres de l'Église, pour que
l'humilité des uns vienne au secours de l'indignité des autres, les préparant
ainsi, hormis le cas de péché mortel (L3,18,24,18; L3,77,1,14), à s'approcher
ensemble du sacrement de vie. On mesure par là la finesse et la justesse
théologique des repères donnés par Gertrude pour tracer la voie d'accès à la
communion sacramentelle. Nous aurions tort de dire qu'ils sont différents de
ceux des scolastiques. Mieux vaut reconnaître qu'ils vont plus loin, en
conjuguant le devoir de s'éprouver soi-même avec celui de s'éprouver en Église.
En voici d'autres exemples :
a) L 2,5,1 :
Il s'agit d'une prière
formulée par Gertrude, "pendant la messe du dimanche où l'on chante Gaudete in Domino, alors qu'elle allait
recevoir la communion":
"Seigneur, je confesse que de mon propre mérite, je ne suis pas digne de recevoir le moindre don de vous, mais pourtant, par les mérites et le désir des âmes ici présentes, je supplie votre tendresse de transpercer mon coeur de la flèche de votre amour" (L 2,5,1,12-16).
Ici, ce n'est pas l'humilité
des uns qui vient au secours de l'indignité des autres; mais "les mérites
et le désir de tous ceux qui sont présents" qui viennent au secours de
l'indignité de Gertrude. Quoi qu'il en soit, par ailleurs, de la nature exacte
des secours que les membres reçoivent les uns des autres, ce qui doit retenir
notre attention, c'est le fait que Gertrude s'appuie sur le corps ecclésial au
moment où elle accède à la communion, pour obtenir une grâce de plus grande
union au Christ.[4]
b) L 3,18,19 :
Cette séquence semble prise sur
le vif, un jour de communion sacramentelle :
"Voyant
une de ses soeurs s'approcher toute tremblante de ce sacrement de vie et, à
cette vue, se détournant de déplaisir, presque indignée, elle fut doucement
reprise par le Seigneur en ces termes : 'Ne vois-tu pas que ne m'est pas moins
convenablement dû l'honneur du respect (reverentia
honoris) que la douceur de l'amour (dulcedo
amoris) ? Mais, comme les déficiences de la nature humaine ne permettent
pas que dans un unique sentiment les deux dispositions se réalisent également,
il est bien, puisque vous êtes mutuellement les membres les unes des autres,
que ce qui est moindre en l'une se trouve en l'autre : par exemple celui qui,
fortement touché de la douceur de l'amour, accorde moins au respect, doit se réjouir
qu'un autre y supplée par un excès de respect et, en retour, désirer que cet
autre obtienne le réconfort de l'onction divine."
Remarquons la parenté du
vocabulaire utilisé dans cette page avec celui de saint Thomas dans la Somme Théologique :
“Le respect (reverentia) envers ce sacrement comporte
de la crainte jointe à l’amour (timorem
amori conjunctum) ; c’est pourquoi la crainte respectueuse (timor reverentiae) envers Dieu est
appelée crainte filiale... C’est l’amour en effet qui provoque le désir de
prendre le sacrement, tandis que la crainte engendre l’humilité de la
révérence. Ce qui fait dire à saint Augustin : ‘Celui-ci peut dire qu’il ne
faut pas recevoir l’eucharistie quotidiennement, tandis que celui-là affirme le
contraire; que chacun fasse ce qu’il juge, dans sa bonne foi, devoir faire avec
piété. Car il n’y a pas eu de dispute entre Zachée et le centurion, alors que
le premier se réjouissait de recevoir le Seigneur, tandis que le second disait
: ‘Je ne suis pas digne que tu entres sous mon toit’ : tous deux ont honoré le
Seigneur, quoique ce ne fût pas de la même façon.’ Cependant l’amour et
l’espérance, auxquels la Sainte Ecriture nous excite toujours, l’emportent sur
la crainte. Aussi quand Pierre disait : ‘Eloigne-toi de moi, Seigneur, parce
que je suis un homme pécheur’, Jésus répondit-il : ‘Ne crains point’.”[5]
Chez saint Thomas comme chez
sainte Gertrude, il s'agit bien de reverentia
et amor. C'est au niveau de la
gestion de ces deux affectus que le Héraut s'éloigne de la Somme. On pourrait dire que, chez saint
Thomas (et saint Augustin), Zachée et le centurion se côtoient sans avoir
conscience de faire corps, alors que, chez Gertrude, ils ne se côtoient pas,
ils appartiennent au même corps : "...il est bien, puisque vous êtes
mutuellement les membres les unes des autres, que ce qui est moindre en l'une
se trouve en l'autre."
c) L 4,13,4 :
Cette séquence a été en
partie analysée quand nous avons traité des causes d'abstention de la communion
sacramentelle dans le Héraut.
Gertrude s'est donc abstenue, "par discrétion" (causa discretionis, L4,13,4,4), de la communion sacramentelle.
