Qui a tué qui ? – Question
qu’on ne saurait éluder.
À partir de
l’année 1992 l’Algérie a été emportée par une terrible vague de violence. Il s’agissait bel et bien d’une guerre
civile, même si les autorités algériennes s’énervaient dès qu’on utilisait ce
mot. Il y avait, d’un côté, l’ensemble
des groupes assez divers appelés globalement les « islamistes » et,
de l’autre, l’armée. Les violences
atroces commises par les islamistes sont indéniables et bien connues. Mais très vite des voix de plus en plus
nombreuses d’Algériens et d’autres observateurs attentifs se sont fait entendre
rendant la Sécurité Militaire algérienne responsable de certaines des violences
attribuées globalement aux islamistes. À cela vinrent s’ajouter, surtout à
partir de l’année 2000 des récits d’anciens militaires algériens.
Ces témoignages ont
été assez nombreux et assez sérieux pour que plusieurs organismes internationaux
de défense des droits de la personne, à commencer par Amnesty International, aient demandé à plusieurs
reprises – mais toujours sans résultats – une enquête internationale impartiale
sur cette violence. Chaque fois, la réaction orchestrée d’Alger – par le biais
d’articles de presse virulents - a été non seulement de ridiculiser ceux qui
soulevaient cette question, mais de considérer qu’ils voulaient exonérer les
islamistes de toute responsabilité. Le
service de propagande du DRS (la Sécurité
Militaire) inventa alors le slogan du « Qui tue qui ? »
-- question qualifiée par eux d’obscène. Depuis lors, quiconque soulève l’une des questions
restées sans réponse est ridiculisé et rejeté du revers de la main comme faisant
partie de la clique du « Qui tue qui ? ».
Et pourtant la
question « Qui a tué qui ? » reste une question légitime et
nécessaire tant qu’une réponse pour le moins crédible n’aura pas été
donnée. Cela vaut pour des dizaines de
milliers d’Algériens disparus, très souvent après enlèvement par les forces de
l’ordre. Cela vaut pour le chanteur kabyle
Lounès Matoub[1] et
pour Mgr. Pierre Claverie. Cela vaut
aussi, évidemment, pour les sept moines de Tibhirine.
Dans le cas des
moines de Tibhirine, plusieurs questions ont été posées depuis longtemps :
1) qui les a enlevés ? -- 2) sur ordre de qui ? -- 3) où et dans
quelles conditions ont-ils été détenus durant deux mois ? -- 4) quelles
mesures furent prises par les autorités algériennes et
par les services secrets français (DST et DGSE) pour les libérer ? -- 5)
qui les a tués et dans quelles circonstances ? -- 6) qu’est-il advenu de leurs corps après
leur mort ?
La réponse
« officielle » à chacune de ces questions – réponse d’ailleurs jamais
officiellement formulée par aucune autorité civile, algérienne ou française –
est bien connue : c’est le GIA.
Compte tenu de révélations crédibles qui se sont multipliées au cours
des douze dernières années, cette version officielle fait eau de toutes parts,
et donc, ces questions sont, plus que jamais, légitimes, et ce n’est pas la
stupide rengaine du « qui tue qui ? » qui nous empêchera de continuer
à les poser.
Un article paru
récemment dans le journal italien La
Stampa, sous la plume de Valerio Pellizzari[2]
répond à l’une des nombreuses questions mentionnées : « qui les a
tués et dans quelles circonstances ? ».
Il s’agit de l’interview (en quelque sorte une « déposition »)
d’un haut fonctionnaire d’un gouvernement européen qui était en fonction à
Alger au moment du drame et qui connaît bien cette affaire. Cet article est à
prendre très au sérieux.
Disons tout d’abord
que Valerio Pellizzari n’est pas le dernier des scribouillards à la recherche
d’un sujet pour gonfler son ego. C’est
un grand journaliste de réputation internationale, qui a
couvert toutes les grandes guerres des dernières décennies depuis le Cambodge
jusqu’à l’Irak en passant par l’Iran et l’Afghanistan. Il n’a pas sauté sur le
premier scoop rencontré. Il enquête
depuis plus de dix ans sur le drame de Tibhirine et il n’avait encore rien
publié, attendant d’avoir quelque chose qui apportait vraiment du neuf. La Stampa est un grand journal dont la
direction n’aurait pas accepté de mettre en première page cet article sans
vérifier le sérieux de ses sources. La
personne interviewée démontre dans son témoignage une grande retenue et une
grande cohérence. Sa façon de parler est celle d’un véritable professionnel. Elle a sans doute voulu, après un très long
silence, soulager sa conscience et faire en sorte que la vérité soit
connue. Sachant ce qui peut arriver aux
témoins et à leurs familles, on comprend que cette personne ait voulu garder
l’anonymat. Son témoignage demeure très
important, d’autant plus que d’importants témoins qui n’ont pas encore été entendus par les juges d’instruction Marc Trévidic et Philippe Coirre (qui ont remplacé
le juge Jean-Louis Bruguière sur ce dossier depuis les élections législatives
françaises de 2007) pourront sans doute corroborer ses dires.
