De l’impasse aux chemins de libération[1]
C’est
en 1997, un peu après le Synode de l’Église universelle sur la vie consacrée et
l’exhortation post-synodale Vita consacrata, que Jean-Paul II instituait le 2 février,
fête de la Présentation de Jésus au Temple, comme Journée de la vie consacrée.
Il donnait à cette célébration trois motifs Le premier était de remercier Dieu pour le
don de la vie consacrée, qui est un charisme appartenant non pas aux religieux
et religieuses -- soit individuellement, soit collectivement en tant que
communautés -- mais à l’Église, c’est-à-dire au Peuple de Dieu. Le deuxième était de faire mieux connaître ce
charisme à l’ensemble du Peuple de Dieu, y compris les laïcs, les prêtres et
les évêques, Enfin le troisième était de donner aux personnes consacrées
elles-mêmes une occasion de remercier Dieu de leur vocation et de réfléchir sur
ses exigences afin de découvrir comment mieux l’incarner dans l’Église et la
Société d’aujourd’hui.
Se libérer de la peur de la mort
Le
fait que cette célébration soit fixée au jour de la fête de la Présentation
nous invite à prendre les textes liturgiques de la messe d’aujourd’hui comme
point de départ de notre réflexion. J’aimerais donc m’arrêter tout d’abord à
une phrase du chapitre 2 de la Lettre aux Hébreux (qui est l’un des deux textes
proposés par le lectionnaire comme première lecture). L’auteur dit que Jésus,
ayant partagé notre condition humaine, a pu « par sa mort réduire à
l’impuissance celui qui possédait le pouvoir de la mort » et qu’il a donc
« rendu libres ceux qui, par crainte
de la mort, passaient toute leur vie dans une situation d’esclaves ».
Cette
dernière phrase me paraît très importante, parce qu’elle peut nous aider à
comprendre le sens de notre vie consacrée.
Il y a en
l’être humain une peur instinctive de la mort et du néant. Il y a donc aussi en tout être humain un
désir inné d’échapper à la mort en se perpétuant. On peut se perpétuer au moins de trois
façons : 1) dans des fils et des filles, 2) dans des possessions
matérielles ou dans des empires ou encore 3) dans l’exercice du pouvoir. Lorsque l’être humain se laisse dominer par
cette peur et par ces désirs, il perd sa liberté, il passe toute sa vie dans l’esclavage, comme dit l’auteur de cette
Lettre aux Hébreux.
C’est
de cet esclavage que doivent nous préserver
– ou nous libérer -- les
trois engagements fondamentaux de la vie consacrée. Par le vœu de célibat, nous
renonçons à nous perpétuer dans des enfants, dans une descendance. Par le voeu de pauvreté nous renonçons à nous
perpétuer dans des richesses ou des empires matériels. Enfin, par le voeu d’obéissance nous renonçons
à nous laisser dominer par notre volonté propre et à créer des empires
politiques.
Cette
libération de l’esclavage engendré par la crainte de la mort et du néant est
une chose à laquelle est appelé tout Chrétien et même tout être humain. Ce n’est pas l’exclusivité de ceux qu’on
appelle les « Consacrés ».
Mais ces derniers, en s’engageant par les voeux
que je viens de mentionner (et éventuellement par d’autres) adoptent un mode
particulier de vie afin d’arriver à ce but ultime, qui est celui de tous :
la pleine libération de tous les esclavages.
Cette
libération n’est cependant pas atteinte simplement du fait que nous nous sommes
engagés dans cette voix. Elle est
toujours à faire, ou plutôt à atteindre. Nous sommes toujours en route vers
elle. Nos voeux et les autres éléments essentiels de notre consécration sont
simplement autant de chemins de libération.
Au delà de nos impasses
Vous avez
probablement été un peu intrigués par le titre de cette conférence, d’autant
plus qu’au premier abord il ne semble avoir rien à voir avec la vie consacrée. Aussi il sera sans doute utile d’expliquer un
peu le sens de chaque mot de ce titre avant d’aller plus loin..
