Monachisme et
rencontre
des
cultures[1]
Oxford
---- Bangalore
Le monachisme est
transculturel. On le rencontre sous toutes les latitudes, à toutes les époques,
et aucune culture ne peut en réclamer le monopole. Et pourtant, dans chacune de
ses actualisations historiques, il est étroitement lié à. un contexte culturel
précis et limité. Ces deux dimensions, qui constituent les pôles de la tension
interne qui, de tout temps, travaille le monachisme, se sont manifestées lors
de deux réunions importantes tenues vers la fin de 1973 : le Symposium
cistercien-orthodoxe d'Oxford (26 août -1 septembre) et le Congrès monastique
asiatique de Bangalore (14-22 octobre).
De bons comptes rendus de ces deux rencontres
ont déjà paru dans les diverses revues monastiques, et je n'ai pas l'intention
d'ajouter à leur liste. Je voudrais plutôt décrire simplement l'image que j'ai
perçue du monachisme actuel, â travers ces deux événements que j'ai vécus comme
participant et y ajouter quelques réflexions personnelles, Me rendant compte
des lourdes implications de ma perception du monachisme actuel ainsi que des
réflexions que cette perception a suscitées en moi, c'est à dessein que j'ai
pris plus d'un an pour les décanter avant de les mettre par écrit.
C'est à juste titre qu'on a souligné
l'atmosphère d'unité et de fraternité qui caractérisa ces deux réunions.
Orthodoxes, Protestants, Anglicans et Catholiques â Oxford ; Chrétiens,
Bouddhistes, Hindous et jaïns à Bangalore ; tous communièrent profondément
durant plusieurs jours dans la prière, la réflexion et la fraternité.
Cette communion s'enracinait sans doute
d'abord dans l'unité profonde de la vocation monastique qui est une réponse au
besoin inné de l'homme de se transcender et qui est une expression
particulièrement intense de la dimension religieuse de l'humain. Elle résultait
également de l'unité foncière de l'expérience de Dieu qui, quels que soient les
noms qu'on lui donne (contemplation, illumination, etc.) est fondamentalement
la même pour tout homme, même si elle diffère beaucoup au niveau de
l'expression (religions, cultes, doctrines) et encore plus au niveau de
l'interprétation (écoles théologiques et philosophiques),
Cette unité prend un relief tout à fait
particulier de nos jours, du fait de la mondialisation de tous les vrais
problèmes humains. Marshall McLuhan nous a habitués à considérer la terre comme
un « grand village » (a global village) et dès 1931
Teilhard de Chardin annonçait que l'ère des nations était terminée et qu'il
était temps de se mettre à construire la terre. De fait, il n'est plus une
question vraiment sérieuse qui n'ait des dimensions universelles et tout
problème qui, de nos jours, n'est pas posé dans une perspective planétaire
devient par le fait même un faux problème. Dans ce contexte, les lignes de
séparation entre l'Orient et l'Occident s'estompent rapidement. D'ailleurs ce
n'est plus un secret pour personne que la terre est ronde et que chacun est un
oriental pour son voisin de gauche et un occidental pour son voisin de droite.
Si bien que la plupart des problèmes avec lesquels chacun d'entre nous se débat
et que nous considérons souvent comme des problèmes très personnels, ne sont
que des répercussions dans nos milieux respectifs de problèmes plus
fondamentaux auxquels toute l'humanité est confrontée. Ainsi la nécessité de
repenser sérieusement les modes d'exercice de la fonction abbatiale provient de
la même mutation culturelle profonde qui a poussé le Concile à repenser la
relation de la papauté au collège épiscopal, qui nous fait assister à l'effritement
des démocraties parlementaires occidentales, qui remet en question
l'institution scolaire et bouleverse sérieusement l'équilibre interne de la
cellule familiale traditionnelle. Essayer de résoudre l'un ou l'autre de ces
problèmes sans tenir compte de ce contexte d'ensemble serait de l'inconscience
ou de l'irresponsabilité.
En prenant un peu de recul on constate que
les questions les plus importantes soulevées dans les ateliers de travail, de
même que les aspirations qui y furent exprimées, étaient sensiblement les mêmes
chez les Occidentaux et les Orientaux, tant à Oxford qu'à Bangalore. Par
ailleurs, on y percevait une conscience assez faible du caractère universel de
ces questions et de ces aspirations. La raison en est peut-être que, d'une
façon paradoxale, le caractère transculturel du monachisme donne facilement aux
moines l'illusion de n'être pas tributaires d'une culture déterminée. Et cette
illusion a comme conséquence, entre autres, de les rendre très vulnérables au
provincialisme.
