Abdelkader Tigha, victime de la raison d’État

Algeria-Watch, 7 mai 2007

Abdelkader Tigha, ancien sous-officier des services secrets algériens (DRS, Département du renseignement et de la sécurité), témoin capital dans l’affaire de l’enlèvement et de l’assassinat des moines trappistes de Tibhirine en 1996, est menacé d’être prochainement renvoyé vers les Pays-Bas par les autorités françaises.

Arrivé le 14 février à Paris en provenance des Pays-Bas, il s’est rendu rapidement à la préfecture de police de Paris, accompagné par son avocate, Me Dominique Noguères, pour déposer une demande d’asile. Il est convoqué le 6 mars, 20 mars, le 4 avril, le 17 avril et enfin le 2 mai, date à laquelle il est arrêté et placé au centre de rétention de Vincennes. Il apprend alors qu’il sera renvoyé au Pays-Bas selon une décision « exécutoire immédiatement » portant la date du… 21 mars ! Son renvoi est prévu pour le 18 mai sous escorte et le juge des libertés et de la détention qui a examiné son dossier le 4 mai 2007 a décidé que d’ici là il ne sera pas libéré. Un référé suspensif a néanmoins été déposé par son avocate, Me Dominique Noguères ; il sera examiné le 10 mai.

Depuis sa fuite d’Algérie en décembre 1999, Abdelkader Tigha a séjourné dans six pays (Tunisie, Libye, Syrie, Thaïlande, Jordanie, Pays-Bas), avant d’arriver en France, espérant obtenir le statut de réfugié politique le protégeant des risques de tortures et de liquidation physique de la part de ses anciens chefs du DRS. Malgré cela, A. Tigha n’a pu, à ce jour, bénéficier de ce droit, du fait de la scandaleuse décision du représentant du Haut Commissariat aux réfugiés des Nations unies en Thaïlande, qui lui avait refusé, en février 2000, le bénéfice du statut de réfugié politique, au terme d’une procédure bâclée et non motivée, comme l’a reconnu en novembre 2005 la justice néerlandaise.

Derrière tout cela, il y a l’utilisation politique par la « raison d’État » de certains pays des insuffisances du droit international, qui permet à bon compte d’écarter du bénéfice de l’asile les « repentis » des forces de sécurité, grâce à la fameuse « clause d’exclusion » définie par l’article 1.F de la Convention sur les réfugiés, stipulant que le statut de réfugié ne peut être accordé à ceux qui pourraient être impliqués dans des crimes contre l’humanité. Alors même que l’histoire judiciaire de ces dernières années a montré – par exemple en Argentine et au Chili – que, très souvent, c’est seulement grâce aux témoignages de tels « repentis » que la vérité pouvait être établie sur les violations des droits humains (ouvrant ainsi la voie aux poursuites des criminels présumés). Et que ces « repentis » devraient bénéficier à ce titre d’une protection.

Or, dans le cas de A. Tigha, cette protection apparaît pleinement justifiée par les risques qu’il encourt du fait de ses révélations explosives sur l’implication du DRS dans les violations des droits humains perpétrées en Algérie dans les années 1990, en particulier celles de « groupes islamistes » manipulés par son service. C’est le cas notamment de ses déclarations (notamment le 23 décembre 2002 au journal Libération) où il impliquait directement le DRS dans l’enlèvement des sept moines. Il rapporte que, étant en poste au Centre territorial de recherche et d’investigation (CTRI) de Blida depuis 1993, il a constaté que, dans la nuit du 26 au 27 mars 1996, deux fourgons entrent dans la caserne. Il aperçoit les moines qui venaient d’être kidnappés de leur monastère. Ils sont interrogés par un certain Mouloud Azzout, qu’il sait être un agent du DRS tout en étant un des bras droits de Djamel Zitouni, l’émir des GIA qui revendiqueront l’enlèvement. « Deux jours après, il les a emmenés sur les hauteurs de Blida puis au poste de commandement de Djamel Zitouni, au lieu-dit Tala Acha constitué d’abris souterrains, d’une infirmerie de fortune et d’une école pour les nouvelles recrues » des GIA. Le contact entre Azzout et le CTRI n’est jamais interrompu.

