(Article paru dans Histoire du Christianisme, nº 17, août 2003, pp. 46-49, sous le titre "Une 'multinationale' contemplative : Cîteaux")

 

 

Cîteaux et le développement de l'Europe

 

            Les grandes fondations monastiques se sont toujours manifestées en des moments de transformation socioculturelle importante.  Elles se produisent lorsqu'un groupe de moines, particulièrement sensibles aux besoins spirituels et aux aspirations des hommes et des femmes de leur temps, trouvent et expriment dans leur propre vie une réponse à ces attentes qui vaut non seulement pour eux mais pour beaucoup d'autres. Ainsi, de leur sensibilité à la situation socioculturelle de leur temps et de leur réponse à celle-ci naît un mouvement qui devient souvent comme une puissante lame de fond qui engendre à son tour de profondes transformations dans la société. 

 

            Ainsi en fut-il en Égypte à la fin du troisième et au début du quatrième siècle, quand la réforme opérée par Dioclétien dans l'administration de la Haute-Égypte et en particulier sa réforme agraire permit le développement des grandes communautés cénobitiques pachômiennes qui, à leur tour, modifièrent le paysage religieux, économique et social de la Thébaïde.  Ainsi en fut-il à l'époque de Benoît de Nursie, quand le bref intermède la renaissance gélasienne, dans un Occident envahi par les nations nouvelles dites "barbares", permit un renouveau monastique qui allait avoir une influence durable sur tout le développement ultérieur de l'Occident.  Ainsi en fut-il de nouveau au 12ème siècle, lorsqu'un contexte socio-culturel et religieux très particulier encore marqué par la réforme grégorienne mais aussi par l'avènement du deuxième âge de la féodalité, allait faire en sorte que la petite expérience monastique de Cîteaux, vouée à la solitude et à la pauvreté, devienne un mouvement d'une ampleur exceptionnelle ayant des répercussions importantes non seulement sur la vie spirituelle de toute l'Europe -- et au-delà -- mais aussi sur ses structures sociales et son développement économique.

 

            En 1098, une poignée de moines quittaient le monastère de Molesmes pour répondre à l'aspiration à une vie solitaire et contemplative dans une fidélité plus grande à la Règle de saint Benoît, dépouillant celle-ci des interprétations qui s'étaient attachées à elle dans des contextes culturels désormais largement dépassés.  De cette petite communauté qui aurait bien pu ne pas survivre à ses fondateurs, jaillirent de nombreuses fondations -- auxquelles s'ajoutèrent plusieurs incorporations de communautés existantes -- qui allaient bientôt couvrir l'Europe comme une traînée de poudre : 333 foundations en 1151; 647 un siècle plus tard, non seulement en France, mais en Italie, Espagne, Allemagne, Angleterre, etc.

 

            Jusqu'alors, dans le contexte féodal, il était considéré normal qu'une communauté monastique vive des revenus attachés aux propriétés qui lui avaient été léguées par le seigneur fondateur ou de riches bienfaiteurs.  Les moines de Cîteaux renoncèrent dès le début à cette forme d'économie, choisissant de vivre de leur propre travail, exploitant leurs terres, en grande partie avec l'aide de frères convers qui, sans être moines étaient de véritables membres de leurs communautés. 

 

            Aux propriétés qui leur étaient données pour la fondation de nouveaux monastères, ils en ajoutèrent d'autres qu'ils achetèrent.  À une époque où le système féodal s'essoufflait, ils contribuèrent à lui donner un dernier souffle en reconstituant de grandes propriétés terriennes par l'achat de nombreuses parcelles.  Chaque monastère, dont les membres, surtout les frères convers, étaient très nombreux, possédait plusieurs granges, dont le système et la gestion efficace changèrent le visage agricole de l'Europe.  Les produits de ces grandes fermes bien gérées dépassaient largement les besoins immédiats de moines.  Mais, justement, ceux-ci avaient besoin d'argent pour la construction de leurs nouveaux monastères; et cela se produisait précisément au moment où se développaient les villes et où une économie de marché s'initiait entre villes et campagnes.  Ceci, à son tour, allait provoquer la création d'une nouvelle classe sociale qui allait graduellement enlever à la chevalerie son rôle et son importance.  Du point de vue religieux, la présence de communautés monastiques ferventes à travers toute l'Europe contribuait non seulement à la qualité générale de la vie spirituelle, mais aussi à l'influence et au pouvoir de l'Église sur la société civile.