Ce provincialisme s'est manifesté à
Bangalore, et l'Abbé Primat des Bénédictins l'a déploré dans son discours de
clôture. On l'a senti également à Oxford. Il est le fait tant des Orientaux,
qui semblent portés à considérer les formes occidentales de vie monastique avec
une certaine condescendance, que des Occidentaux qui, même s'ils éprouvent
présentement un engouement pour les techniques orientales de prière, exploitent
celles-ci dans un esprit assez rapproché parfois de celui qui présida à
l'exploitation de l'opium d'Asie ou des puits de pétrole du Moyen-Orient. Cette
touche de provincialisme pousse les uns et les autres à considérer comme des
valeurs monastiques essentielles et immuables des comportements et des
idéologies hérités de leurs traditions culturelles propres.
Facilement suffisants par rapport aux
cultures étrangères, les moines sont portés à l'être également à l'égard de
celle dans laquelle ils vivent. Aussi depuis longtemps le monachisme a-t-il
cessé d'avoir l'impact profond qu'il a longtemps eu sur l'évolution de la
société et de la culture aux grands siècles de son histoire, tant à Alexandrie,
Antioche ou Jérusalem qu'à Rome, en Irlande ou encore au Japon, au Tibet et à
Ceylan.
Cette marginalisation non seulement empêche
le moine de jouer à l'égard de l'Église et de la société de son temps le rôle
de critique prophétique qui devrait être le sien propre, mais elle a aussi des
effets négatifs pour le monachisme lui-même. Elle engendre chez les moines une
certaine candeur, qui se mue facilement en naïveté, et qui les rend d'autant
plus vulnérables aux influences de la société ambiante qu'ils se croient plus
étrangers à celle-ci. On pourrait multiplier les exemples ; je n'en voudrai
qu'un : l'influence des moyens modernes de communication.
Marshall McLuhan a montré comment
l'introduction de toute une gamme de nouveaux media de communication, depuis le
texte imprimé (médium chaud) jusqu'à la télévision (médium froid), en passant
par l'automobile, l'avion, le phonographe, le téléphone, etc., a changé
profondément l'environnement dans lequel nous vivons tous. Les moines
manifestent encore à l'égard de la radio et de la télévision une crainte
superstitieuse (d'ailleurs non sans quelque fondement) alors qu'ils ont laissé
pratiquement tous les autres éléments de ce nouvel univers homogène de
communications pénétrer dans leur vie et en modifier radicalement l'équilibre.
Ils montent soigneusement la garde sur leurs murailles alors que le cheval de
Troie est déjà depuis longtemps dans l'enceinte. Et pourtant ils se refusent
généralement à repenser leurs structures monastiques en fonction de ce nouvel
environnement dans lequel ils vivent concrètement.
On n'a pas encore analysé par exemple
l'influence énorme de l'imprimerie sur la vie des monastères, ni comment la
rapidité des communications écrites ou téléphoniques a modifié profondément les
relations des monastères avec l'autorité centrale de l'Ordre. Cette facilité de
communiquer avec l'autorité centrale a conduit à une plus grande centralisation
et au développement du rôle de la curie généralice, celle-ci en arrivant à
expédier plusieurs questions qui relevaient autrefois du Chapitre Général.
Cette facilité de recours à l'autorité supérieure a également concouru à
restreindre grandement le rôle de discernement que devait jouer dans le passé
l'abbé avec sa communauté, face à une question importante et urgente à régler,
L'introduction du pluralisme - somme toute inoffensif parce que limité aux
questions non vitales - n'a pas compensé cette perte par la communauté locale
de l'opportunité d'exercice dynamique de son discernement.
Le provincialisme, dont je parlais plus haut,
dispose assez peu à l'acquisition d'une conscience sociale. Un peu à Oxford,
plus à Bangalore, les moines, il est vrai, ont parlé de pauvreté - d'une façon
plus spiritualisante dans le premier cas, plus concrète et pratique dans le
second. Plusieurs semblaient mal à l'aise face au contre-témoignage de pauvreté
souvent donné par nos monastères. Peu cependant semblaient conscients de leur responsabilité
face à l'état de péché social dans lequel vit présentement l'humanité. Et
pourtant presque tous nos monastères --- même souvent ceux des pays du tiers
monde - profitent largement dans leur organisation matérielle du haut degré de
développement économique et technique qu'un système social a rendu possible à
une minorité d'hommes (en majorité chrétiens, hélas !) en maintenant tous les
autres dans un état de sous-développement et de dépendance, jusqu'à conduire
plusieurs millions de ceux-ci à la famine et à la mort. Se tranquilliser la
conscience par des aumônes et des gestes symboliques ne conduit à rien, Aussi
longtemps que les moines n'auront pas poussé leur conscience de cette situation
d'injustice jusqu'au point de se désolidariser radicalement, dans leur mode de
vie, d'une société d'abondance et de gaspillage, pour se solidariser
concrètement avec les plus démunis, le monde sera en droit de douter de
l'authenticité de leur prière et de leur contemplation, quelles que soient les
belles choses qu'ils en écrivent. Le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob est le
Dieu des pauvres.