Tandis qu'elle se désaltère mystiquement au Coeur du Christ, voici ce qu'elle
visionne :
"...elle vit
en esprit tous ceux qui communiaient ce jour-là debout en présence du Seigneur.
A chacun, le Seigneur faisait don, sous la forme d'un vêtement de grande
beauté, de ce qu'elle avait fait pour se préparer elle-même à la communion, et
à ce vêtement, correspondait un don spécial de la bonté divine (divinae pietatis) qui les préparait tous
à communier dignement" (L4,13,4,8-14).
Outre le thème des parures
sur lequel nous reviendrons plus loin, on a là une nouvelle affirmation de
l'ecclésialité de la démarche d'accès à la communion sacramentelle. La suite du
texte montre que Gertrude en est bien consciente:
"Cela lui
fit comprendre que, lorsqu'une personne s'est préparée à la communion par des
prières spéciales, des pratiques de dévotion et autres exercices, si cependant
elle s'abstient de communier par discrétion, humilité ou obéissance (causa discretionis vel humilitatis aut
obedientiae), le Seigneur la désaltère au torrent qui ruisselle de sa
divinité, et, faisant participer les autres à la préparation de cette personne,
il les rend plus aptes à recevoir la communion. Or, tout le bien que ceux-ci en
retirent passe intégralement au bénéfice de celle qui, sans avoir communié, s'y
était cependant préparée de son mieux" (L4,13,4,19-29).[6]
Ces exemples apportent une
première explication à la confidentia
qui anime toute la vie spirituelle de Gertrude, et qui lui sert de ligne de
conduite pour accéder à la communion sacramentelle. Sa discretio lui a ouvert les yeux sur le Mystère de l'Église : elle
comprend que l'appartenance au même Corps oblige les membres à se considérer
partie prenante les uns des autres dans une solidarité de grâces où peut naître
la confidentia. Dans cette
perspective, personne n'a le droit de s'éprouver soi-même hors de son
rattachement au Corps. Le motif d'indignité aura ainsi moins de prise sur le
sentiment de culpabilité toujours prêt à se réveiller. On pourrait dire que,
dans le Héraut de l'amour divin,
Jésus s'invite avec le centurion chez Zachée.
La discretio de Gertrude ne s'arrête pourtant pas là. Elle puise la confidentia à une source plus profonde
que la seule appartenance à l'Église. Elle la puise à la source même du Mystère
de l'Église, là où l'Église prend corps en prenant le Corps, dans l'acte de la
célébration des saints mystères. C'est ce que nous allons considérer
maintenant.
2
- LE BIENFAIT DE LA RITUALITE
Quand sainte Gertrude
déclare au Seigneur qu'elle n'a jamais eu de meilleure préparation à la
communion que "l'assistance à la Messe" (L 3,8,1,7-8), elle se
positionne à l'intérieur même du sentire
cum ecclesia où l'Épouse du Christ comprend que ce sacrement est vraiment
son bien, et que la célébration n'a de sens qu'en vue de la communion. Mais il
y a d'autres raisons qui expliquent pourquoi et comment les saints mystères
enflamment en elle la confidentia. Il
faut les chercher du côté de ce que le P. Gy appelle une "christologie
eucharistique concrète", c'est-à-dire une "visite en humilité du Fils
de Dieu" dans le sacrement de l'Eucharistie. Inséparable de la notion de
"présence réelle", comprise comme "présence corporelle" et
"présence sacramentelle" en lien avec l'interprétation eucharistique
de Mt 28,20, cette christologie marque profondément la doctrine de saint
Bonaventure. "Il y a chez lui un va-et-vient entre la technique
scolastique et la piété évangélique de saint François qui l'autorise à parler
des espèces sacramentelles comme d'un petit manteau ou plus souvent, selon une
expression familière aux théologiens depuis Hugues de Saint-Victor, comme d'un
voile (velamen)".[7]
Gertrude, elle aussi, fait le lien avec Mt 28,20 sans toutefois parler
explicitement de "présence réelle" (L 3,77,1,8-9); et plutôt que de
recourir à l'image du voile ou du petit manteau, elle s'en tient au
"corps" lui-même dans sa mise en scène sacramentelle. Elle le
considère à la fois dans ses dimensions physiques, et dans ses relations avec
le corps humain des fidèles qui le voient, le touchent, et le mangent. Rien de
plus concret pour elle que cette christologie eucharistique qui se joue dans le
corps à corps de la célébration liturgique. On pourrait dire que Gertrude tire
les leçons de la liturgie dans son espace de sensibilité, là où l'Église prend
corps en prenant le Corps : ce qu'elle voit, ce qu'elle entend, ce qu'elle
touche, ce qu'elle respire, et ce qu'elle goûte, tout l'incite à la confidentia. Nous en donnerons quatre
exemples qui s'enchaînent intentionnellement dans le Héraut.
a) L 3,18,13 :
"...un prédicateur ayant fait un long sermon sur la justice divine, elle y avait prêté tant d'attention que, effrayée, elle craignait de s'approcher des divins mystères. Dieu la réconforta par ces paroles de bonté : 'Si des yeux de la foi (interioribus oculis) tu oublies de voir tant de marques que je t'ai données de ma bonté, regarde au moins des yeux du corps (corporalibus oculis) dans quel vase étroit je m'enclos pour venir vers toi et tiens pour assuré que la rigueur de ma justice s'est laissé enfermer dans la douceur de ma miséricorde, car c'est celle-ci que, dans ce sacrement visible, j'aime à présenter à tous les hommes."