Le
plus important de ces mots est le dernier : « libération ». Je
viens d’expliquer comment il nous est suggéré par la lecture de la Lettre aux
Hébreux. Mais nous le retrouvons aussi
dans l’Évangile d’aujourd’hui. Lorsque Jésus est présenté au Temple par ses
parents, la prophétesse Anne proclame les louanges de Dieu et parle de l’enfant
« à tous ceux qui attendaient la
libération de Jérusalem ». Cet
enfant est venu dans un but de libération.
Une vie à sa suite sera donc nécessairement orientée vers la libération.
Le
second mot important du titre est « chemins ». Je viens d’utiliser (dans la phrase
précédente) l’expression « vie à la suite » du Christ ce qui est une
expression qui revient souvent dans l’Instruction Perfectae caritatis de Vatican II sur la
vie consacrée. Celle-ci y est en effet présentée
comme un sequela Christi.
Et
puis il y a le mot « impasse ».
C’est sans doute celui qui demande le plus d’explication. Une impasse est une situation qui semble sans
issue. C’est un problème qu’on ne peut
contourner, mais qu’on ne peut ignorer.
Un problème auquel il n’y a aucune solution rationnelle suffisante. Une caractéristique d’une telle situation est
que plus on y applique des solutions qui nous semblent
« rationnelles », plus la situation d’aggrave. Dans la vie spirituelle c’est la situation
que le grand mystique Jean de la Croix appelle la « Nuit Obscure ».
Dans la Nuit Obscure, ce n’est qu’après l’acceptation totale et humble de notre
impuissance que nous découvrons une lumière cachée qui nous permet de voir
clair à la fois en notre propre coeur et dans le coeur de Dieu. C’est dans cette vision de foi qu’une
révélation peut nous être donnée sur chacune des situations que nous
vivons. À travers chacune de ces
situations, Dieu a un message à nous transmettre. Il est alors plus urgent de nous efforcer de
percevoir ce message que de nous agiter à trouver des réponses humaines
logiques à des situations qui sont elles-mêmes des messages de Dieu.
Hier,
dans le cadre de la Fête de l’Université, à Louvain-la-Neuve, l’un des docteurs
honoris causa du jour, Bertrand
Picard – qui a réalisé le premier tour du monde en ballon, sans escale – expliquait
comment lorsqu’on se trouve dans une situation sur laquelle on n’a aucun
contrôle – comme par exemple le manque total de vent ou un vent d’une extrême
violence -- la décision la plus sage est souvent celle de décider consciemment
et lucidement de ne rien faire et d’obéir aux circonstances qui nous sont
imposées, y coopérant activement quand c’est possible. Il en est souvent de même dans la vie
spirituelle. L’une des formes les plus
difficiles et les plus fructueuses de l’obéissance est ce qu’on pourrait
appeler l’obéissance à la réalité. Nous nous trouvons souvent dans des
situations que nous ne pouvons pas changer.
Il faut alors nous laisser changer par la situation.
Pour
expliquer ce que je considère comme des situations
d’impasse, le mieux serait peut-être de prendre quelques exemples bibliques,
qui peuvent être considérés comme des paradigmes de vie humaine et de vie
chrétienne.
Impasse
de Moîse
Commençons
par Moïse. Sauvé des eaux par la fille
du Pharaon il a été élevé à la cour égyptienne et était probablement destiné à
de hautes fonctions dans l’administration du pays. Mais voici qu’un jour il fait un geste qui ne
devait pas avoir de grandes conséquences mais qui changea le cours de sa vie. (Si
nous considérons nos propres vies, nous verrons qu’il y a assez souvent de ces
gestes qui semblent sans conséquence, et que nous posons par simple fidélité
soit à notre conscience soit à nos engagements et qui engagent donc tout notre
être, et qui finalement changent profondément le cours de notre vie). Moïse retourne vers les siens et voyant l’un
d’entre eux victime de l’oppression, il prend sa défense et tue son agresseur.
