Kurisumala : un exemple d'inculturation
Adaptation et inculturation
sont deux choses fort différentes. La deuxième n'est guère possible sans la première,
mais la première existe souvent sans la seconde avec laquelle elle est d'ailleurs
plus d'une fois confondue. Lorsqu'un
groupe de moines ou de moniales d'Europe ou d'Amérique fondent un nouveau
monastère dans un pays d'Afrique ou d'Asie, il est normal et sage de leur
part de faire un grand nombre d'adaptations, adoptant les coutumes locales
concernant, par exemple, la forme et la couleur des habits, la nature de la
nourriture et la façon de la consommer, les instruments de musique et l'usage
des langues locales. Ce sont là des
adaptations requises par le bon sens et qu'on aimerait voir toujours réalisées; mais on en n'est pas encore à l'inculturation.
Celle-ci englobe tous les aspects de la vie d'un groupe.
Le fait qu'une communauté monastique de style européen ait adopté dans
sa liturgie la musique et les symboles de la culture où elle se trouve en
fait une communauté qui a eu la sagesse de s'adapter dans sa liturgie aux
circonstances locales; cela n'en fait
pas une communauté inculturée.
L'inculturation n'est
pas un simple phénomène social; c'est
une réalité spirituelle et théologique. Elle
a lieu lorsqu'un culture ou une tradition culturelle est mise en contact avec
l'Évangile ou avec une façon de vivre l'Évangile (telle que, par exemple,
la vie monastique). Dans cette rencontre,
les deux pôles subissent une transformation. La culture se trouve enrichie et reçoit une
finalité ultime nouvelle; l'Évangile,
ou la forme de vie évangélique, reçoit pour sa part un nouveau mode d'expression
et d'être. La vie monastique chrétienne
elle-même est d'ailleurs le résultat d'une inculturation admirablement réussie,
étant le fruit de la rencontre du message évangélique avec une tradition ascétique
bien vivante dans le Moyen-Orient à l'époque du Christ et si répandue dans
toutes les grandes cultures, tout au long de l'histoire de l'humanité, qu'on
a pu parler d'archétype humain universel.
La communauté monastique
de Kurisumala au Kerala, en Inde, se distingue par la capacité qu'elle a manifestée
de s'adapter aux coutumes locales, aussi bien celles provenant de l'hindouisme
que celles provenant de la tradition chrétienne syro-malankare, celle-ci étant
déjà bien insérée dans la culture du Kerala depuis les premiers siècles du
Christianisme. Lorsque vous arrivez
à Kurisumala vous rencontrez une communauté ressemblant assez bien à un ashram
hindou, les moines portant le khavi, allant nu-pieds ou chaussés de simples
sandales qu'ils laissent à la porte avant de pénétrer dans le monastère, et
mangeant assis par terre, leur gamelle déposée sur le sol. Tous les hôtes sont invités au satsangh, réunion de communauté du soir,
et partagent les repas de la communauté. Les
édifices sont sobres et pauvres, etc.
Il y a cependant plus.
Kurisumala est un très bel exemple d'inculturation, et cela à de nombreux
niveaux. Le style de vie monastique
qu'on y trouve est le fruit de la rencontre de la tradition monastique chrétienne,
de lignée cistercienne, avec les pratiques et l'âme du monachisme traditionnel
de l'Inde. La vie liturgique est aussi le fruit de la rencontre
de l'expérience de prière d'orientation bénédictine avec la grande tradition
liturgique de l'Église syriaque aussi bien qu'avec les couches les plus contemplatives
de la mystique hindoue. C'est de cette
inculturation multiple dont je voudrais dire quelques mots dans cet article.