Ici, le Seigneur invite
Gertrude à une leçon de théologie sacramentaire à partir d'une perception
visuelle : faute d’avoir un regard intérieur approprié, elle doit s'appuyer sur
ce qu'elle voit avec les yeux de son corps. Elle aura ainsi la certitude que
"la rigueur de (sa) justice s'est laissé enfermer dans la douceur de (sa)
miséricorde", car c'est celle-ci qu'il "aime à présenter à tous les
hommes". Voilà qui en dit long sur l'exhibitionnisme sacramentel (in exhibitionem hujus sacramenti) où la
sainte déchiffre l'intention du Seigneur.
b) L 3,18,14 :
L'incitation à la confiance
doit redoubler quand, à la considération de l'exiguïté du corps sacramentel,
s'ajoute la comparaison entre le volume de ce corps et celui du corps humain.
Le goût ici se marie à la vue pour mettre à profit la leçon de choses:
"Une autre fois, dans une circonstance semblable et de la même façon, la tendresse divine (divina pietas) l'attira à goûter la douceur de sa suavité en lui disant : 'Regarde l'exiguïté de cette forme matérielle sous laquelle je te manifeste toute ma divinité et mon humanité, et compare ce volume avec celui du corps humain; juge ainsi de la bienveillance de ma bonté, car si la mesure du corps humain dépasse la mesure de mon corps, c'est-à-dire de l'espèce du pain sous laquelle est présent mon corps, c'est ma miséricorde et mon amour qui m'entraînent en ce sacrement pour permettre à l'âme aimante de l'emporter en quelque manière sur moi, comme le corps humain l'emporte en dimension sur mon corps (eucharistique)."
c) L 3,18,15 :
On comprendra mieux cet
exemple et le suivant en faisant appel à la notion sociologique de "corps
ritualisé". On peut y voir une excroissance de la notion de
"face" utilisée par Erving Goffman, dans la mesure où la distinction
qu’il établit entre scène et coulisses se projette jusque sur le corps:
"...lui aussi présente des parties publiques qui doivent faire l'objet
d'une mise en scène soignée (l'extérieur du corps, la "façade":
l'habillement, le visage, la coiffure, le maquillage...) et des parties privées
(tout ce qui renvoie à l'intérieur du corps) qu'il faut soigneusement laisser
ignorer ou dissimuler. Le corps ritualisé est donc un territoire et une
représentation; on y retrouve des lieux nobles et des lieux vulgaires, des
parties privées et des communs, une scène et des coulisses".[8]
Voici un exemple où le corps ritualisé du prêtre, en contact avec le corps
ritualisé du Seigneur, donne lieu à une nouvelle leçon de confiance :
"...comme on présentait (à Gertrude) l'hostie du salut, le Seigneur de nouveau lui expliqua la grandeur de sa bonté de la manière suivante : 'Ne vois-tu pas que le prêtre qui présente l'hostie a eu soin de remonter sur ses bras l'ornement dont il se revêt, par respect pour la célébration des mystères, et qu'il tient mon corps dans ses mains nues ? Comprends par là que, bien que, comme il convient, je regarde avec amour tous les exercices accomplis pour ma gloire, tels que prières, jeûnes, veilles et autres, pourtant - encore que les âmes peu attentives ne le remarquent pas - c'est d'un mouvement de plus grande pitié que je m'approche de mes saints, lorsque, l'expérience de la fragilité humaine les poussant, ils se réfugient auprès de ma miséricorde; c'est ce que te montre ici la main de chair du prêtre plus proche de l'ornement."
Dans le cas présent, la
ritualisation du corps n'introduit pas de barrière entre ce qui est privé et ce
qui est public, mais entre l'ornement et la nudité. Et dans la mesure où ce
sont les parties privées qui bénéficient de l'ornement, tandis que les parties
publiques restent nues, on peut penser que la mise en scène liturgique opère un
renversement de territorialité dans la ritualisation du corps : l'ornement des
parties privées fait apparaître la nudité des parties publiques. Et voici la
leçon : la confiance[9] toute nue
des fidèles (symbolisée ici par la main du prêtre) qui se réfugient auprès de
la miséricorde du Seigneur, a plus de prise sur le corps du Seigneur que
l'ornement dont ils se revêtent en s'exerçant à la prière, aux jeûnes, aux
veilles et à tous les exercices accomplis pour sa gloire.
d) L 3,18,16 :
La cloche sonne pour la
communion. Gertrude craint d'être "insuffisamment préparée". Pourquoi
donc le Seigneur ne lui a-t-il pas envoyé les parures de dévotion (ornamenta devotionis) qu'elle souhaitait
recevoir de lui ? Voici la réponse du Seigneur :
"Parfois l'Époux prend plus de joie à voir nu le cou de l'épouse que couvert d'un collier et aussi plus de joie à toucher ses mains dans leur beauté qu'à les regarder longuement parées de gants; de même, il m'arrive de prendre plus de joie dans un acte d'humilité que dans la grâce de la dévotion."
