Cîteaux
et le développement de l'Europe
Les grandes fondations
monastiques se sont toujours manifestées en des moments de transformation
socioculturelle importante. Elles se
produisent lorsqu'un groupe de moines, particulièrement sensibles aux besoins
spirituels et aux aspirations des hommes et des femmes de leur temps, trouvent
et expriment dans leur propre vie une réponse à ces attentes qui vaut non
seulement pour eux mais pour beaucoup d'autres. Ainsi, de leur sensibilité à la
situation socioculturelle de leur temps et de leur réponse à celle-ci naît un
mouvement qui devient souvent comme une puissante lame de fond qui engendre à
son tour de profondes transformations dans la société.
Ainsi en fut-il en
Égypte à la fin du troisième et au début du quatrième siècle, quand la réforme
opérée par Dioclétien dans l'administration de la Haute-Égypte
et en particulier sa réforme agraire permit le développement des grandes
communautés cénobitiques pachômiennes qui, à leur tour, modifièrent le paysage
religieux, économique et social de la Thébaïde.
Ainsi en fut-il à l'époque de Benoît de Nursie,
quand le bref intermède la renaissance gélasienne, dans un Occident envahi par
les nations nouvelles dites "barbares", permit un renouveau
monastique qui allait avoir une influence durable sur tout le développement
ultérieur de l'Occident. Ainsi en fut-il
de nouveau au 12ème siècle, lorsqu'un contexte socio-culturel
et religieux très particulier encore marqué par la réforme grégorienne mais
aussi par l'avènement du deuxième âge de la féodalité, allait faire en sorte
que la petite expérience monastique de Cîteaux, vouée à la solitude et à la
pauvreté, devienne un mouvement d'une ampleur exceptionnelle ayant des
répercussions importantes non seulement sur la vie spirituelle de toute
l'Europe -- et au-delà -- mais aussi sur ses structures sociales et son
développement économique.
En 1098, une poignée de
moines quittaient le monastère de Molesmes pour
répondre à l'aspiration à une vie solitaire et contemplative dans une fidélité plus
grande à la Règle de saint Benoît, dépouillant celle-ci des interprétations qui
s'étaient attachées à elle dans des contextes culturels désormais largement
dépassés. De cette petite communauté qui
aurait bien pu ne pas survivre à ses fondateurs, jaillirent de nombreuses
fondations -- auxquelles s'ajoutèrent plusieurs incorporations de communautés
existantes -- qui allaient bientôt couvrir l'Europe comme une traînée de poudre
: 333 foundations en 1151; 647 un siècle plus tard,
non seulement en France, mais en Italie, Espagne, Allemagne, Angleterre, etc.
Jusqu'alors, dans le
contexte féodal, il était considéré normal qu'une communauté monastique vive
des revenus attachés aux propriétés qui lui avaient été léguées par le seigneur
fondateur ou de riches bienfaiteurs. Les
moines de Cîteaux renoncèrent dès le début à cette forme d'économie,
choisissant de vivre de leur propre travail, exploitant leurs terres, en grande
partie avec l'aide de frères convers qui, sans être moines étaient de
véritables membres de leurs communautés.
Aux propriétés qui leur
étaient données pour la fondation de nouveaux monastères, ils en ajoutèrent
d'autres qu'ils achetèrent. À une époque
où le système féodal s'essoufflait, ils contribuèrent à lui donner un dernier
souffle en reconstituant de grandes propriétés terriennes par l'achat de
nombreuses parcelles. Chaque monastère,
dont les membres, surtout les frères convers, étaient très nombreux, possédait plusieurs
granges, dont le système et la gestion efficace changèrent le visage agricole
de l'Europe. Les produits de ces grandes
fermes bien gérées dépassaient largement les besoins immédiats de moines. Mais, justement, ceux-ci avaient besoin
d'argent pour la construction de leurs nouveaux monastères; et cela se
produisait précisément au moment où se développaient les villes et où une
économie de marché s'initiait entre villes et campagnes. Ceci, à son tour, allait provoquer la
création d'une nouvelle classe sociale qui allait graduellement enlever à la
chevalerie son rôle et son importance.
Du point de vue religieux, la présence de communautés monastiques
ferventes à travers toute l'Europe contribuait non seulement à la qualité
générale de la vie spirituelle, mais aussi à l'influence et au pouvoir de
l'Église sur la société civile.
Durant des siècles, ces
monastères furent des lieux de refuge pour les pèlerins et des centres de
services sociaux de toutes sortes en périodes de pauvreté et de famine, alors
que les autres monastères de la grande tradition bénédictine se consacraient
souvent plus directement soit à l'évangélisation soit à l'éducation des
masses. Si les communautés vivaient en
général pauvrement, l'extension de leurs propriétés et le succès de leurs
entreprises constituait un danger pour la ferveur monastique et surtout
suscitèrent une avidité qui s'exprima dans la triste pratique des abbés
commendataires qui ruina souvent les communautés au matériel en même temps
qu'elle eut un effet néfaste sur leur santé spirituelle. Par la suite les communautés monastiques
subirent avec le reste de la population européenne les temps de détresse, de
guerres et les transformations sociales opérées par les Révolutions.
De la période entourant
la Révolution Française l'Ordre cistercien sortit passablement transformé. D'une part les monastères des régions
germaniques, qui n'avaient pas été directement affectés par la Révolution avaient
dû, déjà à l'époque du joséphisme, pour continuer d'exister, assumer le soin de
paroisses et d'écoles, ce qui allait devenir leur principal service à l'Église
et à la société. Par ailleurs les
monastères qui reprirent vie en France après la Révolution française et
l'Odyssée de Dom Augustin de Lestrange à travers
l'Europe et l'Amérique, appartenaient
presque tous à l'une ou l'autre des Congrégations issues de la réforme de La
Trappe, et se regroupèrent en 1892 dans ce qui devint l'Ordre Cistercien de la
Stricte Observance. Pour vivre, ils
adoptèrent presque tous l'économie traditionnelle de type agricole, considérée
comme particulièrement adaptée à une forme de vie monastique qui se veut
essentiellement contemplative.
Au cours du dernier
demi-siècle, alors que, d'une part, l'agriculture est devenue une industrie
exigeant des investissements considérables et d'une gestion de plus en plus
compliquée, et que, d'autre part, il est devenu difficile dans la plupart des
pays de vivre uniquement de
l'agriculture, la plupart des monastères, dans les pays industrialisés, se sont
orientés vers de petites industries.
Plus récemment, en Europe de l'Ouest, plusieurs ont adopté des
"magasins monastiques" où l'on vent surtout les produits de divers monastères,
et que l'on considère non seulement comme une source de revenus, mais aussi comme
des lieux de contact entre les moines et la foule de plus en plus importante de
touristes qui visitent les monastères.
À la même époque, les
fondations se sont multipliées dans les pays en Afrique, Amérique Latine, ainsi
qu'en Asie et Océanie. Dans ces pays,
particulièrement en Afrique, l'économie est toujours fort précaire, compte tenu
de la conjoncture économique générale.
Dans la plupart des cas, malgré un travail sérieux d'agriculture ou
d'artisanat, il serait difficile à ces communautés d'arriver à vivre sans une
aide venue de l'extérieur. Par ailleurs
ces mêmes communautés sont souvent conduites par les circonstances à établir et
maintenir des dispensaires et autres services essentiels pour les populations
environnantes les plus démunies.
Communion avec Dieu, la
vie monastique est aussi communion avec l'ensemble des enfants de Dieu, dans
tous les domaines, y compris celui de la subsistance matérielle.
Armand VEILLEUX
abbé de Scourmont