Monachisme
chrétien cistercien et monachisme hindou
Si les adaptations à un
nouveau contexte culturel peuvent se penser, se préparer et se décider, ce
n'est pas le cas de l'inculturation. Celle-ci
se produit d'elle-même lorsque les
conditions de la rencontre sont remplies. Si l'inculturation a pu se réaliser dans la
communauté de Kurisumala, c'est qu'elle s'est réalisée tout d'abord dans la
personne même de Francis Mahieu, qui reçut le nom de Francis Acharya lorsqu'il
devint citoyen indien en 1968.[1]
Lorsque Francis Mahieu arriva en Inde, en 1955, il n'était pas un jeune homme en quête d'expériences
nouvelles. Il était non seulement un
homme d'âge mur, mais aussi un moine cistercien ayant déjà vingt ans de vie
monastique. Il avait été formé par
un maître de première valeur, Dom Anselme Le Bail, et avait assimilé l'identité
cistercienne avant de devenir lui-même maître des novices, d'abord à Scourmont
puis, plus tard, dans la fondation de Scourmont à Caldey. En arrivant en Inde il fut en contact durant
ses premiers dix-huit mois avec deux grands spirituels qui n'avaient certes
pas réussi dans leur rêve de fonder une communauté monastique à Shantivanam,
mais qui avaient su intégrer dans leur propre recherche spirituelle le plus
profond et le plus radical de la spiritualité des Upashishads, spécialement
Le Saux, si fasciné par les profondeurs de l'advaita.
L'Église de l'Inde doit
son origine à saint Thomas qui, selon la tradition, évangélisa l'Inde où il
arriva en l'an 52. Les Chrétiens évangélisés
par Thomas et ses disciples demeurèrent en contact à travers les âges avec
les Chrétiens de la Perse dont ils adoptèrent la liturgie. Lorsqu'au 16ème siècle l'Église de
Rome vint en contact avec ces Chrétiens à travers les marchands et les missionnaires
portugais, elle essaya de les latiniser. En 1653, ils jurèrent solennellement de résister
à ces efforts et de ne pas se soumettre à la hiérarchie romaine portugaise.
Par la suite plusieurs entrèrent en communion avec Rome, et Léon XIII
établit pour eux deux vicariats en 1887. Ils
conservèrent leur rite oriental -- fortement latinisé par la suite -- et le
nom d'église syro-malabare. Les autres
conservèrent leur lien avec l'Église d'Antioche.
Or, une partie de ces derniers acceptèrent l'autorité de Rome en 1930. Ils conservèrent leur liturgie antiochienne -- qui ne fut jamais latinisée
-- et prirent le nom d'Église syro-malankare.
Des circonstances providentielles
amenèrent Francis à faire une fondation cénobitique au Kerala, au coeur de
cette Église syro-malankare d'origine syriaque, dont la richesse et la profondeur
contemplative le fascinèrent dès le premier jour. Dans sa vie monastique personnelle
se réalisa graduellement, à partir de ce moment, une synthèse existentielle
harmonieuse entre la spiritualité cistercienne qu'il avait bien assimilée,
celle du monachisme chrétien primitif qu'il avait longuement étudiée et les
pratiques du monachisme hindou qu'il trouvait en Inde et dont il avait déjà
vu une réalisation inculturée dans la vie de Monchanin et de Le Saux
. Cette synthèse s'exprimera
dans la structure même de la vie communautaire qu'il développera à Kurisumala
avec des disciples indiens.
Arrêtons-nous à quelques
aspects plus importants de cette vie monastique inculturée.
Le rituel de l'initiation monastique
À Kurisumala, comme dans
les ashrams de l'Inde, lorsque le postulant est admis, après quelques visites,
il porte un habit blanc composé d'un dhoti et d'une chemise, ce qui ne le distingue guère de l'homme de
la rue. Après un postulat d'une longueur
qui peut varier selon les cas, il est reçu comme sadhaka, c'est-à-dire novice, au cours de la cérémonie du satsangh, qui correspond à notre chapitre.
Il portera désormais une vareuse de coton blanc sur son dhoti.
Lorsqu'il sera reçu comme brahmachari,
ce qui est l'équivalent d'un profès temporaire, il recevra un châle blanc. Enfin, lorsqu'il sera consacré comme sannyasi, ce qui correspond au profès solennel,
il recevra l'habit de couleur safran, le khavi, qui non seulement le désignera comme sannyasi mais l'obligera à pratiquer le style d'ascèse attaché en
Inde à ce titre : aller nu-pieds, vivre une pauvreté radicale, suivre un régime
strictement végétarien, etc.
Le Toulbasho d'Dairoye
(rituel de la vêture des moines) du rite syro-malankar offrait à Père
Francis un cadre liturgique poétique et mystique plus adapté à l'orientation
spirituelle du monachisme de l'Inde que les rituels d'origine romaine avec
leur conception plus juridique des sacrements. Il le prit donc comme base du rituel d'initiation
monastique utilisé à Kurisumala.