Au moment où l'humanité fait face à des
questions urgentes et angoissantes qui vont jusqu'à mettre en danger son
existence même, il est parfois décevant de voir des communautés monastiques,
qui devraient apporter une participation originale à la solution de ces
problèmes, attacher une importance astronomique à des problèmes de cuisine et
consacrer beaucoup de temps et d'énergie à la discussion communautaire de
questions que la plupart des hommes qualifieraient de balivernes.
Insuffisamment critiques à l'égard des
influences de la société ambiante et de leur inféodation à celle-ci, les moines
ne manifestent pas toujours plus de sens critique et de rigueur scientifique dans
l'évaluation de leurs propres traditions respectives. Il est certain que les
deux rencontres dont nous parlons avec leur contenu très sérieux manifestent
chez les moines une attention sérieuse aux valeurs fondamentales de leur
vocation. Mais il faut en même temps admettre qu'à ces deux rencontres
monastiques les vrais spécialistes n'étaient souvent pas des moines. A
Bangalore l'Abbé Primat a déploré le manque parmi ceux-ci d'hommes de vision
capables de repenser les valeurs monastiques dans une perspective universelle.
A Oxford, lorsque tel spécialiste laïc poussa des moines au pied du mur au
cours d'un échange sur une question proprement scientifique, ceux-ci
s'excusèrent en affirmant qu'ils abordaient les Pères d'une façon monastique et
non scientifique i La belle affaire f Il est certain qu'on peut utiliser les
Pères pour une lectio divina de type contemplatif. Mais il est inconcevable de
prétendre aborder d'une façon « monastique » et « non scientifique » une
question proprement scientifique telle que : « Guillaume de Saint-Thierry
a-t-il lu les Pères grecs ? a-t-il été influencé par
eux directement ou à travers les Pères latins ? »
La sociologie nous
apprend que les pays sous-développés sont facilement perméables aux idéologies
du siècle précédent (cf. l'influence du marxisme dans les pays du tiers monde).
C'est peut-être un certain sous-développement intellectuel qui fait que les
moines, tout en se réclamant de traditions séculaires ou même millénaires et en
demeurant étrangers aux développements théologiques des dernières décennies,
sont largement dépendants dans leurs modes de pensée et d'expression des
courants théologiques et philosophiques de la fin du XIXe et du début du XXe
siècle. Ils sont par le fait même tragiquement peu préparés au défi que leur
offre la profonde mutation que vit présentement l'humanité.
On pourrait appliquer à toutes les traditions
monastiques ce que le Père Yves Raguin disait à Bangalore au sujet du
Bouddhisme
« La question n'est
pas tant de savoir si le Bouddhisme a informé la culture d'un pays pendant des
siècles, mais s'il est capable de s'adapter aux exigences d'une nouvelle
culture qui est en train de naître. Ce que les jeunes demandent au Bouddhisme,
ce n'est plus quelle part il a jouée dans l'histoire religieuse, sociale ou
artistique de leur pays, mais s'il a une réponse à donner aux problèmes que
l'on appelle communément : sécularisation, développement, socialisation, industrialisation,
éveil du sens national, ouverture au monde, etc. Ce sont là les problèmes que
rencontre toute religion ».
A l'aube du troisième
millénaire, l'humanité traverse une crise que les historiens et les sociologues
sont unanimes à considérer comme la plus profonde de toutes celles que
l'histoire ait jamais connues. Ce n'est, fondamentalement, ni une crise
sociale, ni une crise politique ou économique, mais bien une crise
anthropologique, Nous assistons à l'apparition d'un nouveau type de
civilisation, à la naissance d'un nouveau type d'homme, de formes nouvelles de
relations entre les hommes et de modes inédits de regroupements humains. Alors
que chacun en est à s'habituer à une nouvelle façon soit d'être pape ou évêque,
soit de gouverner un pays, soit encore d'être parent, n'y aura-t-il que les
moines à pouvoir faire l'économie d'une conversion ?
On n'appartient à une communauté, à une
Église, à une civilisation, qu'en les construisant. Serons-nous de l'humanité
nouvelle ou bien nous retrouverons-nous, transfuges culturels, de nouveau une
révolution en retard ? Dans l'évolution de l'univers, à toute époque de
profonde mutation, on assiste à l'apparition de nouvelles espèces mais en même
temps à la formation de vastes champs de fossiles. La question qui se pose à
toute communauté, à tout Ordre monastique, à ce moment-charnière de l'histoire
de l'humanité et de l'Église, est la suivante ; choisirons-nous d'appartenir à
l'espèce nouvelle ou préférerons-nous enrichir la collection de fossiles ?
La deuxième solution n'est pas sans
attrait, car les fossiles sont recherchés et admirés. Puissions-nous au moins
avoir le courage de faire notre choix consciemment plutôt que de nous laisser « passivement
caser par l'histoire.
Mistassini
Armand VEILLEUX