Trois affaires ayant quelque chose en
commun : Audin, Borrel
et Tibhirine
L’affaire
Audin
Durant la bataille d’Alger, le 11
juin 1957, un jeune mathématicien, anticolonialiste, du nom de Maurice Audin,
qui se trouvait à son domicile avec son épouse et ses trois jeunes enfants,
est arrêté par le lieutenant Philippe Erulin des parachutistes du général Massu. Il n’a jamais
été revu. Selon l’enquête de l’historien Pierre Vidal-Naquet,
il a été torturé à mort par le lieutenant Charbonnier, un paramilitaire au service
de Massu.
Tout fut mis en oeuvre par
l’armée française pour étouffer cet affaire. Depuis
lors, donc depuis cinquante ans, son épouse se bat pour qu’on lui indique au
moins où se trouve le corps de son époux. Sa mort ne fut reconnue
« administrativement » par la France qu’en 1966. Suite à une plainte
de Madame Audin, une enquête est ouverte par la
France en 1958, mais se clôt par un non-lieu en 1962. Une nouvelle plainte
déposée par cette épouse courageuse reçoit de nouveau un non lieu en 2001.
Personne ne doute que ce jeune
intellectuel prometteur ait été assassiné par l’armée française. Une place
porte son nom au centre-ville d’Alger et le maire Bertrand Delanoë a inauguré
une place à son nom en 2004 en plein coeur du 5ème arrondissement à
Paris. Mais il serait politiquement
inopportun de reconnaître ce dont personne ne doute aussi bien parmi les
historiens que chez politiciens.
Madame Audin
a saisi le président Sarkozy de l’affaire.
Cela ne semble pas avoir donné de suites.
L’affaire
Borrel
Le 19 0ctobre
1995, Bernard Borrel, un magistrat français de 39
ans, détaché à Djibouti, comme conseiller du ministre djiboutien de la Justice,
disparaît. On retrouve son corps à demi
carbonisé à 80 km de la ville de Djibouti.
L’affaire fut vite classée comme suicide par les autorités locales
appuyées par Paris. Mais personne n’y
crut jamais vraiment. La veuve du jeune magistrat n’a pas cessé depuis lors de
se battre pour que la lumière se fasse.
Des impératifs
politiques, militaires et économiques sont en jeu. Djibouti est le site de la
base militaire française la plus importante en Afrique – une partie de cette
base a d’ailleurs été louée aux États-Unis depuis 2001. On apprit rapidement
que Bernard Borrel, bien qu’officiellement détaché
auprès du gouvernement de Djibouti pour aider à la réforme du code pénal,
menait aussi une enquête sur une affaire de drogue et de vente d’armes qui
impliquait celui qui allait devenir le président de Djibouti, Ismael Omar Guelleh, ainsi que
des citoyens français.
Selon les
témoignages recueillis par la juge d’instruction Sophie Clément, l’armée
française était au courant de la mort du juge deux heures et demie avant la
découverte du corps. Personne n’a jamais cru à la thèse du suicide, mais on n’a
jamais voulu révéler toute la vérité, pour ne pas mettre en danger les intérêts
stratégiques de la France à Djibouti.
Madame Borrel a saisi le président Sarkozy de l’affaire et
celui-ci a manifesté sa volonté que la lumière se fasse sur cette affaire.
L’affaire
Tibhirine
Dans la nuit du
26 au 27 mars 1996 sept moines du monastère cistercien de N.D. de l’Atlas, en
Algérie étaient enlevés par un groupe d’hommes armés. Ce n’est qu’un mois plus
tard qu’un communiqué du GIA, adressé au président de la République Française,
revendiquait cet enlèvement et proposait un échange de prisonniers. Quelques
semaines plus tard, les négociations s’étant entremêlées, un deuxième
communiqué annonçait que les moines avaient été décapités. Encore un peu plus
tard, fin mai 1996, au moment où l’Église se préparait à célébrer les
funérailles des moines, en même temps que celles du Cardinal Duval, le
gouvernement produisait les têtes des sept moines qui auraient été découvertes
à l’entrée de Médéa.
Le gouvernement
algérien ne fit aucune enquête mais laissa se répandre la « version
officielle » selon laquelle les moines auraient été enlevés et assassinés
par un groupe du GIA sous la direction de Djamel Zitouni. Le gouvernement
français, visiblement embarrassé par cette affaire, mais ne voulant pas
compliquer ses relations avec Alger, s’en tint à cette version.
Pour quiconque
s’est efforcé d’étudier un peu les événements entourant la mort des moines il
devint rapidement évident que la version officielle soulevait plus de questions
qu’elle n’apportait de réponse. De nombreux témoignages concordants, dont
certains furent donnés au cours de procès liés aux événements de la guerre
civile d’Algérie, révélèrent que le GIA était infiltré par la Sécurité
Militaire algérienne avec laquelle travaillait Djamel Zitouni. Diverses
informations recueillies en Algérie portèrent rapidement à penser que la
Sécurité Militaire pouvait bien être impliquée dans cet enlèvement (qui
n’aurait sans doute pas dû se terminer tragiquement), et qu’il y avait des chances
que les services français en aient été prévenus.
Cinq ans après les événements on
apprenait que des agents de la DST ainsi que Jean-Charles Marchiani,
préfet du Var et depuis toujours bras droit de Charles Pasqua, avaient
entrepris des négociations pour la libération des moines – négociations qui,
d’après Marchiani, auraient avorté à cause de la
reprise en main de l’affaire par la DGSE sous les ordres du premier ministre
Alain Juppé.