La réception des sadhakas est une simple cérémonie qui a
lieu au satsangh, cette réunion
de la communauté qui a lieu chaque soir dans un ashram . Le caractère sérieux de cette démarche se révèle
tout d'abord dans le fait que le candidat se prosterne devant toute la communauté
dans la forme la plus révérencielle, le sahstanga namaskar, ce qui signifie la "prosternation des huit
membres", ainsi nommée parce que huit parties du corps touchent le sol
en signe de complète soumission:
les deux mains, les deux pieds, les deux genoux, la poitrine
et le front. L'acharya demande au sadhaka
ce qu'il recherche en voulant se faire admettre dans le sadhana monastique, ou chemin de perfection. Il proclame devant tous son abandon total à
la grâce et à la miséricorde du Seigneur telles qu'on en fait l'expérience
dans la communauté monastique. Après quoi il est accueilli dans la communauté.
Les rituels de la brahmacharya diksha (correspondant à la
profession temporaire) et de la sannyasa
diksha (correspondant à la profession solennelle) gardent la structure
de la vêture monastique antiochienne, mais ont beaucoup en commun avec les
rituels parallèles de l'hindouisme. L'originalité
chrétienne se révèle dans le symbolisme biblique et le choix des lectures,
toutes centrées sur l'économie du salut dans le Christ.
La diksha hindoue s'accomplit dans le cadre du viraja homa, le sacrifice du feu et de la lumière, symbolisant la
destruction de toutes les attaches dans le feu ardent du renoncement absolu,
et l'émergence d'une conscience nouvelle et radieuse. La consécration monastique chrétienne a lieu
durant le sacrifice eucharistique, avant sa consommation dans la communion,
gage de l'immortalité et prémices de la jouissance éternelle de la divinité. Le front du nouveau brahmachari chrétien est marqué
du sceau de l'Agneau, on lui fait une tonsure en forme de croix, on lui enlève
ses vêtements de dessus et on le revêt de l'habit, on le ceint d'un baudrier,
on couvre sa tête et ses épaules d'un châle et on lui lace ses sandales. La cérémonie s'achève par l'imposition de la
croix sur les épaules et la réception du nouveau brahmachari dans la communauté.
La célébration de l'Eucharistie
Nous venons de
voir que la consécration monastique se fait au cours de la célébration eucharistique.
Or, il y a à Kurisumala deux types de célébration eucharistique la
Qurbana et la Bharatiya
Puja.
La Qurbana
est la célébration de l'Eucharistie selon le rite antiochien de l'Église syro-malankare.
On la célèbre dans toute sa splendeur les dimanches et à toutes les
grandes fêtes du Seigneur, de la Vierge et des Saints.
Elle comporte une richesse exceptionnelle de lectures de la Parole
de Dieu. On y lit d'abord l'Ancien Testament pendant
que le prêtre revêt les ornements sacrés et que se font les rites préparatoires.
Il s'agit de quatre lectures tirées respectivement de la Loi, des livres
historiques, des Sapientiaux et des Prophètes.
Durant la première partie de l'Eucharistie on lit ensuite trois lectures
du Nouveau Testament, la première tirée des Actes des Apôtres, des Epîtres
catholiques ou de l'Apocalypse; la
seconde tirée des Lettres de Paul et la troisième, des Évangiles.
Cette célébration dure
au moins deux heures. Durant les quinze
premières années, on la célébra en syriaque tous les jours, sans jamais oser
ni l'abréger ni la simplifier. Mais
il était difficile alors de maintenir l'équilibre, si important, de la journée
monastique entre prière, travail et lectio. À partir de l'époque du Concile on élabora pour
les jours de semaine une célébration plus simple de l'Eucharistie, en langue
malayalam (la langue du Kerala), intégrant un grand nombre de symboles religieux
de l'Inde. C'est la Bharatiya Puja appelée aussi par les visiteurs
la "messe indienne".
Puja (de la racine puj,
révérer, culte) est lié à la bhakti,
le culte de dévotion. C'est la forme
de culte la plus ancienne en Inde, l'acte quotidien de culte, célébré soit
privément soit en assemblée. En ce cas il est accompagné de bhajans, le chant d'hymnes et de lectures
des livres sacrés et se termine par la distribution de petits morceaux de
nourriture. Le mot "puja" est communément utilisé au Tamil Nadu
pour désigner l'Eucharistie.