Cet enlèvement avait été conçu par les chefs du DRS pour plusieurs raisons, notamment pour contraindre les moines à quitter leur monastère, car ils devenaient des témoins de la « sale guerre » que menaient les militaires et leurs supplétifs des milices et des GIA ; mais aussi pour faire pression sur les dirigeants français afin qu’ils soutiennent plus nettement les généraux algériens dans leur politique d’éradication. Cependant, la mort des moines n’aurait pas été programmée. Si leur assassinat a été décidé, ce serait – selon les propos de Abdelkader Tigha – en raison : a) de la perte de contrôle du DRS en connivence avec la DST française (services de renseignements intérieurs) sur le groupe du GIA chargé de l’opération ; b) et d’une intervention de l’armée algérienne pour éviter que la DGSE française (services de renseignements extérieurs) ne s’en mêle et découvre la manipulation.

Depuis la tragique mort des religieux chrétiens, aucun témoignage aussi précis n’avait remis en question la version officielle. La plainte avec constitution de partie civile déposée le 9 décembre 2003 devant le Doyen des Juges d’Instruction près le Tribunal de Grande Instance de Paris par la famille du père Christophe Lebreton et Père Armand Veilleux, Procureur général de l’ordre cistercien au moment des faits, s’appuie essentiellement sur les témoignages de plusieurs dissidents du DRS attestant que Djamel Zitouni, « émir national » des GIA, était en réalité un agent du DRS. Et la plainte évoquait également les témoignages d’Abdelkader Tigha et d’Ali Benhadjar, ex-membre du GIA dont le groupe aurait tué Djamel Zitouni dans une embuscade tendue avant l’assassinat des moines. Les plaignants demandaient à ce qu’ils soient entendus dans le cadre de l’enquête confiée au juge antiterroriste Jean-Louis Bruguière.

Durant son instruction, ce dernier a transmis une liste détaillée de questions aux autorités algériennes et s’est rendu en Algérie, mais n’a pas cru bon d’auditionner personnellement des témoins. Et le Père A. Veilleux a constaté dans un de ses récents écrits (« État de l’enquête sur l’assassinat des moines de Tibhirine », 23 mars 2007) : « En lisant les centaines de pages que constituent ces dépositions, on en retire comme principal constat que désormais on a des preuves de ce qu’on savait. On savait depuis le début qu’on nous mentait. On en a maintenant des preuves. Ces preuves résident dans les contradictions que comportent ces dépositions. »

Mais si le juge Bruguière n’a pas le contrôle des dépositions opérées en Algérie, il aurait pu entendre Abdelkader Tigha qui se trouve depuis trois ans aux Pays-Bas. Or, non seulement il ne l’a pas rencontré mais plus grave encore, alors que l’ex-membre du DRS se trouve à Paris depuis la mi-février, il n’a pas été convoqué dans le cadre de l’enquête. Il est vrai que M. Bruguière a annoncé le 16 mars sa mise en disponibilité pour pouvoir se consacrer à la campagne électorale des législatives pour lesquelles il se présente au nom de l’UMP. Lors de l’une de ses convocations à la préfecture de police Paris, A. Tigha a été entendu par la DST, mais cette audition ne s’inscrivait pas dans le cadre de l’instruction dans l’affaire de l’enlèvement et l’assassinat des moines. À ce jour, non seulement le juge Bruguière n’a pas diligenté l’audition de A. Tigha qu’un bon exercice de la justice imposait absolument, mais il est emprisonné dans l’attente de son renvoi forcé vers les Pays-Bas. Ce pays qu’il avait dû fuir in extremis parce que son administration refusait d’appliquer la décision de la justice néerlandaise qui l'avait sommée par trois fois de reconsidérer son refus non motivé en droit d’accorder à A. Tigha le statut de réfugié politique, et avait décidé l’expulser du pays, au risque qu’il tombe aux mains des services algériens.

Algeria-Watch estime qu’il est très choquant que la justice de la République française continue obstinément de refuser d’entendre un témoin capital dans une affaire qui concerne l’assassinat de sept de ses ressortissants. De même qu’il est très choquant que les Pays-Bas se soient soumis jusqu’à présent aux pressions des autorités algériennes qui, depuis presque huit ans, ont multiplié ces pressions auprès des gouvernements des derniers pays d’accueil d’A. Tigha (Thaïlande, Jordanie, Pays-Bas, France aujourd’hui). Il est essentiel que les autorités françaises comme néerlandaises mettent tout en œuvre pour assurer à Abdelkader Tigha la protection nécessaire et lui permettent de faire état devant la justice des crimes dont il a été témoin.