De nouveau ici, le corps est
ritualisé sur la base de la distinction ornement/nudité; mais, cette fois, il
ne s'agit plus du corps du prêtre, mais de celui de l'épouse qu'est Gertrude.
Nouvelle leçon de confiance : la nudité de son humilité donne plus de joie à l'Époux
que ne le ferait la grâce de la dévotion.
Quelle que soit
l'appréciation portée sur ce type d'exégèse rituelle, elle mérite toute notre
attention si l'on veut comprendre en quel sens et de quelle manière Gertrude
ritualise sa préparation à la communion sacramentelle. En s'ouvrant au Mystère
de l'Église, elle rejette un individualisme "indiscret"; et en
considérant le "corps ritualisé", - celui du Seigneur dans le volume
du sacrement, celui du prêtre ou de l'épouse dans la distinction
ornement/nudité -, elle rejette un "zèle de justice" lui aussi
"indiscret". Bon nombre de prédicateurs de l'époque semblent y avoir
succombé : ils éloignaient les fidèles de la communion sacramentelle en
accordant trop de prix aux "ornements" des exercices de préparation,
- sans discerner la valeur bien supérieure de la "nudité", faite
d'humilité et de confiance inébranlable en la miséricorde de Dieu.
Cette leçon de confiance, à
base d'ouverture ecclésiale et de sens liturgique, explique aussi "la part
de la vedette" que nous avons évoquée précédemment. L'enfant/Héraut ne se laisse ni fasciner ni
attirer par les prouesses ascétiques. Sa "part" est la petitesse,
celle qu'il discerne dans l'exiguïté du corps sacramentel, où la divine
miséricorde a enfermé la justice, pour que l'homme l'emporte sur Dieu. C'est
ainsi qu'il prend goût à la grandeur de l'Infiniment petit.
Gertrude était trop exercée
à la discretio pour se fier
inconsidérément à son étoile : faire tant de place à la confidentia, n'était-ce pas négliger la devotio ? A si bien s'appuyer sur la miséricorde de Dieu, l'homme
ne risquait-il pas de faire trop bon ménage avec sa propre misère ? Zachée
n'avait-il donc rien à apprendre du centurion ? Plusieurs passages du Héraut montrent que la sainte a vu les
écueils possibles d'une telle pédagogie. Il y a en particulier, à l'intérieur
du long chapitre 18 du Livre 3, une séquence, unique en son genre, où le
lecteur est averti de la douleur causée au Christ par des communions indignes :
"Un jour qu'après avoir communié, elle méditait sur le soin avec lequel il convient de veiller sur la bouche qui, parmi tous nos membres, reçoit le précieux sacrement du Christ, cette comparaison l'instruisit. Celui qui ne veille point à garder sa bouche des paroles vaines, mensongères, malhonnêtes, médisantes, des murmures et autres semblables et qui, sans repentir, s'approche de la communion, reçoit le Christ, en ce qui le concerne, comme celui qui recevrait un hôte, dès le seuil, par la chute drue de pierres entassées au-dessus de la porte ou par le coup au crâne d'une dure barre transversale. Que le lecteur de ces lignes considère avec un profond sanglot de compassion combien la mesure de la méchanceté s'accorde avec celle de la bonté, de sorte que celui qui, avec tant de miséricorde, est venu sauver les hommes, est par eux si cruellement persécuté. Et les mêmes réflexions sont possibles de tous les autres péchés" (L 3,18,9).
On aura noté que la distinction
péché mortel - péché véniel est ici dépassée. Il s'agit des "péchés"
tout courts, dont la gravité se mesure à la qualité de l'hôte que l'on reçoit.
"Paroles vaines, mensongères, malhonnêtes, médisantes", et même
"murmures et autres semblables", causent à notre hôte une douleur
mortelle, si le repentir ne précède pas la démarche de communion.
Ailleurs, Gertrude,
d'elle-même ou par personne interposée, se remet en question devant le Seigneur
(L 1,14,2; 11,16,1) qui, chaque fois, la confirme dans ses dons :
"Il est certain que je l'ai favorisée de ces privilèges insignes pour que tous obtiennent à coup sûr tout ce qu'ils auront espéré pouvoir recevoir par son intercession, et jamais dans ma miséricorde je ne tiendrai pour indigne de communier quiconque elle en aura jugé digne. Bien plus, je regarderai avec une particulière affection celui qu'elle aura encouragé à communier, c'est en accord avec mon discernement divin (secundum meam divinam discretionem) qu'elle tiendra et jugera pour plus graves ou plus légères les fautes de ceux qui s'adressent à elle. ...que sa confiance ne faiblisse donc pas (non tamen diffidat), car je lui conserverai résolument le don inébranlable de ces privilèges tous les jours de sa vie" (L 1,16,1,35-43.61-63).