Dans la Bharatiya Puja célébrée assis par terre,
la première partie de la messe utilise abondamment les symboles religieux
indiens : le feu, les fleurs et l'encens.
En effet, à cause de la dimension cosmique de l'hindouisme, le culte
hindou utilise beaucoup l'offrande à Dieu des belles et bonnes choses de la
création. Fleurs, encens, lumière sont
des signes traditionnels de l'offrande de soi-même et de l'union du priant
avec Dieu dans l'amour. Ainsi, l'arati est le mouvement circulaire d'une
petite lampe à l'huile déposée dans un nid de fleurs, devant une icône sacrée,
avec de brèves prières, appelées mantras. Ces mantras
sont aussi offerts par les participants qui font un mouvement de leurs mains
au-dessus de la flamme -- ou dans la direction de la flamme, s'ils sont loin
-- participant ainsi à la lumière et appliquant ensuite leurs mains sur leurs
yeux. L'encens est utilisé de deux
manières, ou bien sous la forme de bâtons, appelés agarbathi ou dans de petits vases de cuivre munis d'une poignée, que
l'on meut d'une façon circulaire au-dessus des offrandes.
L'anaphore a conservé
tous les éléments traditionnels de la liturgie orientale : prière d'introduction,
récit de l'institution, anamnèse, épiclèse, intercessions, fraction et communion
-- le tout souvent intercalé de répons
brefs de l'assistance ou d'hymnes.
Avant le renvoi, le célébrant
invite les membres de l'assemblée à témoigner du Christ dans leur vie quotidienne.
Suit une formule trinitaire d'adoration:
Om.
Adoration de Celui qui existe en Lui-même.
Om.
Adoration de l'Homme-Dieu.
Om.
Adoration du Saint-Esprit.
Tous concluent: Om. Shanti!
Shanti! Shanti! Paix! Paix! Paix!
Un Office monastique lentement
construit
C'est sans doute dans l'élaboration de l'Office Divin
que Père Francis et les moines de Kurisumala ont manifesté le plus de créativité.
À l'époque de la fondation,
on disposait du S'himo, le bréviaire
paroissial hebdomadaire en syriaque, connu sous le nom de "Bréviaire
de Pampakuda". C'est lui qu'on
utilisa durant les premières années, mais si Francis Acharya et son compagnon
de la première heure, Bede Griffiths, connaissaient assez bien le syriaque,
il n'en était pas ainsi des nouvelles recrues indiennes.
Dès 1959 Bede commença à traduire le S'himo en anglais, et cette traduction fut publiée en 1965 sous le
titre de The Book of Common Prayer. Il s'agissait d'une traduction en prose, plutôt
littérale, difficilement utilisable comme telle pour la prière, que Francis
retravaillera et reprendra quelques années plus tard dans son oeuvre monumentale
Prayer
with the Harp of the Spirit, the prayer of Asian Churches.[2]
La vie monastique avait
disparu il y a plusieurs siècles de l'Église syriaque de l'Inde. On ne disposait donc pas d'un office monastique.
D'ailleurs, dans la tradition orientale il n'existe pas un livre pour
la liturgie des heures que suivraient intégralement tous les monastères et
tous les fidèles. Ce qui existe, ce sont des anthologies de textes
très riches parmi lesquels chaque monastère choisit pour constituer son propre
Office. C'est ce qu'entreprit de faire
Père Francis pour le monastère de Kurisumala.
Il se mit à la recherche
du Fenqith, le recueil de prières
et d'hymnes d'une très grande richesse contemplative utilisé autrefois par
les moines de langue syriaque et dont le S'himo n'était qu'une version abrégée à l'usage des paroisses. Il faut dire que les autorités portugaises avaient
mené, à la fin du 16ème siècle, une campagne implacable d'éradication
du rite syriaque. Au synode de Diamper,
en 1599, on avait brûlé tous les livres, ornements et vêtements liturgiques
qu'on avait pu trouver. C'est à Mossoul,
en Irak, que Père Francis trouva enfin, après bien des recherches à travers
tout le Moyen Orient, sept copies du Fenquith imprimé par les Dominicains au siècle précédent. L'ensemble, en sept volumes grand in-folio,
comprenait 4.000 pages de texte syriaque.