La chose est connue et il doit fuir. À
environ quarante ans, il doit repartir à zéro.
Il est dans une impasse. Il est donc mûr pour entendre une parole de
libération. Un jour il s’enfonce plus
loin dans la solitude – la solitude du désert mais aussi celle de son impasse.
Alors un buisson comme tous les autres devient un buisson ardent et il reçoit
le message que Dieu veut l’utiliser pour libérer
son peuple. (Noter déjà le lien entre impasse
et libération). Il pourra travailler à la libération des autres parce qu’il est
lui-même libre, ayant tout perdu et n’ayant rien à défendre. Il pose alors à Dieu deux questions
importantes et complémentaires : « Qui
es-tu ? » et « Qui suis-je ». À la question « Qui es-tu ? »
Dieu répond de façon fort mystérieuse : « Je suis celui qui
suis » et à la question : « Qui suis-je pour accomplir une telle
tâche ? » il ne reçoit pas de réponse, mais tout simplement la
promesse : « Je serai avec toi ». C’est tout ce qui compte. On pourrait aussi traduire (au présent) « Je
suis avec toi » et comprendre cette
affirmation comme une véritable réponse à la question « Qui
suis-je », impliquant une participation à la vie divine. Fort de cette
parole, Moïse conduira son peuple à travers la longue impasse du désert, vers
la terre promise dans laquelle lui-même ne pénètrera pas.
Impasse
d’Élie
Élie est un ardent prophète de
Yahvé. Fort de la parole divine, il
s’adresse sans peur et même avec violence au peuple et aux rois. Un jour, après avoir mis au défi les prêtres
de Baal, et après avoir par son intercession fait descendre le feu du ciel sur
l’autel du sacrifice, il conduit ces prêtres près du torrent et les égorges
tous – un total de 450 ! – de sa propre main. Mais alors il apprend que la reine Jézabel
veut le faire mourir. Il n’a plus de
parole divine dans sa bouche. Il a peur. C’est le grand tournant de sa vie. Il se rend compte que, sans la parole de
Dieu, il est un peureux comme tous les autres hommes. C’est son impasse. Après plusieurs jours de marche dans le
désert, il est découragé. Il se jette
par terre et dit à Dieu. « C’est assez, je n’en puis plus. Je ne suis pas meilleurs que mes pères. Prends ma vie ». Dieu ne prend pas sa vie mais lui envoie son
messager qui lui donne tout juste la nourriture et le breuvage dont il a besoin
pour continuer son pèlerinage vers la montagne de Dieu, l’Horeb (refaisant à
rebours le parcours de l’Exode). Et là
dans le creux de la grotte – matrice où il sera de nouveau engendré – il fait
une expérience de Dieu qui le transforme profondément. Dieu se manifeste non pas dans tous les
éléments qui représentent ce qu’Élie était auparavant – le vent violent, la
foudre, les tremblements de terre – mais dans une brise légère. Élie ne sera plus le même après cette
expérience profonde de Dieu au-delà de son impasse.
Impasse
de Job
Job est une personne privilégiée par
Dieu et par la vie. Il possède tout ce en quoi un homme trouve d’ordinaire son
identité et sa sécurité. Il a un statut
social enviable et un rôle reconnu au
sein du peuple de Dieu. Il a une épouse
et de nombreux enfants. Il possède aussi
une fortune matérielle considérable, avec esclaves et serviteurs, aussi bien
qu’une bonne santé et des amis. Un jour
vient où il perd tout cela, y compris la compréhension de son épouse et de ses
amis. C’est l’impasse totale. Mais alors Job fait cette expérience
extraordinaire que sans rien de ce qui faisait auparavant toute sa vie, il
existe toujours. Il vit. N’ayant plus rien à perdre (une situation
extraordinaire dans la vie !) il est libre. Il peut alors se tenir debout et parler très
fort à Dieu. Au-delà de l’impasse, il a
connu la libération, et une fois libéré il peut retrouver sans perdre sa
liberté tout ce qu’il a perdu. Il est
tout simplement Job, toujours la même personne, qui avait beaucoup de choses,
qui les a toutes perdues puis les a retrouvées ; et qui est demeuré à
travers tout cela la même personne.