Une lecture attentive du Héraut montre qu'en faisant la part si
belle à la confidentia, Gertrude n'a
pas relâché la devotio. On se
souvient du Dimanche où le Seigneur se déclare si "pleinement
rassasié" des exercices de préparation auxquels elle s'est livrée
"pendant plusieurs jours", qu'il se plaît "davantage à prendre
son repos avec son épouse dans le secret que de demeurer avec elle à
table" (L3,38,1). En quoi donc consistaient ces "praeparatoria"
que le Seigneur compare ici aux "mets les plus exquis d'un abondant repas"?
En l'occurrence, il s'agit des "mortifications" (continentiis) imposées par Gertrude à sa parole et à tous ses sens,
ainsi que des "désirs, prières et vouloirs", auxquels son attention
s'est appliquée. Ailleurs, ce sont "tous les exercices accomplis pour ma
gloire, tels que prières, jeûnes, veilles et autres" (orationes, jejunia, vigiliae et similia; L3,18,15,7-8). Mais
Gertrude ne s'en tient pas là. On a vu que son sens de l'Église l'incite à
chercher des secours auprès des pèlerins d'ici-bas, avec lesquels elle a
conscience de faire un seul Corps. Il y a plus : elle convoque tout le ciel à
la toilette nuptiale préparatoire à ses communions. Ceci n'est pas rare, c'est
une habitude qu'elle s'est donnée à partir d'un rite pratiqué à Helfta et dont
nous n'avons pu, jusqu'ici, ni trouver l'origine ni vérifier l'existence en
d'autres monastères. Trois séquences du Héraut
en portent des indices (surtout L 4,48,20; et aussi L 3,10,1; L 3,34,1). Voici
celle qui paraît la plus claire :
"A la
Messe, tandis qu'on récitait trois fois : Laudate
Dominum, omnes gentes, la première fois, elle demanda à tous les saints,
selon sa coutume (more sibi solito, L
4,48,20,2), d'offrir pour elle à Dieu les mérites de leurs vertus, afin que,
dignement préparée, elle puisse ainsi se présenter pour recevoir le sacrement
de la vie. Au deuxième Laudate, elle
adressa la même prière à la bienheureuse Vierge, et au troisième, au Seigneur
Jésus" (L 4,48,20,1-7).
Le more sibi solito, qui figure en L 3,10,1,11-12 sous la forme morem sibi consuetum, montre que ce mode
de louange est familier à Gertrude, aussi bien que l'intention dont elle
accompagne la triple récitation du Psaume. Par ailleurs, quelle que soit
l'origine de ce rite, il est important de retenir la manière dont Gertrude le vit.
Dans son esprit, c'est chose impensable de se préparer à la communion en
solitaire. La communion d'un seul est l'affaire de tous, tant en ses effets
qu'en sa préparation. Un fidèle ne peut accéder à la communion qu'en Église,
car c'est tout le Corps qui en lui va prendre corps, tout le Corps Mystique qui
en lui va se nourrir du corps sacramentel. Il doit. donc revêtir toute l'Église
pour entrer en scène. Le thème des "ornements" et du "corps
ritualisé" revient ici tout naturellement : pour sauver sa face dans la
communion sacramentelle, la “vedette” n'a pas trop des parures qu'elle reçoit
du Christ, de Marie, et des saints. Parures de leurs mérites et de leurs vertus
dont elle se revêt pour être digne de prendre place au banquet de l'Époux. En
voici quelques exemples :
a) L 3,34,1 :
"Devant
un jour recevoir le Corps du Christ et souffrant d'être trop mal préparée, elle
pria la Bienheureuse Vierge et tous les saints d'offrir pour elle au Seigneur
toute la dignité dont l'un ou l'autre d'entre eux avait été revêtu pour
recevoir telle ou telle grâce. Elle pria aussi le Seigneur Jésus-Christ de
daigner offrir pour elle cette perfection dont il était revêtu au jour de son
Ascension, en se présentant à Dieu le Père pour sa glorification. Et comme, un
peu plus tard, elle s'appliquait à rechercher ce que lui avait obtenu cette
prière, le Seigneur lui répondit: 'Tu as obtenu d'apparaître effectivement
devant la cour céleste, revêtue comme tu l'as demandé.' Et il ajouta :
'Pourquoi consentirais-tu à manquer de confiance (Quare diffidere velles de me) en ma divinité toute-puissante et
infiniment bonne pour quelque chose que tout homme est capable de faire même
ici-bas, à savoir, disposer d'un vêtement ou d'une parure qu'il possède ou de
quelque autre semblable en faveur de son ami et faire ainsi que cet ami se
montre richement paré du même éclat que lui".