Père Francis passera une grande partie du reste de sa vie à méditer,
sélectionner, traduire en anglais, et publier ce trésor liturgique.
Les quatre volumes du Livre d'Office de Kurisumala, en anglais, totaliseront
3.000 pages.
Père Francis ne se contenta
pas de choisir et de traduire des textes syriaques anciens. Il composa un Office complet, pour toutes les
Fêtes et tous les Temps de l'Année, gardant l'orientation mystique et toute
la richesse théologique de la liturgie syriaque, mais introduisant dans chaque
Office, sous la rubrique de Semences
du Verbe, des textes tirés des livres sacrés de l'Inde. Il pouvait en appeler de l'exemple de Paul VI
qui, à Bombay en 1964, avait utilisée une très belle prière tirée des Upanishads.
De
la non-vérité conduis-moi à la Vérité
De
l'obscurité conduis-moi à la Lumière
De
la mort conduis-moi à l'immortalité
Dès la parution du premier
volume, ce travail de géant reçut les plus grands éloges des spécialistes
de la liturgie orientale, comme le professeur Robert Taft de l'Institut pontifical
oriental de Rome et André de Halleux de Louvain.[3]
C'est cet Office que l'on
célèbre actuellement à Kurisumala, en anglais, sauf pour les "petites
heures" et Complies, que l'on chante en malayalam.
L'année liturgique
L'année liturgique, dans
le rite syro-malankar commence le dimanche le plus
plus proche du dernier jour d'octobre. Elle est introduite par deux dimanches de l'Église
: sa Dédicace et son Renouvellement. Il
s'agit de deux dimanches préparatoires, au cours desquels l'Église rappelle
ce qu'elle est, médite sur sa propre nature, comme lieu de résidence de Dieu, lieu privilégié de Sa rencontre avec l'humanité
. Ces deux dimanches sont comme un prisme où se reflète toute l'économie du
Salut, depuis l'appel d'Abraham dans le Livre de la Genèse jusqu'à la vision
du nouveau ciel et de la nouvelle terre à la fin du livre de la Révélation.
Le reste de l'année est
divisé en sept saisons composées de sept semaines chacune. Ce sont : 1) L'Annonciation de la venue du Seigneur;
b) La Nativité, l'Épiphanie et le Baptême;
3) Le Jeûne du Seigneur, sa Passion, sa Mort et sa Résurrection;
4) les cinquante jours de la Pâque, l'Ascension et la Pentecôte; 5) La mission des apôtres dans le monde; 6)
la Transfiguration; 7 l'Exaltation de la Croix.
Chaque semaine, se célèbre
également un cycle complet des mystères du salut, reprenant en miniature le
cycle de l'année liturgique. On célèbre évidemment la Résurrection du Seigneur
le dimanche. Le lundi c'est le Royaume
de Jésus et son annonce par Jean-Baptiste. Le mardi, c'est l'Église; le mercredi, l'Incarnation;
le jeudi, l'Eucharistie; le vendredi, la Croix; et le samedi, la Parousie.
* * *
On n'aurait pas une vision
complète de l'inculturation de la vie monastique à Kurisumala sans considérer
au moins quelques autres aspects de celle-ci tels que, par exemple, la lectio,
le travail et l'hospitalité.
La lectio
La tradition de la lectio
divina du monachisme chrétien se trouve enrichie par son contact avec
une tradition fort semblable de la spiritualité hindoue. La voie de la méditation en Inde est appelée
upasana, un mot qui est de la même racine
que upanishad. Le sens littéral est celui de s'approcher, de
s'asseoir près de quelqu'un dans une attitude de disciple, avec révérence
et confiance, dans l'espoir d'être illuminé.
En référence à la méditation, le mot signifie s'approcher du Seigneur
avec ces même attitudes, se recueillir dans l'espoir
d'atteindre le paramatman, l'Être
Suprême et d'être identifié avec lui.
L'upasana comporte trois aspects ou trois degrés, qui ne sont pas sans
analogie avec l'échelle traditionnelle de la lectio, la meditatio, l'oratio et la contemplatio. Ces degrés sont
la sravana, qui consiste à écouter
un maître ou les écritures sacrées; la manana, qui est une recherche sérieuse du sens; et la nididhyasana, qui est un approfondissement
non conceptuel de la réalité entendue, une contemplation conduisant au ravissement.