Évidemment, plusieurs
éléments de ce témoignage étaient déjà connus de ceux qui ont suivi de près
cette question. Dès les semaines qui
ont suivi l’inhumation des frères à Tibhirine des informations circulaient
en Algérie, en particulier à Blida, voulant que les moines n’aient pas été
décapités mais tués dans une intervention de l’armée. Il n’était pas clair s’il s’agissait ou non
d’une bavure. J’ai moi-même entendu cette rumeur de diverses sources à l’époque
de la mort de Mgr. Claverie, en août 1996, quelques mois après celle
des moines. J’ai communiqué alors cette information à Henri Tincq,
de passage à Rome, et il l’a mentionnée dans un article du journal Le Monde (7-8 juin 1998), qui a fortement
déplu à Alger. Je l’ai également transmise
plus tard à John Kiser, de passage à Rome, et il a pu la corroborer en Algérie
en 1999 et y ajouter quelques détails, qu’il a publiés dans son excellent
livre sur les moines de Tibhirine en 2003.
Selon certains la source de cette information aurait été l’interception
faite par l’ambassade française d’un message radio de l’armée algérienne.
C’est ce que rapporte Kiser dans son livre.
Personnellement, j’avais entendu une autre version ; l’information
aurait eu comme source une « confidence » du commandant de la base
d’hélicoptères de Blida à un confrère occidental. La
traduction française du livre de Kiser, parue en 2006, ajoute sur ce point
quelques petits détails mineurs, tels que la phrase du pilote de l’hélicoptère
« Zut ! nous avons tué les moines ».
Certains ont dit que
l’article de Pellizzari n’apportait rien de neuf. C’est faux. Le premier
élément nouveau de ce témoignage, c’est la cohérence. Jusqu’ici tous ceux qui ont enquêté sur ces
faits étaient arrivés à se faire une idée assez claire de ce qui s’était passé,
en recoupant des témoignages divers et en mettant ensemble des informations
complémentaires. Ici nous avons une
description cohérente de ce qui s’est passé, faite par quelqu’un qui a eu, au
moment des faits, accès aux sources d’information algériennes, sans doute et
probablement aussi françaises.
Mais la grande nouveauté qui ressort de ce
témoignage, c’est que non seulement les autorités algériennes ont élaboré un
montage macabre pour cacher leur bavure – ce qui pouvait déjà se déduire de ce
qu’on savait – mais que les autorités françaises, qui n’ont pu l’ignorer,
participèrent à ce cover up, le médecin légal de l’ambassade de
France ayant participé à l’examen des corps – et cela, une semaine avant
l’annonce de la mort des moines par un faux message du GIA. Il semble même, à
entendre ce témoignage, que ce macabre montage ait été décidé d’un commun
accord par les autorités algériennes et françaises. Cela peut expliquer la demande faite alors aux
familles de ne pas venir à Alger pour les funérailles (une d’entre elles n’a
pas obtempéré à l’ordre) et l’intention d’enterrer sept cercueils plombés sans
que personne ne voie ce qui se trouvait à l’intérieur.
On comprend dès
lors le silence embarrassé de la presse française -- sauf Ouest-France, le Figaro
International et Rue 89 et des
sites Internet à portée internationale à
savoir Algeria Watch[3] et Tahia
Bladi [4] -- après la publication
de La Stampa. La conspiration du silence des autres, y
compris Le Monde et La Croix, a-t-elle été spontanée ou
recommandée d’en haut ? On comprend
qu’à l’approche des grandes manifestations autour de l’Union pour la Méditerranée, on ne voulait pas indisposer le
président Bouteflika, alors qu’il avait fallu le pèlerinage à Alger d’une grande
quantité de ministres et d’émissaires français pour le convaincre de venir à
Paris pour cette occasion.
Mais cela aurait
pu être une occasion en or. Lors d’un passage en France au cours de la dernière
campagne présidentielle on avait interrogé Monsieur Bouteflika sur cette
affaire des moines de Tibhirine et il avait répondu mystérieusement que « toute
vérité n’est pas bonne à dire », ajoutant « lorsque j’aurai toutes les
informations je les dirai ». Si on
lui avait posé la même question aujourd’hui, peut-être aurait-il trouvé que le
moment était venu de dire la vérité.
Mais peut-être, la France n’a-t-elle
pas intérêt à entendre cette vérité.
En tout cas, tout
ce qu’on sait maintenant enlève évidemment toute crédibilité aux conclusions
de la commission rogatoire en Algérie confiée par le juge Jean-Louis Bruguière
aux autorités algériennes elles-mêmes. D’autant
plus qu’on ne peut exclure que la « bavure » décrite par le témoin
interrogé par Pellizzari ait pu ne pas être totalement accidentelle.
Les juges Trévidic et Coirre devront
reprendre à leur propre compte et sur d’autres bases cette partie algérienne de
leur enquête.
Armand Veilleux
13 juillet 2008
[1] Le procès devant faire la lumière sur son assassinat a été renvoyé une première fois il y a sept ans, et vient d’être renvoyé de nouveau.
[2]
Texte italien : http://www.lastampa.it/redazione/cmsSezioni/esteri/200807articoli/34524girata.asp
; traduction française
de Tahia Bladi http://www.tahiabladi.com/index.php/1954/les-moines-en-algerie-tues-par-les-militaires/
et aussi http://www.algeria-watch.de/fr/article/just/moines/revelations_fonctionnaire.htm