On notera le thème de la
confiance (Quare diffidere velles de me),
joint à celui de l'amitié : c'est offenser son ami que de manquer de confiance
en lui.
b) L 3,18,10-11-12 :
Cette longue séquence marie
plusieurs paraboles évangéliques (le bâtisseur de la tour : Lc 14,28-30; le roi
partant en guerre contre un autre roi : Lc 14,31-33; l'enfant prodigue : Le
15,11-32) dans une orchestration nuptiale (Mt 22,1-14) dont le thème principal,
trois fois repris (1) ex seipsa omnino
diffidens, ac spem suam in Dei pietatem ponens; 2) cum humilitate et fiducia
procedam illi obviam; 3) postremo Confidentiam...), est la confiance :
"Un jour
qu'elle devait communier, comme elle se jugeait insuffisamment préparée et que
le temps approchait,..., sans aucune confiance en elle-même, mettant tout son
espoir dans la bonté de Dieu (pietatem
Dei), elle se dit : 'A quoi servirait d'autre retard, puisque, laissée à
mes seuls efforts, fût-ce pendant mille ans, jamais pourtant je ne me
préparerais comme il convient, car en moi je ne peux absolument rien avoir qui
puisse en quoi que ce soit contribuer aux frais d'une telle préparation ? Donc,
avec humilité et confiance, j'avancerai au-devant de lui et quand il me verra
de loin, ému de son propre amour, il aura le pouvoir d'envoyer à ma rencontre
(le nécessaire) pour que je sois dignement préparée à venir en sa
présence."
Assurément, le Seigneur, la voyant
s'approcher, jette sur elle un regard de miséricorde, et envoie à sa rencontre
la parure de ses vertus, dont la confidentia
"par laquelle il daigne s'appuyer sur une vile créature de fragile nature
humaine mettant ses délices à habiter avec les fils des hommes" :
"Comme elle approchait un peu, elle vit le Seigneur arrêtant sur elle un regard de miséricorde, mieux, d'amour, et envoyant à sa rencontre, afin d'assurer sa convenable préparation, son Innocence dont il la revêtit comme d'une robe blanche et souple, son Humilité par laquelle il daigne être uni à des créatures si indignes et dont il la couvrit comme d'une tunique violette, son Espérance aussi qui lui fait appeler et désirer l'étreinte de l'âme et dont il la décora de vert, son Amour dont il est blessé pour les âmes et dont il l'enveloppa comme d'un manteau couleur d'or, sa Joie avec laquelle il se délecte en l'âme et dont il la couronna comme d'un diadème gemmé, enfin sa Confiance (Confidentiam) par laquelle il daigne s'appuyer sur une vile créature de fragile nature humaine mettant ses délices à habiter avec les fils des hommes et qu'il lui donna pour chaussures. Ainsi elle serait digne de paraître en sa présence" (L3,18,11).[10]
c) L 3,18,23 :
Un jour de communion
sacramentelle, Gertrude, se voyant misérablement parée, en est troublée et
cherche à se dérober :
"S'approchant
d'elle, le Fils de Dieu semblait l'emmener plus à l'écart pour la parer. Et,
d'abord, en manière de lavement des mains, pour la rémission de ses péchés il
lui accorda l'effet purificateur de sa Passion. Puis, quittant ses propres
ornements : collier, bracelets, anneaux dont il se montrait paré, il les mit
sur elle, l'invitant à s'avancer ainsi avec dignité (decenter) et non pas comme une insensée (sicut fatua) que sa gaucherie et son inexpérience rendraient
incapable d'une démarche qui lui vaudrait l'honneur du respect plutôt que les
rires et le mépris. Elle comprit par ces paroles que ceux-là marchent en
insensés (fatui) sous les ornements
du Seigneur qui, ayant pris conscience de leur imperfection, ont prié le Fils
de Dieu d'y suppléer, mais, ayant été exaucés, demeurent cependant aussi
craintifs qu'avant, parce qu'ils n'ont pas une confiance absolue (plenam confidentiam) dans la vertu
parfaite de la suppléance du Seigneur".
On remarquera que tout le
récit se focalise sur le thème de la confidentia.
Par un jeu de coulisses (lavage et habillage à l'écart, ad secretiora) et de scène (cum
ornamentis Domini decenter procederet), c'est vers elle que se dirige toute
l'attention. Elle est la pierre d'achoppement sur laquelle les sots (fatui) trébuchent. Ou bien on se pare
des ornements du Fils de Dieu en lui faisant une confiance absolue, et on a
droit à l'honneur et au respect; ou bien on se déguise en restant tout
craintif, et on n'en retire que du mépris. Confiance et décence (decenter) ont partie liée.