Impasse de l’enfant prodigue
Un autre
exemple de réaction devant l’impasse qui conduit à la vie, c’est celui de
l’enfant prodigue. Il était fils d’un père aimant. Il avait connu une existence
agréable au sein d’une famille aisée, au milieu de grandes possessions et de
nombreux serviteurs. Mais il a voulu
« faire sa vie », avoir une existence autonome, loin de cet
environnement protégé, et son père accepta de lui laisser avoir dès son vivant
sa part d’héritage. Ayant tout dépensé
il se retrouve sans ressources et sans amis, dans la misère et la faim. Dans ce moment d’impasse il est finalement
ramené à lui-même ; à son véritable moi, au-delà de tous les ego. Il se dit : « Je me lèverai et
j’irai vers mon père ». Même s’il
ne désire qu’être serviteur et avoir de quoi manger, il est rétabli par le père
dans sa qualité de fils.
Impasse du Jeune Homme riche
Dans
la parabole du jeune homme riche, l’histoire se termine différemment. Cet homme est une excellente personne. Un vrai bon religieux ! Il désire
sincèrement la vie éternelle. Jésus le
regarde et l’aime. Puis il l’appelle à
une nouvelle étape de croissance, qui implique un détachement radical de tout
ce qui a fait sa richesse jusque là. Il
rencontre ce genre d’impasse que nous rencontrons chaque fois que nous sommes
confrontés à la possibilité d’accéder à un nouveau degré de croissance humaine
et spirituelle. Malgré toute sa qualité
humaine et spirituelle, il n’a pas le courage de faire ce détachement. Et il repart tout triste, de cette tristesse
qui résulte toujours du refus de passer
à une nouvelle vie, du refus de la croissance.
La conversion
Dans
chacun de ces exemples, qui pourraient évidemment faire l’objet d’une plus
longue méditation, il s’agit de ce qu’on nomme en langage chrétien la
conversion. Celle-ci, comme on le sait, est
à la base du message chrétien. Dans
l’Évangile, lorsque Jean-Baptiste commence son ministère sur les bords du
Jourdain, son premier message est :
« Convertissez-vous ! » ; et lorsque Jésus, après avoir été
baptisé par Jean, commence son propre ministère, ses premiers mots sont
aussi : « Convertissez-vous ! ».
La
conversion à laquelle nous appelle l’Évangile et à laquelle nous confronte
chacune des impasses que nous rencontrons au long de notre vie, n’est pas un
simple changement de comportement ou d’attitude. Elle est une mort à soi-même et une
résurrection à un moi un peu plus conforme à l’image du Christ.
Pour
cela il faut sans cesse nous laisser transpercer par le glaive de la Parole de
Dieu qui opère en nous une ouverture à l’action de l’Esprit Saint, comme le
vieillard Siméon l’avait prédit à Marie.
Et
cela nous ramène au thème de la fête d’aujourd’hui.
Récit de la Présentation
Toutes les
réflexions qui précèdent m’ont été inspirées par le texte de la Lettre aux
Hébreux. Je vous invite maintenant à considérer un peu le texte de l’Évangile
qui est celui de Luc. Nous pourrions nous
arrêter simplement au geste de la présentation de Jésus par sa mère et y voir
un beau symbole de notre propre consécration à Dieu. Mais faire ainsi serait passer
à côté de toute la richesse de ce texte de Luc.
Luc est un excellent écrivain ;
et les deux premiers chapitres de son Évangile, qui ne sont
qu’en apparence des récits de l’Enfance de Jésus, nous présentent en réalité,
d’une façon symbolique, tous les grands thèmes de son Évangile. Dans le premier chapitre, il met en présence
la nouvelle et l’ancienne Alliance, représentées par Jean-Baptiste et Jésus,
qui se rencontrent déjà alors qu’ils sont encore dans le sein de leurs mères
respectives. Puis le deuxième chapitre nous offre le récit de trois présentations de Jésus.