Un millénaire après les Upanishads, le grand maître Sankaracharya ajoutait
un quatrième degré, la darshana,
ou la vision.
Dans la vie d'un moine
indien la voie de l'upasana et celle
de la lectio divina convergent vers
une même fin, donnant ainsi une dimension nouvelle et plus riche à l'une et
à l'autre.
Le travail
La vocation monastique et l'attrait vers l'Inde du jeune
Jean Mahieu (plus tard Père Francis), avaient été éveillés lors d'une rencontre
avec Gandhi durant ses études d'ingénieur à Londres. Gandhi voyait le développement économique des
masses pauvres de l'Inde non seulement dans une vie simple, mais aussi dans
un travail productif.
Dès la plus haute antiquité,
en Inde, les ashrams ont été associés avec des goshalas ou fermes d'élevage. Une
ancienne tradition hindoue considérait même le goshala comme un endroit où l'on prend soin des vieilles vaches avec
amour et attention jusqu'à ce qu'elles y finissent leurs jours. Gandhi reprit cette idée; il voulait cependant concilier ce "service
de la vache" avec une saine économie, afin que la vache ne soit pas un
fardeau pour le pays mais contribue à le nourrir. Pour cela il insistait sur l'amélioration du
bétail en vue d'augmenter la quantité et d'améliorer la qualité du lait. Après l'indépendance de l'Inde, Pandit Nehru
avait imaginé un vaste projet en vue de développer la qualité de l'énorme
quantité de vaches du pays. Kurisumala
développa dès les premières années une ferme modèle qui fut une des premières
sinon la première réalisation de ce projet du premier ministre Nehru et servit
de modèle et de stimulant pour un développement admirable d'une région jusque
là extrêmement pauvre. Au cours des
années, des centaines de familles son venues s'installer dans la région de
Kurisumala, vivant pour la plupart d'un travail au moins partiellement relié
à la ferme de l'ashram.
En cela aussi, on peut
parler d'authentique inculturation : la rencontre fructueuse d'une tradition
monastique de travail manuel avec une situation socio-économique bien précise
permettant à la première de trouver une nouvelle expression de la préoccupation
évangélique pour les plus pauvres et donnant à la seconde une nouvelle dimension.
L'hospitalité
Une autre valeur par rapport à laquelle la tradition
du monachisme chrétien et celle des ashrams indiens peuvent s'enrichir mutuellement
et aboutir de ce fait à une inculturation est celle de l'hospitalité.
Saint Benoît dit que les
visiteurs ne manquent jamais au monastère;
et, fidèle à une très longue tradition avant lui, il invite ses moines
à pratiquer une grande charité et une très belle humanité à leur égard, convaincus
que c'est le Christ qu'ils reçoivent en ces visiteurs. L'ashram indien est aussi un lieu d'accueil.
S'agissant d'une communauté qui s'est formée spontanément autour de
l'expérience spirituelle d'une personne ou d'un petit groupe de personnes;
quiconque recherche la même chose peut se joindre à ces personnes,
que ce soit pour quelques jours ou pour une période beaucoup plus longue.
A Kurisumala, les retraitants
sont toujours en grand nombre. Ils
sont reçus sobrement mais avec grande hospitalité. Ils se retrouvent nombreux à tous les offices
à la chapelle, partagent le repas de la communauté, mangeant la même nourriture
frugale avec leurs mains, assis par terre, la gamelle déposée sur le sol devant
eux. Certains se joignent au travail
de la communauté, et ils se retrouvent surtout le soir au satsangh quotidien, élément si important de la vie d'un ashram.
Le satsangh (littéralement : compagnie de bonnes personnes) est une pratique
commune à toute l'Inde, remontant aux poètes bhakti de l'époque médiévale.
Même de nos jours, dès que des personnes se retrouvent ensemble pour
chercher une croissance humaine et spirituelle, elles se réunissent sous la
direction d'un maître, pour chanter quelques mantras
(brèves prières en sanskrit), suivie de chants sacrés appelés bhajans
accompagnés de musique. Cela est généralement
suivi d'une lecture tirée d'un livre sacré et souvent d'une exhortation spirituelle
de la part du maître ou d'une autre personne présente.