 

            Durant des siècles, ces monastères furent des lieux de refuge pour les pèlerins et des centres de services sociaux de toutes sortes en périodes de pauvreté et de famine, alors que les autres monastères de la grande tradition bénédictine se consacraient souvent plus directement soit à l'évangélisation soit à l'éducation des masses.  Si les communautés vivaient en général pauvrement, l'extension de leurs propriétés et le succès de leurs entreprises constituait un danger pour la ferveur monastique et surtout suscitèrent une avidité qui s'exprima dans la triste pratique des abbés commendataires qui ruina souvent les communautés au matériel en même temps qu'elle eut un effet néfaste sur leur santé spirituelle.  Par la suite les communautés monastiques subirent avec le reste de la population européenne les temps de détresse, de guerres et les transformations sociales opérées par les Révolutions.

 

            De la période entourant la Révolution Française l'Ordre cistercien sortit passablement transformé.  D'une part les monastères des régions germaniques, qui n'avaient pas été directement affectés par la Révolution avaient dû, déjà à l'époque du joséphisme, pour continuer d'exister, assumer le soin de paroisses et d'écoles, ce qui allait devenir leur principal service à l'Église et à la société.  Par ailleurs les monastères qui reprirent vie en France après la Révolution française et l'Odyssée de Dom Augustin de Lestrange à travers l'Europe et l'Amérique,  appartenaient presque tous à l'une ou l'autre des Congrégations issues de la réforme de La Trappe, et se regroupèrent en 1892 dans ce qui devint l'Ordre Cistercien de la Stricte Observance.  Pour vivre, ils adoptèrent presque tous l'économie traditionnelle de type agricole, considérée comme particulièrement adaptée à une forme de vie monastique qui se veut essentiellement contemplative.

 

            Au cours du dernier demi-siècle, alors que, d'une part, l'agriculture est devenue une industrie exigeant des investissements considérables et d'une gestion de plus en plus compliquée, et que, d'autre part, il est devenu difficile dans la plupart des pays de vivre uniquement de l'agriculture, la plupart des monastères, dans les pays industrialisés, se sont orientés vers de petites industries.  Plus récemment, en Europe de l'Ouest, plusieurs ont adopté des "magasins monastiques" où l'on vent surtout les produits de divers monastères, et que l'on considère non seulement comme une source de revenus, mais aussi comme des lieux de contact entre les moines et la foule de plus en plus importante de touristes qui visitent les monastères.

 

            À la même époque, les fondations se sont multipliées dans les pays en Afrique, Amérique Latine, ainsi qu'en Asie et Océanie.  Dans ces pays, particulièrement en Afrique, l'économie est toujours fort précaire, compte tenu de la conjoncture économique générale.  Dans la plupart des cas, malgré un travail sérieux d'agriculture ou d'artisanat, il serait difficile à ces communautés d'arriver à vivre sans une aide venue de l'extérieur.  Par ailleurs ces mêmes communautés sont souvent conduites par les circonstances à établir et maintenir des dispensaires et autres services essentiels pour les populations environnantes les plus démunies.

 

            Communion avec Dieu, la vie monastique est aussi communion avec l'ensemble des enfants de Dieu, dans tous les domaines, y compris celui de la subsistance matérielle.

 

 

Armand VEILLEUX

abbé de Scourmont