C’est d’abord Marie qui ayant donné
naissance au Premier Né nous l’offre déjà comme nourriture dans une mangeoire.
C’est le Premier Né par excellence,
le Premier Né du Père Éternel, le Premier Né d’une multitude de frères, qui
sera aussi le Premier Né d’entre les morts.
C’est dans cette mangeoire qu’elle le présentera aux Bergers des
montagnes environnantes. En effet Luc ne
mentionne pas la visite des Mages avec leurs somptueux présents, mais bien
celle d’humbles bergers représentant tous les petits de ce monde. Puis il y
aura dans ce même chapitre deux de Luc une troisième présentation : celle
que Jésus fera de lui-même au Temple, lorsqu’il aura douze ans.
Dans la
présentation d’aujourd’hui il y a deux couples de personnes en présence, avec Jésus
au centre : D’une part le jeune couple constitué par Marie et Joseph et,
d’autre part les deux vieillards, Siméon et Anne.
Ces deux
derniers expriment bien la situation d’impasse dans laquelle se trouvait le
Peuple d’Israël. Depuis longtemps il n’y
avait plus de véritable prophète. Israël était occupé par les Romains. Il y avait bien eu la révolte de Judas
Macchabée ; mais ses descendants
s’étaient inféodés au pouvoir étranger.
Beaucoup parmi les plus profondément religieux des Juifs, en particulier
les anawim,
les « pauvres de Yahvé », s’étaient alors retirés au désert. Ils ne
reconnaissaient plus la légitimité du culte du Temple et attendaient la venue
du Messie. C’est dans leurs milieux qu’étaient nées la secte des Pharisiens et
celle des Esséniens.
Que faire
dans une telle situation, sinon attendre dans la fidélité et l’espérance :
Siméon était un juste et attendait la Consolation d’Israël. Anne, de même,
servait Dieu dans le jeûne et la prière.
Tous deux ne pouvaient rien faire : Ils vivaient dans l’attente qui
est espérance. L’esprit Saint était sur
eux. Ils purent donc reconnaître le
Messie.
Mais cela
créa une situation d’impasse pour Marie et Joseph. Ils s’étonnaient de tout ce qu’on disait de
l’enfant – Il n’y avait rien qu’ils puissent faire, sinon conserver tous ces
événements dans leur cœur et les méditer. Ce sera la même chose le jour de la
« fugue » de Jésus à l’âge de 12 ans. Marie ne comprit pas, mais elle garda tout
dans son coeur.
Impasse de la société
L’attitude
de Siméon et Anne impliquait un changement de société. Ils attendaient la
libération de Jérusalem et d’Israël, dans tous les sens du mot. C’est la même attente qu’on retrouve exprimée
avec force – et même avec une sainte violence – dans le Cantique de
Marie : « Il renverse les puissants de leurs trônes, Il élève les
humbles ; il comble de bien les
affamés, renvoie les riches les mains vides... »
Nous
vivons aussi de nos jours dans un monde rempli de violence, de haine et
d’oppression – aussi bien l’oppression des guerres que celle, structurelle, des
disparités économiques et sociales. L’humanité
tout entière se trouve confrontée à une impasse d’une gravité
insoupçonnée. Une certaine forme de mondialisation
économique impose un système néolibéral, profondément injuste et inique à tous
les pays de la planète. Ce système se caractérise par le fait que toutes les
valeurs humaines de quelque ordre que ce soit sont conditionnées par les lois
de l’économie et du marché. Partout où
elle s’installe cette économie crée des disparités énormes entre les riches et
les pauvres, rendant les uns et les autres prisonniers, les uns de leur
pauvreté, les autres de leur richesse. Si le religieux (ou la religieuse) a été
libéré(e) par Dieu – ou en tout cas est sur une voie de libération, c’est pour
qu’il/elle travaille à la libération des autres. Il/elle est appelé(e) à travailler à la
libération tout d’abord spirituelle de ses frères et sœurs, mais aussi à leur
libération économique et politique. La
conversion personnelle, si elle est vraie, doit conduire à une conversion des
structures injustes de la société
Ceux
qui ont choisi de vivre une vie dite « consacrée » doivent travailler
de toutes leurs forces non seulement à leur propre libération, mais aussi à celle
des riches (esclaves de la peur de la mort) aussi bien que des pauvres.