À Kurisumala, chaque soir,
après la collation, avant le dernier office du jour (correspondant à nos Complies),
la communauté se réunit avec tous les hôtes dans la salle du satsangh, en face de la chapelle. Ce satsangh
est présidé par le supérieur ou
par un hôte distingué ou même plusieurs hôtes qui peuvent être invités à prendre
la parole. De là on se rend en silence
à la chapelle Après la bénédiction
du supérieur, donnée sur le degré de l'autel, tous, moines et hôtes, vont
baiser la Bible, s'inclinent devant l'autel et le Saint Sacrement et font
l'arati en étendant les mains au-dessus
de la lampe qui brûle devant les icônes, pour ensuite porter les mains à leurs
yeux.
Conclusion
Robert Taft, dans l'ouvrage cité plus haut, analysant
la contribution de Kurisumala au développement contemporain de l'office syriaque,
souligne le fait que l'inculturation de Kurisumala est une réalité beaucoup
plus large que simplement liturgique. Il
écrit au sujet de Kurisumala: "De nos jours, en Occident, on écrit beaucoup
sur le renouveau monastique au Mont Athos et dans l'Église orthodoxe copte
en Égypte. Cependant, au cours des
trente dernières années, s'est développé discrètement un autre mouvement,
peut-être moins connu, mais indubitablement une des expériences monastiques
les plus radicales et les plus éclairées de notre temps."[4]
Il n'y a de véritable
inculturation que celle qui implique tous les aspects de la vie dans une synthèse
harmonieuse. De très nombreuses fondations
monastiques ont été faites au cours du dernier demi-siècle, en Afrique en
Amérique Latine et en Asie. Dans la
plupart des cas les fondateurs ont manifesté une grande ouverture à faire
les adaptations nécessaires, dans
le domaine liturgique comme en d'autres domaines, pour assurer une implantation
réussie. En bien peu de cas, cependant,
est-on arrivé à une véritable inculturation débouchant sur une nouvelle culture monastique résultant
de la rencontre d'une tradition monastique traditionnelle avec la situation
socioculturelle et religieuse du lieu d'implantation. La communauté de Kurisumala
est un exemple en ce domaine. Il vaudrait
la peine d'étudier plus en profondeur son expérience. En le faisant on constaterait sans doute que
l'inculturation n'a pas été une fin voulue pour elle-même, mais bien le fruit
d'un demi-siècle d'expérience monastique enracinée dans la tradition chrétienne
occidentale, ouverte aux enseignements de la tradition chrétienne orientale
et profondément respectueuse de la tradition monastique trois fois millénaire
de l'Inde.
Cette évolution s'est
faite en dehors -- et ne pouvait sans doute en être autrement -- des structures
rigides d'un Ordre monastique comme celui de Cîteaux, sous la conduite d'un
moine sage et ouvert qui réalisa d'abord dans sa propre expérience spirituelle
et sa propre vie cette synthèse. Maintenant
que la communauté née de cette expérience a été incorporée à l'Ordre cistercien,
dans le respect de sa différence et de son rite propre, le défi pour la communauté
de Kurisumala sera de ne rien perdre de son identité et de sa culture monastique
propre, alors que le défi pour l'Ordre cistercien sera de faire de cette rencontre
une véritable inculturation en se laissant transformer lui-même par cette
incorporation d'un élément nouveau.
Scourmont, le 30 juin 2002
Armand VEILLEUX
[1] Pour une histoire
de la fondation de Kurisumala et une biographie du Père Francis Acharya,
on consultera Marthe Mahieu - De Praetere, Kurisumala -- Francis Mahieu Acharya.
Un pionnier du monachisme chrétien en Inde, (Cahiers Scourmontois
- 3) Scourmont 2001. Les moines de
Kurisumala ont aussi publiée une présentation de leur communauté et de son
histoire à l'occasion de leur incorporation dans l'Ordre Cistercien de la
Stricte Observance : Kurisumala Ashram.
A Cistercian Abbey in India. Kurisumala 1999.
[2] Quatre volumes publiés à Kurisumala entre 1981 et 1989. Ils ont été réédités
à diverses reprises depuis.
[3] Revue Théologique de Louvain,
1989, pp. 495-496.
[4] Cité selon l'édition italienne : La liturgia delle
Ore in Oriente e in Occidente, Edizioni Paoline, Torino 1988, p. 319.