d) L 4,12,6 :
En la fête de l'Annonciation
du Seigneur, durant la Messe, Gertrude "se mit à prier (la Mère du
Seigneur) de daigner la préparer à recevoir le corps et le sang très saints de
son Fils". Et le récit se poursuit :
"La
bienheureuse Vierge lui mit alors sur la poitrine un collier de toute beauté
qui avait comme sept pointes, et sur chacune une sorte de pierrerie extrêmement
précieuse. Cela symbolisait les principales vertus par lesquelles la Vierge
avait plu au Seigneur... Or, lorsque l'âme se présenta aux regards de Dieu,
ornée de ce collier, le Seigneur fut tellement charmé (delectatus) et captivé (allectus)
par la beauté de ces vertus, que, comme ravi d'amour (amore captus), il s'inclina vers elle avec la toute-puissance de sa
divinité, l'attira - ô merveille!- tout entière à lui et, la pressant
tendrement sur son Coeur, lui prodigua ses affectueuses caresses".
Dans la deuxième partie de
la séquence, on remarquera le vocabulaire de la séduction : Dieu est charmé (delectatus), captivé (allectus), ravi (captus) par la beauté de l'âme que Marie a ornée de ses vertus.
Comment expliquer que les parures exercent ici un pouvoir de fascination sur le
Seigneur, alors que, en d'autres circonstances, il leur préférait la nudité des
mains et du cou (L2,18,15.16) ? Ne serait-ce pas que le goût du Seigneur est
plus sensible aux parures que l'on reçoit d'autrui qu'à celles qu'on se procure
soi-même ?
e) L 4,55, 4 et 5 :
En la fête de la Toussaint,
Gertrude, sur le point de communier, se livre à l'action de grâces :
"...tandis qu'elle rendait grâces au Seigneur pour telle ou telle catégorie de saints, en priant pour l'accroissement et le progrès de l'Église, son âme parut briller de l'éclat de la couleur qui symbolisait chacune. Finalement, tandis que dans une ferveur plus grande elle priait avec action de grâces pour tous ceux qui aiment Dieu, son âme sembla revêtue d'une tunique d'or. Elle se tint alors ainsi, merveilleusement belle, en présence du Seigneur, parée qu'elle était des divers mérites de l'Église, et lui, ravi de sa beauté (decore illius delectatus), dit à tous les saints : 'Voyez celle-ci qui se présente en son vêtement d'or, revêtue de couleurs variées.' Et il étendit le bras pour la presser sur son coeur, la soutenant comme si, sous l'afflux de ces délices, elle ne pouvait plus se tenir debout".
L'interaction est très
proche de la précédente. Le Seigneur est à nouveau "ravi" (delectatus) par la beauté de Gertrude
qui, ici, représente l'Ecclesia.
Comme à l'Annonciation, il l'attire à lui et la presse sur son coeur.
Le parcours que nous venons
de faire manifeste que le Héraut de
l'amour divin se présente comme un plaidoyer pour une préparation
ecclésiale à la communion sacramentelle. De ce fait, il pose la question de la
"dignité" en d'autres termes et avec un autre éclairage que ceux de
la grande scolastique. Il ne s'agit plus de s'appesantir dans l'examen de soi,
mais d'apprendre à se regarder en Église. Tant qu'on tient "soigneusement
baissé devant ses yeux le voile de son indignité", il est "impossible
de voir la tendresse (pietatem) de
Dieu" (L3,10,2,20-25). C'est par son sens de l'Église, acquis dans la
célébration liturgique, que Gertrude ose relever le voile et prêcher la confidentia. Elle évite ainsi les
risques de dérive obsessionnelle inhérents aux praeparatoria, et, dans la liberté de son coeur, elle se présente
devant l'Époux in persona ecclesiae
(L4,16,6).
Est-ce là une originalité de
la sainte ? Nous sommes tentés de le croire. Nos recherches du côté scolastique
ne nous ont guère entraîné hors d'une oscillation entre timor et amor, où la
scène ecclésiale stationne aux portes des coulisses d'un chacun plus qu'elle
n'y pénètre. Une page de l'Exordium
Magnum Cisterciense de Conrad d'Eberbach mettrait davantage sur la voie du Héraut: on voit saint Bernard enjoindre,
au nom de l'obéissance, à l'un de ses fils qui a perdu la foi au sacrement de
l'autel, de communier en vertu de sa foi à lui, Bernard.[11]
Mais il y a encore beaucoup de chemin à faire pour arriver à une préparation
ecclésiale comme la conçoit Gertrude. En interrogeant les grandes figures du
mouvement eucharistique féminin du XIIIe siècle, on trouverait peut-être, et
même vraisemblablement, une approche du sacrement de l'autel plus en parenté
avec celle de Gertrude. De nos jours, les méditations sur l'Eucharistie de
Raniero Cantalamessa semblent en assez grande consonance avec le message du Héraut en matière de préparation à la
communion. En voici quelques lignes :
"Conscients
de la grandeur du mystère que nous recevons et qui dépasse de beaucoup notre
aptitude à l'accueillir, si nous le demandons, nos amis dans le ciel - Marie,
les anges, les saints que nous aimons - sont prêts à nous venir en aide. Avec
eux nous pouvons parler très simplement, résolus, un peu comme l'homme dont il
est question dans l'Évangile : il doit recevoir un ami, de nuit, et n'a rien à
lui offrir, alors il n'a pas peur de réveiller un voisin connu pour lui
emprunter du pain (cf. Lc 11,5 ss). Nous, nous pouvons, à nos parfaits
adorateurs célestes, emprunter leur pureté, leur .louange, leur humilité, les
sentiments de reconnaissance infinie qu'ils ont pour Dieu pour que Jésus les
trouve en nous quand il nous visite dans la communion".[12]
Là, on se sent proche du Héraut, mais la vision de Gertrude est
plus large encore, car elle ne s'appuie pas seulement sur l'Église du ciel.