Les impasses de l’Église
Oui,
l’Église elle-même se trouve, de nos jours, surtout dans nos pays de vieilles
chrétientés d’Europe occidentale, dans une situation d’impasse. Il serait facile de réciter une longue
litanie de choses qui ne vont plus, à tous les niveaux. Mais au lieu de voir
tout cela de façon négative et défaitiste, ne peut-on pas y voir une situation
de « Nuit Obscure » devant faire déboucher notre Église sur une
nouvelle phase de croissance et de maturité ?
Toute
situation d’impasse étant un appel à la conversion, la perte de visibilité et
de puissance que connaît l’Église, à travers la diminution du nombre de ses ministres
et la baisse de la pratique religieuse, ne pourrait-elle pas être vue comme un
appel du Seigneur à un style de vie ecclésiale plus humble, pauvre et sans
pouvoir ? Durant plusieurs siècles
l’Église a exercé sur la société une profonde influence dans tous les domaines.
Cette période de « Chrétienté » n’a pas été sans grandeur et sans
effets bénéfiques pour l’Évangélisation.
Elle a aussi connu ses limites et, de toute façon, elle est terminée. La grâce de l’impasse actuelle est peut-être
de ramener l’Église à ce qu’elle fut dans ses débuts : un petit troupeau,
un levain vigoureux dans la pâte de l’humanité.
Car
l’Église n’existe pas pour elle-même.
Elle existe pour le monde. Dieu a
tant aimé le monde qu’il lui a envoyé son Fils Unique. À ce monde qu’il a tant aimé, même si
celui-ci ne l’a pas reçu, le Christ a envoyé tous ses fidèles. L’Église n’est pas la communauté d’une petite
partie de l’humanité ayant le privilège d’être sauvée, ou en tout cas appelée
au salut. Elle est la communauté de ceux
qui ont reçu la mission de témoigner dans leur vie du salut auquel tous, sans
exception, sont conviés.
L’Église
est nécessairement visible, mais elle n’a pas à se préoccuper de
« sa » visibilité ; elle doit se préoccuper de la visibilité du
salut. Qu’est-ce que le salut ? C’est la
participation à la vie divine. Or la vie divine est essentiellement une vie de
communion : communion entre le Père et le Fils dans un même Amour, au sein de
la Trinité. Cette communion a été
communiquée à l’humanité à travers Jésus de Nazareth, pleinement divin et
pleinement humain. Elle nous est offerte
à tous comme un don et une mission.
C’est la mission fondamentale de tous ceux qui croient au Christ non
seulement de vivre cette communion mais de la rendre visible en la vivant.
L’espoir fondamental des consacrés
– et aussi de tous les Chrétiens -- à l’égard du monde c’est, me semble-t-il,
de lui donner et de lui redonner l’espérance, surtout à notre époque où tant
d’espoirs ont été trahis.
Dans un monde comme celui où nous vivons, où
il y a tant de guerres et de violence ; dans un monde où de prétendus
philosophes prônent la lutte entre les cultures et les civilisations, dans un
monde où l’on écrase des peuples pour leur infuser de force ce qu’on prétend
être la démocratie, dans un monde où les mêmes pouvoirs qui ont mis sur pied
des machines de mort se votent ou se font voter par des référendums téléguidés
des autoamnisties, les Chrétiens doivent s’efforcer de nourrir l’espérance en
semant des espoirs de communion, en vivant eux-mêmes cette communion à tous les
niveaux – Communion avec Dieu, communion entre les humains, entre les peuples,
les cultures et les religions, communion aussi avec le cosmos.