Le dépôt d’une
plainte contre « X » obligea la justice française à ouvrir une
enquête sur cette affaire en 2003 Cette
enquête, confiée au juge antiterroriste Jean-Louis Bruguière ayant des liens
étroits avec les services aussi bien algériens que français a évolué jusqu’ici
au pas de tortue.
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L’élément commun le plus évident à
ces trois « affaires » est que, dans chaque cas, la révélation de
toute la vérité ne serait pas opportune, vu les intérêts politiques,
stratégiques et économiques en cause.
Une
nouvelle donne dans l’Affaire Tibhirine
À l’époque de l’enlèvement
des moines de Tibhirine, l’homme tout puissant à la tête de la sécurité
militaire algérienne était le colonel Smail Lamari,
qui, sous les ordres du général Mohamed Médiène, dit Tewfik, eut la haute main sur tous les services de sécurité
algériens dont il assura la coordination durant la décennie noire. Selon
l’ex-adjudant chef Abdelkader Tigha, c’est Smail
Lamari qui aurait donné l’ordre d’enlever les moines. Si la demande des
nombreux organismes de défense des Droits de l’Homme depuis des années de
l’ouverture d’une enquête judiciaire internationale sur les crimes contre
l’humanité commis en Algérie durant la guerre civile depuis 1992 avait abouti, Smail Lamari aurait probablement été au premier rang sur le
banc des accusés. Il aurait pu connaître le même sort que Slobodan Milosevic.
Une mort subite, à l’hôpital militaire de Aïn-Naadja (où les têtes des sept moines furent placées
dans sept cercueils de deux mètres de long, en mai 1996) vient de le soustraire
à la justice humaine.
Ce décès, s’ajoutant
à divers autres événements récents, change considérablement la donne en ce qui
concerne l’enquête en cours.
Le Général
Philippe Rondot, haut responsable de la DST à
l’époque de l’affaire des moines était proche de Smail
Lamari, dont il se disait l’ami et envers qui il avait une dette de
reconnaissance. Ils ont mené bien des luttes ensemble. Rondot
se rendit à Alger tout de suite après l’enlèvement des moines, exprimant la
conviction que tout serait réglé en quelques jours. (Il envisageait sans doute
une situation identique à celle du faux enlèvement des trois fonctionnaires du
consulat français à Alger en octobre 1993). Maintenant qu’il est à la retraite
et que Smail est décédé, il se sentira peut-être plus
libre pour expliquer la nature des négociations menées par ses services et
impliquant Jean-Charles Marchiani. Ce qui d’ailleurs
pourrait le distraire heureusement de l’affaire Clearstream.
Marchiani, que ses anciens amis et complices semblent avoir
laissé tomber, puisqu’il est maintenant en prison, n’ayant pas comme d’autres
l’immunité d’un poste de sénateur, sera peut-être aussi désormais plus disposé à parler. Il s’est déjà à plus d’une reprise étendu
sur les négociations qu’il mena pour faire libérer les moines et au cours
desquelles il dit avoir obtenu leur libération avant que tout ne soit jeté par
terre en raison de l’intervention du Premier ministre Juppé. Un juge
d’instruction devrait l’amener à préciser avec qui il a négocié cette
libération des moines. Est-ce avec un groupe d’islamistes dans le maquis ?
Ce qui serait assez surprenant. Ou bien avec Smail
Lamari lui-même? Ce qui est plus probable. Ainsi on saurait mieux qui
supervisait l’existence des moines durant leurs deux mois de captivité.
Et puisqu’on
parle de juge d’instruction, un autre changement important est intervenu ces
derniers temps: l’enquête judiciaire sur l’enlèvement, la séquestration et
l’assassinat des moines avait été confiée au juge Jean-Louis Bruguière.
Celui-ci, de par sa casquette de juge antiterroriste, se devait de chercher les
coupables (tous décédés, comme il convient) parmi les « terroristes »
islamistes, sans impliquer ses collègues des services secrets algériens et
français avec lesquels il collaborait depuis longtemps à l’arrestation en
France d’opposants au régime algérien. Une incursion qui s’est mal terminée
dans le monde de la politique, lors des dernières élections législatives en
France, l’a amené à prendre une retraite quelque peu anticipée. Un autre juge
d’instruction prendra donc la relève de ce dossier sensible.
Une personne que
le nouveau juge d’instruction aurait intérêt à entendre serait le président
algérien Abdelaziz Bouteflika. Celui-ci, au cours de la campagne électorale de
2004, un peu avant sa réélection, alors qu’il n’était pas encore certain d’être
le candidat que les généraux feraient élire, s’entendit poser en France une
question concernant la mort des moines de Tibhirine. Sa réponse, toute sibylline, fut que toute
vérité n’est pas bonne à dire « au moins pour le moment ». Il se réservait
donc la possibilité de révéler plus tard des choses qu’il savait.
Le décès du
colonel Smail Lamari sera sans doute l’occasion de
nombreux déplacement sur l’échiquier complexe des divers groupes qui se
disputent le pouvoir au sein de l’armée algérienne. Le général Mohamed « Tewfik » Médiène et le général
Smail Lamari contrôlaient ensemble depuis 1990 toute
la structure de répression du DRS (Sécurité militaire). Ce clan qui, derrière
la façade des gouvernements élus, contrôlait aussi la politique du pays, a été
assez fragilisé ces dernières années. Il le sera encore plus après avoir perdu
l’une de ses deux têtes. Peut-être le temps est-il venu pour le président
Bouteflika de révéler cette vérité qu’il ne jugeait pas encore « bonne à
dire », il y a quelques années.
1 septembre 2007
Armand Veilleux