Elle a aussi conscience de faire corps avec les membres de l'Église de la
terre, surtout les soeurs de sa communauté, pour accéder à la communion
sacramentelle.
Certains s'étonneront qu'un
tel exposé ne fasse pratiquement pas de place au sacrement de confession. C'est
que les rares allusions qui y sont faites dans le Héraut montrent que, pour Gertrude, la préparation à la communion
déborde très largement le seul fait d'avoir pu ou non se confesser (L3,61;
L4,7,4; L5,27,2). Plus que dans le bain de la confession, qui lui était sans
doute habituel les jours de communion, c'est dans son appartenance à l'Église
et dans la célébration des saints mystères que Gertrude a conscience de revêtir
la beauté de l'Épouse pour s'avancer, confiante, à la rencontre de son Époux.
Couverte de parures, ou découverte jusqu'à la nudité, elle est toujours décente
parce qu'elle sait, en définitive, que le Seigneur ne lui demande rien
"sinon de venir à (lui) toute vide et prête à recevoir"
(L4,26,9,26-27).
[1] . Cf. Olivier QUENARDEL, La Communion Eucharistique dans le Héraut de l’Amour Divin de sainte Gertrude d’Helfta, Brepols 1997, pp. 116-118.
[2] . Cf. Hugues MINGUET, Sainte Gertrude d’Helfta : Le Livre II du Héraut, Théologie d’un écrit spirituel, Mémoire présenté à la faculté de théologie de Lyon, juin 1987, p.119 : « En lisant le Héraut, le lecteur ne doit pas être spectateur ; il doit entrer dans l’expérience de Gertrude. Elle crée un lien de solidarité entre elle et son lecteur, et veut imbriquer qui la lit dans la relation de grâce qui l’unit au Seigneur. Le procédé est très étonnant, il reste une des originalités du Héraut. Sans doute tout acte d’écrire se veut communication, mais avait-on été si loin en faisant de l’écriture un projet de communion et de solidarité de grâces ? »
[4] . On trouverait une démarche assez semblable chez sainte THERESE de l’E.J. cf. Derniers entretiens, Annexes, Cerf/DDB, 1971, pp.278-279. Mais tandis que sainte Thérèse s’appuie sur l’intercession des saints du ciel, Gertrude, dans le cas présent, cherche des secours auprès « des âmes ici présentes ».
[6] . Une note commente ainsi la suite de la séquence : « Le point de vue de la sainte est ici remarquablement intéressant. Il dépasse largement la dévotion privée et prend un caractère ecclésial très marqué. Le mystère eucharistique est communiqué chaque jour à l’Eglise entière, in globo. Sainte Gertrude semble sous-entendre que ceux qui, pour des raisons valables, ne communient pas ce jour-là, y participent cependant d’une certaine manière. Mais ceux qui, par négligence, s’abstiennent de la communion, sont privés, de ce fait, du fruit de cette eucharistie quotidienne » (SC 255, n.1, pp. 152-153).
[7] . Pierre-Marie GY, La liturgie dans l’histoire, Paris, Cerf 1990, pp.255-256.
[8] . Edmond MARC et Dominique PICARD, L’interaction sociale, Paris, P.U.F. 1989, pp. 123-124.
[9] . Bien que le mot confidentia ne soit pas dans le texte, n’est-ce pas la leçon qu’il faut en tirer ?
[10] . Pierre DOYERE remarque que le Héraut joint au code des vertus un code des couleurs : « Elles ne sont pas choisies, comme le ferait un peintre, pour leur harmonie visuelle, mais pour leur valeur de signes. Le blanc dit l’innocence, la pureté, l’appartenance à Dieu, la perfection divine ; le rouge, le sang versé, la souffrance, la Passion ; le vert, la fraîcheur et l’élan de la vie, les œuvres, la vertu, la force ; l’azur, les pensées célestes ; l’or, la charité et l’amour. Et le rose convient au Christ parce qu’il unit en un seul éclat la blancheur de la divinité glorieuse à l’écarlate de l’humanité souffrante » (Introduction, SC 139, p.28).
[11] . Conrad d’EBERBACH, Exordium magnum cisterciense, Romae 1961, Editiones Cistercienses, Livre II, ch. 6, p. 102.