L’impasse dans nos communautés religieuses
De même
que pour l’Église en général, il serait facile d’énumérer sur un ton défaitiste
et triste tout ce qui ne va pas dans nos communautés religieuses. Mais n’est-il pas plus évangélique d’y voir
une « Nuit Obscure » devant déboucher sur une lumière nouvelle si
nous acceptons de passer par la voie de conversion et donc de libération dans
laquelle elle nous a fait entrer collectivement.
Nous
vivons une crise d’identité. Ce disant, j’emploie le mot « crise »
dans son sens original et profond, désignant une situation où un discernement,
une décision éclairée s’impose. Cette
crise d’identité s’exprime de bien des façons.
Une de
nos pauvretés, de nos jours, est précisément que nous n’avons même pas un nom
qui décrive adéquatement notre charisme.
Avant Vatican II on parlait couramment de « vie
religieuse » ; mais plusieurs remirent en question cette appellation,
puisque toute personne est appelée à pratiquer la vertu de religion et donc à
vivre une vie « religieuse ». Même
si les textes du Concile utilisent encore cette expression, ils commencent
aussi à utiliser celle de « vie selon les Conseil évangéliques », ou
encore de « sequela Christi »
ou « vie à la suite du Christ ». Mais la vie de tout disciple du Christ est une
vie à sa suite. Et le Concile a aussi rappelé que tout Chrétien est appelé à
vivre, chacun à sa façon, ce qu’on appelle les « conseils
évangéliques ». Depuis le dernier
synode sur la vie religieuse, on parle de préférence de « vie
consacrée ». Même si nous savons ce
qu’on veut dire par cette expression nous ne pouvons pas ignorer ou oublier que
tout chrétien est « consacré » à Dieu par son baptême et sa
confirmation. On a parlé aussi d’état de
perfection, mais Vatican II s’est souvenu que Dieu avait appelé tous ses
disciples (et non seulement quelques privilégiés) à être parfaits comme leur
Père céleste est parfait.
C’est
plutôt avec humour que je rapporte ces difficultés linguistiques, même si de
savants livres et articles ont été écrits sur ces questions. Je crois que par toute cette évolution du
langage, Dieu qui – heureusement pour nous – a un merveilleux sens d’humour
veut nous rappeler que ce qui est le plus essentiel dans notre vie de consacrés
est ce que nous avons en commun avec l’ensemble des Chrétiens ; et que ce
qui nous distingue d’eux reste secondaire, tout en étant d’une très grande
importance, puisque c’est notre charisme propre.
Mais,
justement, au moment où nous pensions pouvoir nous rassurer en nous rappelant
que nous avons un charisme propre, une spiritualité propre, voici que, tout à
coup, de nos jours, dans presque tous les Instituts de vie consacrée des laïcs
veulent participer non seulement aux activités de la communauté, mais à sa
spiritualité et à son charisme. Là aussi il y a un appel à la libération. Être
assez libres pour laisser à l’Esprit la liberté (!) de susciter à notre propre
charisme des formes d’expression auxquelles nous n’aurions jamais pensé.
« Si
quelqu’un veut venir à ma suite, qu’il se renonce à lui-même... et prenne sa
croix et qu’il me suive... ». C’était déjà en quelque sorte le message de
Siméon à Marie (un glaive transpercera
ton cœur). C’est le message que Dieu nous donne à nous tous à travers ce
que nous vivons collectivement de nos jours.
Et la Croix du Christ débouchant nécessairement sur la Résurrection,
c’est, en définitive, un appel à la Vie.
Bruxelles, 2 février 2008
Armand VEILLEUX
[1]
Conférence prononcée à l’église
du Collège Saint-Michel de Bruxelles, le 2 février 2008, dans le cadre de la
Journée de la Vie consacrée, organisée par le Vicariat pour la Vie consacrée du
diocèse de Malines-Bruxelles.